Ignorer les leçons de l’armée romaine, une erreur que Poutine paye au prix fort

12 décembre 2022

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : Flowers are seen at the Eternal Flame of the Mass Grave memorial complex on the Fatherland Heroes Day in Melitopol, /Credit:Konstantin Mihalchevskiy//SIPA/2212091841
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Ignorer les leçons de l’armée romaine, une erreur que Poutine paye au prix fort

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Le 24 février 2022, les forces russes envahissaient l’Ukraine. L’impréparation de leurs forces et leur échec stupéfiant devant Kiev et Kharkiv en février/mars ne sont pas sans rappeler un épisode célèbre de la rébellion juive qui éclata en 66 ap. J.-C. en Judée. Le légat de Syrie et général romain Caius Cestius Gallus subit alors une défaire écrasante et d’autant plus humiliante qu’il était à la tête d’un des outils militaires les plus performants du monde antique. Vladimir Poutine, nouveau Tsar/César d’une « Russie éternelle » qui se veut l’héritière de l’Empire romain d’Orient devenu byzantin, aurait manifestement dû relire « La guerre des Juifs » de Flavius Josèphe.

Analyse croisée des campagnes de Jérusalem (66) et d’Ukraine (2022)

En 66, les Juifs de Judée avaient engagé la révolte en massacrant les garnisons romaines de Massada puis de Jérusalem qu’ils occupèrent aussitôt, succès locaux, obtenus sans grand mérite, au regard de la modestie des forces qui y stationnaient. Cestius réunit alors une force conséquente d’environ 30 000 combattants, avec laquelle il marcha rapidement sur Jérusalem en semant la désolation sur son passage. Sans doute était-il persuadé d’une victoire rapide et facile contre une rébellion certes nombreuse, mais désordonnée et sans véritable expérience ni cohésion militaire. Peut-être aussi estimait-il que sa démonstration de force serait suffisamment dissuasive pour faire rentrer les révoltés dans le rang. Pourtant, ce général médiocre et indécis sous-estima dangereusement son adversaire. Ainsi se laissa-t-il d’abord surprendre à l’approche de Jérusalem, dans un combat où il perdit plus de 500 hommes. Peu après, son arrière-garde se fit tailler en pièces tandis que ses bêtes de somme étaient capturées. Il fut ensuite incapable de prendre Jérusalem malgré des assauts répétés mais désordonnés qui durèrent cinq jours, vit son artillerie enlevée par l’ennemi lors de sa retraite, et subit un désastre final près de Bethoron où il perdit 5 300 hommes et 480 cavaliers, l’équivalent d’une légion et d’une cohorte de cavaliers. Au total, sans doute entre 20 et 30 % de ses effectifs disparurent dans cette campagne désastreuse.

Complexe de supériorité fatal

Cet excès de confiance initial fut vraisemblablement le péché originel des forces russes qui déferlèrent sur l’Ukraine le 24 février 2022. Les Russes, forts d’une réputation historique flatteuse, mais trompés par leurs succès passés en Tchétchénie, Géorgie et Syrie, gorgés du résultat de leur campagne éclair de 2014 en Ukraine, avaient un mépris naturel pour un adversaire qu’ils ne considéraient pas comme une Nation, et encore moins comme une armée capable de leur résister. Persuadés d’engager une simple promenade militaire et d’être accueillis en libérateurs, tout devait être terminé en trois jours : c’était exactement le nombre de rations de combat dont disposait initialement chaque soldat. De même qu’il était difficilement envisageable pour le commandement romain qu’une armée de 30 000 hommes, disciplinée et aguerrie fût défaite par une rébellion disparate et inorganisée, de même l’armée russe, vainqueur jadis des Allemands, pouvait-elle difficilement considérer l’hypothèse d’être battue par une simple bande armée de « nazis » sans valeur militaire avérée. L’occident quant à lui, nécessairement décadent et divisé, resterait en état de sidération, incapable de réagir et de s’organiser. Ce fut pourtant le contraire qu’il advint. Début avril 2022, les Russes avaient perdu des milliers d’hommes, environ 560 chars et plusieurs centaines de véhicules blindés. Ils refluaient au nord de Kiev et de Kharkiv et repassaient par endroits leurs frontières.

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Que s’était-il donc passé ? Dans les deux cas, nous avons affaire à des armées réputées et possédant un indéniable complexe de supériorité, trop confiantes dans leur valeur et leurs capacités. L’une et l’autre présentaient pourtant dès le début des opérations des insuffisances qui n’auraient pas échappé à l’analyse de chefs lucides.

En plus d’avoir un chef militaire d’une rare médiocrité, l’armée romaine qui marcha sur Jérusalem en 66 n’engagea imprudemment qu’une seule légion, qui était pourtant le fer de lance de son outil opérationnel. Elle aggloméra à la hâte des forces alliées et auxiliaires de valeur sans doute disparate, et manqua donc de cohérence opérationnelle, trompée par sa masse globale non négligeable.

L’armée russe de février 2022 se pensait quant à elle comme la deuxième armée du monde. Elle ne vit pas ses propres insuffisances : commandement médiocre[1], format trop restreint au regard d’objectifs trop ambitieux, cadres de contact insuffisants, ravages de la corruption, matériel obsolète ou défectueux, renseignement désastreux, transmissions insuffisantes (quand elles existaient) et incapacité chronique au combat interarmes[2], logistique calamiteuse… La liste est longue.

Incapacité à penser son ennemi…

Les chefs militaires de nos deux armées, enfermés dans un univers mental où tout est réglé à l’avance à leur avantage, n’ont donc à aucun moment envisagé la possibilité d’une défaite. Plutôt que d’être finement analysé, l’ennemi devient alors simplement générique, comme l’est celui de nos exercices, taillé et manœuvrant pour coller au plus près des besoins pédagogiques du moment. De fait, ses modes d’action, ses capacités et ses possibilités sont psychologiquement évacués. Ils s’adaptent, sur le papier tout au moins, aux présupposés d’une victoire inéluctable. Rude décrochage de la réalité. Les carences du renseignement dans ces deux campagnes sont une faillite partagée aussi bien par Cestius que par Vladimir Poutine !

Les deux armées, romaine et russe, présentent par ailleurs la même caractéristique majeure, à deux mille ans d’écart, d’être dominées par le même représentation de la guerre qui est celle de la bataille décisive et du combat de haute intensité contre un adversaire qui lui ressemble. Forces par nature conventionnelles, elles sont donc assez peu flexibles et adaptables aux autres types de combat ; elles peuvent être assez aisément déstabilisées par un ennemi qui ne pratique pas leurs règles du jeu.

Ainsi, les forces juives alternèrent-elles avec succès un combat à la fois dissymétrique[3], ce fut le cas devant Jérusalem notamment, et asymétrique[4], ce qui leur permit de capturer les bêtes de somme puis l’artillerie de Cestius. Totalement pris au dépourvu, Cestius subit, dès l’approche de Jérusalem, les coups ennemis et il ne fut plus jamais ensuite en mesure de reprendre l’initiative ni de regagner sa liberté d’action.

Quant à l’armée ukrainienne, elle a depuis le 24 février fait preuve d’une indéniable agilité tactique et stratégique qui n’a jamais été anticipée par les Russes. Aidée il est vrai par un renseignement américain vraisemblablement décisif, elle s’est distinguée par un commandement d’une extrême modernité marqué par sa capacité d’adaptation. Menant elle aussi un combat dissymétrique (à l’instar de l’armée juive) face à une armée plus puissante qu’elle, elle lui a infligé une attrition maximum en s’appuyant sur les agglomérations et en le forçant au combat urbain. Pratiquant un combat décentralisé et très flexible, capable de belles initiatives et exploitant les opportunités tactiques qui s’offraient à elles, les forces ukrainiennes ont su adapter au besoin leurs efforts et leurs modes d’action, exploitant avec habileté les différents armements, parfois disparates, à leur disposition. Dans cette dissymétrie assumée, elles ont pourtant parfaitement montré leur maîtrise du combat dans la profondeur. Son objet, qui est d’échanger du terrain contre du temps et d’user l’adversaire, fut remarquablement mis en œuvre à Severodonetsk et Lyssytchansk notamment. Plus tard, lors de la contre-offensive réussie du Donbass, elles ont également prouvé leur maîtrise du combat interarmes classique. Mais, dans un parallèle saisissant avec l’armée juive de l’an 66, le combat asymétrique n’a pas pour autant été oublié : guerre des partisans, harcèlement des axes logistiques ennemis, attentats contre les autorités d’occupation, etc.

Pendant ce temps, l’appareil militaire russe et son commandement vertical et rigide datant de la « Grande Guerre patriotique » ont constamment donné l’image d’un outil militaire figé, incapable de réagir et s’adapter. De fait, l’armée russe ne fit que subir son adversaire, et tout comme l’armée de Cestius 2 000 ans avant elle, ne fut jamais capable, après ses échecs initiaux, de véritablement reprendre l’initiative et de regagner sa liberté d’action.

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Au combat, la surprise apparaît comme un facteur déstabilisant aggravant et elle fut essentiellement, dans les deux cas qui nous intéressent, l’affaire des défenseurs. L’armée romaine en marche, si elle avait pris l’ennemi juif au sérieux et appliqué les normes de l’« agmen quadratum » (formation en carré à l’approche de l’ennemi), ne se serait jamais laissé enlever, lors de coups de main audacieux, ses bêtes de somme puis son artillerie normalement placées au centre. Les Russes s’ils avaient eux aussi considéré sérieusement leur adversaire, n’auraient jamais créé des bouchons de 60 km aux portes de Kiev, empilant véhicules et blindés au mépris de toutes les règles élémentaires du combat. Ils formèrent des cibles de choix pour des Ukrainiens mobiles, menant des combats d’opportunité et décentralisés, à l’aide de drones et de missiles antichars portatifs.  De même, les Russes n’ont-ils jamais envisagé un seul instant qu’une armée sans marine fût capable de couler le fleuron de leur flotte de la mer Noire, le Moskva, ou qu’un simple camion piégé pût endommager lourdement le pont de Kertch en Crimée. Il a enfin échappé à leur compréhension qu’un ennemi, forcé au combat dissymétrique et ayant subi comme eux de lourdes pertes, fût capable de contre-attaquer avec l’élan et les forces suffisantes pour enfoncer leurs lignes de défense pourtant bien établies dans le Donbass.

Enfin, dans les deux cas qui nous intéressent, aucun des agresseurs n’a su comprendre le sens que leur adversaire donnait à son combat, de même que sa volonté intransigeante de repousser l’envahisseur. « Les forces morales entrent pour les trois-quarts dans le résultat final » disait Napoléon. En plus d’une résistance acharnée et inattendue de l’armée régulière, l’armée romaine aussi bien que l’armée de Vladimir Poutine ont pu également s’apercevoir combien il était difficile de se mouvoir dans un environnement hostile, caractérisé par un climat d’insécurité permanent. Facteur aggravant, la capacité des forces occidentales à se mobiliser pour la cause ukrainienne (fourniture d’armement et de renseignement, sanctions…) fut balayée d’un revers de main, tant le mépris culturel pour des Occidentaux était important. Il est vrai que les Russes étaient encouragés dans ce sens par l’apathie occidentale de 2014. Ce fut vraisemblablement l’erreur stratégique la plus importante de Vladimir Poutine. Il resta incapable d’envisager que les forces ukrainiennes pussent résister à son agression, solidement adossées à un « Occident collectif » et solidaire, combien même il ne participait pas directement aux combats. Pourtant, telle avait déjà été la position des États-Unis en 1940-1941 avant son entrée officielle en guerre.

La violation des fondamentaux militaires conduit à l’échec

Mais ces réflexions n’excusent pas les insuffisances impardonnables des chefs militaires tant romains que russes lors de ces deux campagnes.

En 66, Cestius avait au moins fait preuve d’une certaine lucidité : il avait bien compris que le centre de gravité de la campagne se trouvait à Jérusalem, épicentre de la révolte, et il avait fait converger toutes ses forces vers la ville. Pourtant, il finit par se disperser. Et, lorsqu’il voulut prendre Jérusalem, nous dit Flavius Josèphe, « […] pendant cinq jours, les Romains firent des tentatives de tous les côtés […] ». Cette courte phrase nous renseigne sur l’indécision de Cestius qui négligea d’appliquer son effort à un point précis des remparts et dispersa ses forces tout autour des sept kilomètres de circonférence de la ville. Ce saupoudrage était voué à l’échec, d’autant que ses effectifs étaient notoirement insuffisants. À l’inverse en 70, Titus qui avait un effectif double de celui de Cestius, attaqua Jérusalem en un point précis et en y concentrant trois des quatre légions à sa disposition. Il emporta la ville dotée de trois remparts successifs, mais il lui fallut pour cela 133 jours ! Le principe de concentration des efforts, plus tard théorisé par Foch, était donc indéniablement connu et mis en œuvre par les généraux romains.

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Pourtant, en 2022, les Russes semblent avoir royalement ignoré ces deux questions centrales du centre de gravité et de la concentration des efforts, pourtant théorisées depuis de nombreuses années et enseignées dans les académies militaires modernes. Ceci les amena à attaquer de manière omnidirectionnelle sur toute l’étendue du front, territoire pourtant gigantesque au regard des effectifs engagés notoirement insuffisants. Or, quand on veut être partout, on n’est nulle part. Incapables d’appliquer un quelconque effort ni d’établir un rapport de forces favorable (l’offensive exige trois contre un minimum) pour atteindre ponctuellement leurs objectifs, ils furent petit à petit repoussés de leurs objectifs principaux, Kiev, Kharkiv et Odessa. Un mois après l’invasion, la campagne était d’ores et déjà un échec.

La dispersion des efforts produit également un effet induit, observable aussi bien en 66 qu’en 2022 : il force le général à engager toutes ses troupes, sans possibilité de conserver à la main une réserve opérationnelle conséquente. Il viole ainsi le deuxième principe de la guerre qui est celui de l’économie des moyens, qui permet d’atteindre son objectif au moindre coût et de garder des cartes en main. À partir de cet instant, il ne lui est plus possible de faire face aux situations non conformes, ni d’adapter ses efforts en fonction de l’évolution de la situation. La perte de l’initiative qui en découle signifie la perte de sa liberté d’action et, dès lors, le général n’impose plus mais il subit. On le voit très bien en 66 à la suite de l’échec de l’assaut de Jérusalem. On le voit encore mieux en 2022 à la suite des échecs devant Kiev et Kharkiv. Lorsque les Russes prirent conscience de leurs erreurs et établirent enfin un effort principal dans le Donbass, il était déjà trop tard. Dès avril, ils avaient en effet perdu environ la moitié du corps blindé mécanisé engagé en février et ils s’avérèrent dès lors incapables de reformer une réserve convenable, ni de concentrer une masse critique dont la supériorité numérique indiscutable leur aurait permis de reprendre l’offensive et de percer. Pire, leur entêtement provoqua une attrition irrémédiable de leur corps de bataille. Ils subirent ensuite assez logiquement la contre-attaque ukrainienne de septembre en perdant en quelques jours le terrain gagné en plusieurs mois. La réponse vint avec une mobilisation trop tardive, partielle et donc insuffisante. En septembre 2022, ils avaient perdu la quasi-totalité du corps blindé mécanisé engagé en février. Tel avait été le destin de Cestius avant eux.

La conclusion de cette courte analyse est que les principes de la guerre restent pérennes par-delà les époques. Les négliger conduit à la défaite inévitable. Et, comme l’écrivait déjà le général de Gaulle « La véritable école de commandement est la culture générale […] Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. »

[1] Pas plus que Cestius en 66, Shoïgou ministre de la défense et âme de « l’opération militaire spéciale » n’est un vrai militaire.

[2] Le combat interarmes est la base du métier militaire. Il a pour objet de coordonner l’action des différentes fonctions opérationnelles, infanterie, cavalerie, artillerie, génie, etc.

[3] Combat conventionnel entre armées semblables dont l’une est toutefois plus faible qualitativement ou quantitativement.

[4] Combat du faible au fort de type guérilla.

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À propos de l’auteur
Nicolas Richoux

Nicolas Richoux

Général (2S). Consultant Défense. Docteur en histoire. Auteur de L’armée romaine première armée Moderne. Éditions Pierre de Taillac 2022.
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