Un centenaire germano-afghan : 1915-2015

1 juin 2014

Temps de lecture : 25 minutes
Photo : La bataille de Kandahar (1880) lors de la 2e guerre anglo-afghane, par Richard C Woodville. (c) wikipedia
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Un centenaire germano-afghan : 1915-2015

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Faute de place, nous n’avions pas pu inclure cet article dans le numéro 1 consacré à l’Eurasie. Il révèle un aspect insolite et méconnu des relations entre pays européens et pays de l’Asie centrale. Nous vous le proposons sur notre site. Et nos lecteurs pourront retrouver Éric Mousson-Lestang dès le numéro 3.

130 000 Afghans résident en Allemagne. C’est la plus importante communauté afghane en Europe. Par ailleurs, le contingent allemand en Afghanistan demeure le troisième en importance, loin derrière ceux des États-Unis et du Royaume-Uni, mais devant celui de la France. Tout cela peut surprendre pour qui ignore l’histoire centenaire des relations germano-afghanes. Wolfgang Ischinger, président du Forum de Munich sur les politiques de défense, qui fut ambassadeur à Kaboul et à Washington, a donné une partie de la réponse : « L’Allemagne a été l’unique et toujours fiable amie de l’Afghanistan tout au long du XXème siècle ».

L’Afghanistan entre l’empire russe et l’empire des Indes

Au XIXème siècle, Russes et Britanniques s’affrontèrent en Asie dans ce que les auteurs anglo-saxons appelèrent le « Grand Jeu » : Les premiers visaient à faire planer une menace sur les Indes, afin de détourner les Britanniques des affaires européennes. Les seconds à maintenir entre les Russes et les Indes, avec les voies maritimes qui y conduisaient, une série d’États tampons. L’un de ces derniers fut l’émirat de Kaboul, fondé en 1747 par des chefs de l’ethnie pachtoune. Ce territoire montagnard dominait géographiquement la plaine de l’Indus que ses guerriers redoutables avaient jadis, à deux reprises, occupé. Face à ce danger permanent, les Britanniques se virent contraints à des interventions militaires très couteuses en hommes. Ce furent les dures guerres anglo-afghanes de 1839-1842 et de 1878-1880. Ils finirent par imposer un indirect rule à l’émirat en attribuant des subsides et des armes à feu modernes à la dynastie devenue ainsi son obligée. A partir de ce moment, la Grande-Bretagne prit en charge la politique extérieure du pays devenu officiellement Afghanistan. Ses frontières avec l’empire russe et avec la Perse furent arrêtées en 1889. Fixée unilatéralement par Londres en 1893, la frontière avec les Indes, dite ligne Durand, posait un problème de fond, aux implications dramatiques. Longue de 2430 km, elle consacrait en effet la partition des territoires des tribus pachtounes. Elle coupait aussi la montagne afghane des villes du bassin de l’Indus d’où provenaient une grande partie des produits manufacturés. Elle ne fut jamais reconnue par l’État afghan et généra un fort mouvement d’irrédentisme.

Ce fut donc le conflit de deux grandes puissances européennes qui allaient donner sa physionomie définitive à l’État afghan. Véritable créateur de l’Afghanistan moderne, Abdul Rahman, émir de 1880 à 1901, donna une substance réelle à ce cadre géographique théorique. En deux décennies, l’ « émir de fer » réussit à faire de cette mosaïque un État incontesté : Il restaura d’abord son autorité parmi les tribus de sa propre ethnie, puis s’imposa aux petits émirats ousbeks semi-indépendants. Surtout il soumit le pays hazara, la montagne hérétique d’obédience chiite. Enfin, il mit fin au scandale que constituait l’existence de tribus païennes dans un État musulman. Toutes ces campagnes, menées par une armée qui atteignit 100 000 hommes, furent sanglantes, comme en témoigne l’érection d’une tour de 2000 crânes à Kaboul en 1886.

La sagesse voulait que « telle la chèvre entre deux lions », l’Afghanistan ne devait jamais agir de manière à provoquer l’un ou l’autre de ses puissants voisins. L’émir adopta par conséquent une politique volontaire de mise à l’écart du reste du monde, où il voyait la seule possibilité de préserver l’indépendance du pays. C’est ainsi qu’il s’opposa à toute construction de ligne de chemin de fer, voyant dans les fortes défenses naturelles de son pays le fondement de sa sauvegarde. Il comprit aussi que dans cette situation géopolitique particulière, il fallait pouvoir s’entendre avec une autre grande puissance mais la France était bien loin, et de plus, elle était devenue l’alliée de la Russie.

De façon surprenante, le bilan du rapport des forces autour de l’Afghanistan allait être dressé en langue allemande. Son auteur, Josef Popowski (1841-1910), était un Polonais, breveté de Saint-Cyr et qui avait participé à l’insurrection antirusse de 1863. A son retour de Sibérie, il était devenu officier autrichien puis député de Cracovie au Parlement de Vienne. Publiciste prolixe, il publia en 1890 Antagonismus der Englischen und Russischen Interessen in Asien. Cet ouvrage fondamental fut presque aussitôt traduit en anglais à Londres sous le titre The rival powers in Central Asia. Le propos de l’auteur était de convaincre Londres de l’utilité d’une alliance antirusse entre la Grande-Bretagne et les deux empires d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie. L’ouvrage attira l’attention des chancelleries et il n’est pas impossible qu’Abdul Rahman en ait eu connaissance. Avant sa mort, l’émir laissa des conseils de gouvernement à son successeur : s’il s’avérait indispensable de moderniser le pays, il fallait s’appuyer sur des étrangers qui ne fussent ni russes ni britanniques et venus d’un « pays aussi loin que possible ». Dans cet esprit, le souverain afghan était parvenu à recruter un technicien de chez Krupp nommé Gottlieb Fleischer. Parvenu à Kaboul en 1898, ce dernier fut probablement le premier Allemand à s’établir en Afghanistan où il créa successivement un premier atelier moderne de mécanique dit Maschin Khana (la maison des machines) et un petit arsenal dit Tup khana (la maison des canons). Le premier contact était ainsi pris avec l’Allemagne. Les Britanniques en prirent ombrage et ils ne furent peut-être pas sans responsabilité dans le meurtre de l’ « Allemand de Kaboul » sur la frontière indienne en 1904.

L’étau devait encore se resserrer sur l’Afghanistan car un rapprochement entre Londres et Saint-Pétersbourg s’effectuait. Le 31 août 1907, en effet, une convention était conclue entre les deux puissances. Elle réglait leurs différents relatifs à la Perse, à l’Afghanistan et au Tibet et délimitait leurs zones d’influence en Asie. La Russie y reconnut le protectorat de fait exercé par les Britanniques sur l’émirat de Kaboul. Ce rapprochement, soutenu par la France, établissant la Triple Entente contre l’Allemagne. Il rendait encore plus désespérée la sujétion de l’Afghanistan.

1914 : L’Allemagne fait le choix du Djihad islamique

En 1911, l’influent général Friedrich von Bernhardi (1849-1930) publia « L’Allemagne et la prochaine guerre ». Il y démontrait la nécessité d’une entente de son pays avec les forces indépendantistes de l’Inde et du monde musulman. Depuis le redoutable rapprochement entre Paris, Saint-Pétersbourg et Londres, la géopolitique de l’Allemagne avait changé et de ce fait l’existence de l’obscur émirat afghan prit une importance nouvelle. A partir de 1912, un officier d’artillerie parlant le russe, le persan et le turc, Oskar Niedermayer (1885-1948) fut expédié en Perse pour y travailler à des travaux cartographiques. Il parvint jusqu’à la frontière afghane où il prit des contacts, non sans avoir éveillé l’attention des services britanniques.

Un an plus tard débutait la Première Guerre mondiale. A la fin de l’automne 1914, après que le front occidental se fût figé, après que l’on eut compris que la guerre durerait, et surtout après l’entrée dans la guerre à ses côtés de l’empire ottoman, Berlin songea à frapper l’Angleterre par une opération politique hardie au cœur de son empire, c’est-à-dire en Inde. Le courant dominant du mouvement indépendantiste indien était alors mené par le parti du Congrès national. Dirigé par des chefs modérés, il cherchait à obtenir pour l’Inde le statut de Dominion au sein du Commonwealth. Cependant, depuis le début du XXème siècle, une attitude plus radicale qui exigeait l’indépendance, était apparue. Ce nationalisme fit des émules, tant en Inde que dans la diaspora indienne. Il s’exprima par des prises de contact entre Indiens et Allemands. La visite au ministère allemand des Affaires étrangères, puis au grand quartier général impérial, de plusieurs figures de ce nationalisme indien dont Mursan Mahendra Pratap (1886-1979) constitua un déclic.

Un vaste plan d’action fut conçu. Il était destiné à déstabiliser l’empire britannique dans ses territoires coloniaux, en élaborant complots, mutineries et guérillas. Il s’agissait de mettre en application sur le terrain la stratégie asymétrique de Max von Oppenheim (1860-1946) qui dirigeait alors la Nachrichtenstelle für den Orient le service de renseignement Orient. Selon lui il fallait utiliser politiquement le Djihad islamique au profit de l’Allemagne en Europe et de l’Empire ottoman en Asie. Conçue en commun avec les alliés austro-hongrois et turcs, une mission devait partir de Bagdad, traverser la Perse avec pour objectif de rallier à Kaboul les remuantes tribus afghanes afin de les lancer contre l’empire des Indes. Cette mission secrète devait être menée par le lieutenant Niedermayer. On lui joignit la forte personnalité de Wilhelm Wassmuss (1880-1931), ancien consul à Bouchihr, sur le Golfe persique. Mais l’expédition dut être abandonnée à Alep car les Allemands s’accordaient mal avec le partenaire turc. Par ailleurs, la majeure partie du matériel, mal camouflée dans l’Orient-Express, fut confisquée par les autorités roumaines. Aussi, Wassmuss, dut-il se rendre seul en Perse pour y soulever les nomades contre les Britanniques et y devenir un German Lawrence oublié par le cinéma.

1915 : La mission Hentig-Niedermayer à Kaboul

La mission Hentig-Niedermayer à Kaboul (1915)

La mission Hentig-Niedermayer à Kaboul (1915)

Une seconde expédition fut constituée au printemps 1915. Niedermayer devait cette fois partager le commandement avec un diplomate parlant le persan. Appelé à une longue carrière au service de l’Allemagne Werner von Hentig (1886-1984) devait soulever depuis Kaboul toute la région tribale instable entre l’Afghanistan et l’Inde. A cela s’ajoutait une seconde mission : favoriser l’indépendance du sous-continent indien. Pour cela, il fut accompagné par deux figures du mouvement national indien : Raja Mahendra Pratap (1886-1979) et le délégué de l’organisation révolutionnaire indienne, Abdul Maulavi Barkatullah (1854-1927). Le premier était un patriote cultivé, issu de la haute aristocratie indienne et avait consacré toute sa fortune à soulager les pauvres. Il avait milité avec Gandhi en Afrique du sud et voulait créer une Inde indépendante qui aurait dépassé l’esprit de caste. Le second, un lettré musulman, avait beaucoup voyagé et étudié, s’était rendu à Berlin en passant par New York, Tokyo et la Suisse. Depuis l’Allemagne, il voulait amorcer le combat contre la domination anglaise. Outre ces deux indiens, Hentig choisit parmi les milliers de prisonniers de guerre musulmans de l’Allemagne, cinq combattants pachtous très motivés, originaires de la région frontalière entre l’Afghanistan et le Pakistan actuel.Enfin,les intérêts de la Turquie califale étaient représentés par le commandant Kazim Orbay (1887-1964). Cet officier du génie, formé à Berlin, était devenu le conseiller et le beau-frère d’Enver Pacha, l’homme fort du gouvernement « jeune-turc ». Il devait faire une longue carrière, tant en Afghanistan que dans la Turquie kémaliste.

L’Afghanistan était loin et enclavé. Seules de mauvaises et dangereuses pistes y menaient. En théorie, la Perse était neutre mais sa partie septentrionale était sous contrôle russe tandis que le littoral se trouvait sous domination anglaise. Seule force armée organisée, la gendarmerie persane était encadrée par des officiers suédois. Auprès de ces derniers,La colonne Hentig-Niedermayer trouva des complicités et parvint à se faufiler à travers le royaume iranien, les Britanniques aux trousses, et, après une épuisante traversée du désert, une trentaine de cavaliers réussirent à franchir la frontière afghane et parvinrent à Kaboul dans la canicule de l’été 1915. Ils y furent reçus avec étonnement mais avec tous les honneurs dus aux envoyés du Kaiser et du Sultan-calife. Dans la population afghane, les rumeurs allaient bon train. Certaines évoquaient la conversion à l’islam de l’empereur allemand, d’autres, l’arrivée prochaine d’une armée germano-turque. Les émissaires étrangers durent cependant attendre le 26 octobre avant d’être reçus par l’émir, bien embarrassé. Habibullah Khan (1872-1919) avait succédé à son père en 1901 et avait maintenu sa politique isolationiste. Né en exil, à Samarcande, l’ancienne capitale de Tamerlan occupée depuis peu par les Russes, il était sensible aux thèses deDjamal Al-Din al-Afghâni (1838-1897), grande figure de l’islam réformateur qui stigmatisait l’impérialisme colonial autant que l’obscurantisme des religieux. Intéressé par le progrès technique, l’émir avait importé la première automobile et fait construire la première centrale hydro-électrique de son pays. Il fut très déçu par la maigre troupe qui se présenta à lui. Les services de renseignements britanniques étaient eux-mêmes surpris. Sur le papier, la mission Hentig-Niedermayer aurait du comprendre 243 personnes dont 29 Allemands, 26 Turcs, 16 Autrichiens, 8 Indiens et une escorte de 146 guerriers.

1916 : L’Allemagne reconnait l’indépendance de l’Afghanistan

Les propositions que fit le plénipotentiaire du Kaiser étaient les suivantes : l’émir de Kaboul s’associerait au sultan ottoman, commandeur des croyants, dans le cadre d’un Djihad contre l’Angleterre et ses alliés. L’armée afghane passerait la frontière pour venir en aide aux insurgés musulmans de l’Inde. Par ailleurs l’Afghanistan donnerait l’autorisation aux troupes germano-turques de pénétrer sur son territoire. Werner von Hentig évoqua également le fait que le Kaiser aiderait l’émir à reconstituer un grand Afghanistan, « de Samarcande jusqu’à Bombay ». Habibullah Khan exposa que ces propositions étaient intéressantes, mais qu’il était trop dépendant financièrement de la puissance britannique. Selon Niedermayer, il disposait alors de 42 000 hommes de troupes régulières mais ils pouvaient être grossis par 400 000 guerriers des différentes tribus. Au cours d’autres pourparlers, les Allemands proposèrent aux Afghans la livraison de 100 000 fusils Mauser, de 300 pièces d’artillerie de montagne Krupp avec des instructeurs, ainsi que l’envoi effectif d’un corps germano-turc de 20 000 hommes pour protéger la frontière nord contre les Russes. Ils communiquèrent enfin à l’émir que l’état-major allemand estimait que ces hommes et ces matériels pourraient être sur objectif en avril 1916. Enfin Hentig avança la perspective d’un subside de dix millions de livres sterling dont un, payable immédiatement. Le souverain afghan logea la petite délégation dans un de ses palais, mais évita de se faire photographier avec eux. Prudent, fit monter les enchères, trop heureux d’avoir enfin trouvé un contrepoids aux Britanniques. Il temporisa et ne consentit à signer un traité secret d’alliance avec l’Allemagne que le 24 janvier 1916. La lourde défaite britannique de Kut-el-Amara et la progression de l’armée turque en Perse semblaient rendre le projet plausible. L’émir s’engagea à entrer en guerre contre l’Angleterre le jour où les hommes, les armes et l’argent promis par les plénipotentiairesallemands seraient arrivés. En outre, il exigea que le Kaiser en personne contresignât le traité.

Werner von Hentig parvint à obtenir l’oreille d’autres chefs afghans. Il fut aidé dans sa tâche par un groupe d’hommes regroupés autour de Nasrullah Khan, un frère de l’émir. Ce groupe entendait bien promouvoir l’idée d’une indépendance nationale par la guerre. En très peu de temps, le diplomate allemand réussit à exercer une influence considérable sur ce groupe ainsi que sur le fils héritier de l’émir, le jeune prince Ammanullah (1892-1960). Entretemps, les revers des troupes turques face aux Russes et aux Britanniques rendirent irréalisable une quelconque intervention de troupes allemandes ou turques en Afghanistan. L’émir avait quand à lui obtenu ce qu’il avait souhaité : Les Britanniques étaient désormais disposés à doubler l’allowance annuelle qu’ils lui versaient depuis son avènement.

Isolée, coupée de ses bases, la mission Hentig-Niedermayer dut quitter Kaboul le 21 mai 1916 et se disperser afin d’échapper aux Britanniques et à leurs affidés. Niedermayer parvint, non sans mal, à rejoindre les forces ottomanes en Mésopotamie. Werner von Hentig échappa à ses poursuivants de façon plus aventureuse. Il traversa les cols du Pamir puis le désert de Gobi, et parvint ainsi en Chine. A Shanghai, il embarqua pour les États-Unis, encore neutres, et rejoignit l’Europe onze mois plus tard !

Un gouvernement provisoire de l’Inde indépendante proclamé à Kaboul

En février 1917, les dernières unités turques et allemandes évacuaient la Perse et en mars, Bagdad tomba aux mains des Britanniques.La mission allemande en Afghanistan n’avait pourtant pas tout à fait échoué. Tout d’abord, craignant l’insurrection générale des tribus du Nord-Ouest de l’Inde, provoquée par la menace afghane, la Grande-Bretagne ne voulut pas risquer de retirer ses troupes de la frontière. Ainsi, des dizaines de milliers de soldats de l’armée des Indes ne parvinrent jamais aux différents fronts d’Europe et du Moyen-Orient. D’autre part, le traité de 1916, fut le premier traité international où l’Afghanistan fut reconnu comme État pleinement souverain, non seulement par l’Allemagne mais aussi par ses alliés (Turquie, Autriche-Hongrie, Bulgarie). Les Afghans ne l’oublièrent pas. De plus, un gouvernement provisoire de l’Inde indépendante fut proclamé à Kaboul le 1er décembre 1915, avec Raja Mahendra Pratap comme président et Oskar Niedermayer comme ministre de la guerre ! La mission Hentig eut donc d’importantes conséquences géopolitiques. Elle fut une étape décisive dans les processus d’indépendance de l’Afghanistan mais aussi de l’Inde. Il y eut aussi des répercussions dans le Turkestan russe et au Tibet. Enfin, de nombreux liens personnels furent initiés entre les Allemands et des chefs tribaux et des leaders politiques afghans, indiens et iraniens.

Une frontière stratégique. La "ligne Durand" fermée par les Britanniques en 1919

Une frontière stratégique. La « ligne Durand » fermée par les Britanniques en 1919

L’émir Habiboullah fut assassiné en février 1919 par des membres de sa famille en raison notamment de son refus d’entrer en guerre contre l’Angleterre. Dans ce contexte dramatique, le prince héritier Amanoullah parvint à s’imposer et à prendre de force le pouvoir. Il se distinguait par son nationalisme ombrageux et par sa volonté farouche de modernisation. Pendant la guerre, il avait pressé son père d’entrer dans le conflit aux côtés des Allemands et des Turcs. La conjoncture internationale paraissait désormais plus favorable aux nationalistes afghans et à leurs projets d’émancipation. En effet, le pacte anglo-russe avait volé en éclats avec la révolution bolchevique. Mieux, le 3 mars 1918, la diplomatie allemande avait contraint la Russie de Lénine à reconnaître par l’article 7 du traité de paix de Brest-Litovsk « l’entière indépendance politique et économique de l’Afghanistan ». Ce fut un signal pour les patriotes afghans qui ne l’oublièrent jamais. N’ayant plus rien à craindre désormais du grand voisin du Nord, ils purent en effet concentrer tous leurs efforts contre l’Inde britannique. Les remous nationalistes qui agitaient lors le sous-continent où vivaient à la fois leurs frères pachtous et leurs coreligionnaires musulmans, les incitaient à participer au grand mouvement de libération contre l’impérialisme britannique. Ce fut donc une étrange ironie de l’histoire que l’Afghanistan, pressé en vain pendant la guerre par les Allemands et les Turcs d’entrer dans le conflit mondial, se lança, les hostilités entre les grandes puissances terminées, dans une guerre contre l’Angleterre. Répandues sur les frontières de l’Inde où elles comptaient sur l’appui des tribus pathanes, les troupes afghanes remportèrent d’abord quelques victoires. Mais le soulèvement général escompté n’eut pas lieu. Les Britanniques parvinrent à contenir l’offensive afghane, notamment par la puissance de feu de leurs mitrailleuses et par l’importance de leur aviation qui bombarda Kaboul.

Un armistice dut être sollicité par l’émir. La Grande Bretagne était lasse des années de guerre et déjà toute accaparée par le fardeau toujours plus lourd de l’empire. Ses forces devaient assurer le contrôle de l’Égypte, de l’Irak, de la Palestine et de la Perse, elles intervenaient dans l’ancien empire russe, sans parler du maintien de l’ordre, toujours plus difficile, en Inde où le massacre d’Amritsar venait d’avoir lieu. De plus, cette troisième guerre anglo-afghane coupait l’Inde de l’Asie centrale et y permettait la consolidation du pouvoir soviétique. Londres préféra traiter. Le 8 août 1919, un jour qui allait devenir la fête nationale afghane, par le traité de Rawalpindi, Londres reconnut à Ammanullah le titre de roi (shah en persan) et au royaume d’Afghanistan sa pleine souveraineté, ce qui était la principale revendication des Afghans. L’Angleterre imposa toutefois le maintien de la frontière sur la fameuse ligne Durand. Il n’y aurait donc pas de Grand Afghanistan, réunissant autour de l’émir de Kaboul les tribus pachtounes passées sous contrôle britannique à la fin du XIXème siècle et qui firent vingt-huit ans plus tard le choix du Pakistan. Ainsi l’Afghanistan fut le premier État musulman à se libérer des entraves coloniales et l’Allemagne joua un rôle déterminant dans son succès. En 1919, les Turcs étaient encore divisés entre la compromission avec les vainqueurs de la Grande Guerre et la lutte nationale pour l’indépendance, entamée par Mustapha Kémal. Les Persans quant à eux, s’étaient vus imposer la même année un traité de quasi-protectorat britannique.

L’Afghanistan était indépendant mais demeurait un pays très pauvre. Il contenait d’immenses espaces totalement ruraux, n’ayant pratiquement aucun contact régulier avec un centre urbain de niveau supérieur, en particulier dans l’axe montagneux central. S‘inspirant du modèle kémaliste, le roi Amanullah lança un ambitieux programme de modernisation de son pays en s’appuyant sur la mince couche sociale que constituaient les élites occidentalisées et sur une poignée de conseillers allemands et russes. En effet, quelque membres de la mission Hentig-Niedermayer étaient demeurés dans le pays. Ils y avaient été rejoints par des officiers et des soldats allemands ou autrichiens, évadés de camps de prisonniers russes d’Asie centrale. Au total, près d’une centaine de ces anciens militaires de langue allemande vivaient alors en Afghanistan. A tous ceux qui le désiraient, le roi avait confié des missions d’encadrement ou de formation.

La république de Weimar et la modernisation de l’Afghanistan

Hans von Seeckt (1866-1936) fut un des hommes les plus influents de l’Allemagne de l’après-guerre. Il fut le chef de la Reichswehr, la petite armée que le traité de Versailles avait laissé aux vaincus. Il avait été en 1917-1918 le dernier chef d’état-major général de l’armée turque et gardait une vision globale de la politique étrangère. Pour assurer la sécurité de sa patrie vaincue, désarmée et partiellement occupée par les Alliés, il s’était rapproché en 1920 des Bolcheviks. Lénine était parvenu au pouvoir en Russie et s’y était maintenu avec le soutien des militaires allemands. Une entente secrète fut ainsi conclue avec l’armée rouge avant même la reprise des relations diplomatiques en 1922. Le représentant secret de von Seeckt à Moscou n’était autre que le major Niedermayer, recommanda aux Afghans de s’entendre avec les nouveaux maîtres de la Russie. En 1921, un traité d’amitié fut signé à Kaboul. En remplacement de l’assistance britannique, Moscou s’engageait à fournir une substantielle aide financière et technique au pays voisin. La Russie permettait le libre passage des marchandises et des importations afghanes vers l’Allemagne via le territoire soviétique. Enfin, l’armée rouge s’engageait aussi à mettre sur pied une force aérienne afghane. La même année, Amanullah envoya une importante délégation afghane en Europe, via Moscou et Berlin. Le Reich était une puissance vaincue mais il était capable de fournir toutes sortes de contributions et de services a un pays décidé à se moderniser. Cependant, par égard pour Londres et aussi, il faut bien le dire, par manque d’intérêt pour un pays très pauvre, quasi inconnu et inaccessible, les responsables politiques de la république de Weimar ne furent pas pressés de répondre aux sollicitations des émissaires du nouveau roi d’Afghanistan. Ils furent cependant reçus avec les plus grands égards et cinquante boursiers afghans, dont un frère du roi, furent inscrits dans des établissements éducatifs allemands. Les autorités du Reich ne pouvaient prendre officiellement en considération tous les vœux des Afghans. Il ne fallait pas froisser les Britanniques, seuls alliés face aux intransigeants français. L’action du gouvernement allemand se limita à établir les rapports nécessaires entre les envoyés afghans et les milieux privés susceptibles d’y répondre. C’est ce que suggéra le Dr. Fritz Grobba (1886-1973), alors chef de la section Orient au ministère des Affaires étrangères ainsi que Werner von Hentig que les Afghans retrouvèrent avec joie à Berlin. L’État afghan obtint un crédit de six millions de Reichsmarks et la société Siemens dépêcha une première mission d’études en Afghanistan en 1922. L’année suivante des hommes d’affaires fondaient à Brême la Deutsch-Afghanische Compagnie. Les premiers résultats ne se firent pas attendre : En 1925, l’Allemagne était déjà le 3ème partenaire du pays, derrière l’URSS et l’Inde.

Quelques dizaines d’Allemands vinrent ainsi dans ce pays lointain et mystérieux où tant de choses étaient à faire. Ces ingénieurs, techniciens, enseignants, médecins, ouvriers spécialisés, partaient pour de longs séjours, avec leurs familles, le seul voyage, via Moscou, durait alors six mois. Lorsque Fritz Grobba, premier chef de mission diplomatique allemand, ouvrit la Légation du Reich à Kaboul en 1923, il y avait ainsi une soixantaine d’Allemands en Afghanistan, formant la première communauté étrangère du pays après les Russes. Le roi s’attacha les services de l’architecte Josef Brix. Avec une douzaine de collaborateurs ce dernier fut chargé de bâtir un nouveau quartier gouvernemental à Kaboul. Son équipe réalisa à 8 km de la vieille ville une extension planifiée qui compta rapidement 70 bâtiments modernes. Ce quartier de Dâr-ul-Amân qui portait le nom du monarque, fut raccordé à l’ancienne cité par le seul embryon de chemin de fer jamais construit en Afghanistan. Le « palais royal » de Dar-Ul-Aman, immense bâtisse néobaroque, véritable Reichstag afghan était destiné dans l’esprit du roi à abriter les débats de l’assemblée des notables. Des projets de construction d’infrastructures routières, de barrages et d’usines électriques furent également conçus. Dix-sept médecins allemands établirent les deux premiers véritables hôpitaux modernes du pays, l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes. En 1928, un émetteur radio fut inauguré dans la capitale qui concentrait toutes les innovations.

Le roi recruta également d’anciens officiers allemands afin d’instruire son armée des nouveautés nées des combats de la Grande Guerre. Ceux-ci firent adopter à l’armée afghane le Stahlhelm, le casque d’acier modèle 1916 si caractéristique et qui devait équiper ses soldats durant cinq décennies. Le major Peter Christenn renouvela les programmes de l’école de guerre de Kaboul avec des officiers turcs. Les Allemands pouvaient en effet s’appuyer sur d’assez nombreux experts turcs, souvent eux-mêmes formés en Allemagne. L’un d’eux et non des moindres, était l’ancien major Kazim Orbay qui était venu avec la mission Hentig-Niedermayer. Rentré en Turquie, rallié à Mustapha Kémal, devenu général de division, il fut prié par le roi de revenir à Kaboul et fut nommé chef d’état-major de l’armée afghane en 1928. Un ancien officier d’artillerie, Roland von Kaltenborn-Stachau fut engagé comme « ingénieur civil ». Il n’en fut pas moins mis à la tête du corps d’armée de Kaboul, alors que l’ex-capitaine Carl Gustav von Platen « expert vétérinaire », fut affecté à la garde royale à cheval. En 1929, alors qu’elle était devenue le 2e partenaire économique de l’Afghanistan, l’Allemagne livra 5000 fusils et 8 millions de cartouches. Ces livraisons se firent par l’URSS, tout comme les Junkers F-13 fabriqués sous licence en territoire soviétique. Des pilotes allemands et russes formèrent sur ces appareils les premiers pilotes afghans. En 1929, la Lufthansa ouvrit une ligne Berlin-Kaboul via Vienne, Istanbul et Téhéran.

Depuis 1924, une école allemand fonctionnait à Kaboul. Elle avait été fondée par un allemand, ancien officier de l’armée ottomane. Parlant le turc et le persan, le Dr Walther Iven en fit un véritable lycée qui, en une décennie, allait concurrencer les deux établissements secondaires, français et anglais, de la capitale. Nombreux furent ses élèves qui poursuivirent ensuite leurs études en Allemagne. De ce fait, à partir de la fin des années trente, il n’y eut désormais plus de gouvernement afghan qui ne comptait pas au moins un ancien élève de cet établissement. Ce lycée qui existe toujours, créa une dimension affective entre Afghans et Allemands.

Le roi Amanullah reçu à Berlin par le Président Hindenburg (1928)

Le roi Amanullah reçu à Berlin par le Président Hindenburg (1928)

En 1927-1928 le roi Amanoullah fit à son tour un « grand tour » en Europe qui illustrait à la fois l’audience et l’affirmation internationale de l’Afghanistan. Il fut longuement reçu par le Président Hindenburg à Berlin. Ce fut d’ailleurs, avec celle du roi Fouad d’Egypte, la seule visite d’un chef d’État étranger dans l’Allemagne de Weimar.

Pourtant, nombre de réformes modernistes du roi, en particulier l’émancipation des femmes sur le modèle turc, suscitèrent des hostilités et des tribus se révoltèrent dans l’est du pays. Les rebelles furent difficilement contenus puis finalement écrasés en 1925. La contribution des pilotes allemands et soviétiques fut alors essentielle. Trois ans plus tard, à peine rentré d’Europe, Amanullah accéléra le programme de modernisation. Le résultat fut une révolte générale des tribus. Le roi dut fuir son pays en plein chaos tandis qu’un chef tadjik s’emparait de Kaboul qu’il terrorisa neuf mois durant. Il fut le seul non pachtou à gouverner l’Afghanistan. Un oncle du roi, Nadir Shah, entouré de conseillers russes et allemands s’empara alors du pouvoir, restaura durement l’autorité de l’État et se proclama roi. Il reprit les réformes de son neveu mais avec prudence et lenteur. Il expulsa également tous les conseillers et experts soviétiques mais n’autorisa pas leur remplacement par des Anglais, préférant s’adresser à des Allemands, mais aussi à des Français, à des Turcs et des Italiens. Satisfaits de sa position antisoviétique, les Britanniques lui fournirent des fusils modernes et des subsides. Mais le régime demeurait instable. Le frère de Nadir Shah, ambassadeur en Allemagne, fut assassiné à Berlin par un étudiant afghan qui accusait la dynastie d’être demeurée inféodée à l’Angleterre. Pour les mêmes raisons, le roi fut assassiné à son tour à Kaboul en 1933. Son fils Mohammed Zaher (1914-2007) lui succéda. Formé en France, il allait être le dernier roi d’Afghanistan.

L’Allemagne nationale-socialiste et l’Afghanistan

L’arrivée d’Hitler au pouvoir ne modifia pas les relations germano-afghanes. Les questions idéologiques jouèrent un rôle très restreint entre les deux pays. Tout au plus peut-on noter que des étudiants afghans se passionnèrent en Allemagne pour les questions relatives à l’ « héritage aryen » commun aux deux peuples. L’appartenance de la plupart des langues afghanes, à commencer par le pachtou avec les langues indo-européennes, que les savants allemands appellent « indo-germaniques » ne faisait pas de doute. Cette redécouverte des racines préislamiques fut plus importante encore dans la Perse voisine qui choisit en 1935 de se renommer Iran. Il ne fut pas étranger au fait que la compagnie aérienne afghane soit nommée Ariana.

Les relations germano-afghanes relevaient en fait de la Realpolitik. Jusqu’en 1938 au moins, Hitler espéra aboutir à un arrangement global avec Londres et ne voulut donc pas hypothéquer ses relations avec l’Angleterre en menaçant l’Inde. Il s’éloigna aussi de Moscou. En 1934, la collaboration militaire germano-soviétique prit fin et le colonel Oskar Niedermayer revint à Berlin où il enseigna la géographie politique et militaire. Deux ans plus tard, l’Allemagne accorda cependant un nouveau crédit de 15 millions de Reichsmark à l’État afghan. Il permit, entre autres, d’équiper de façon moderne toute une division de l’armée afghane. Malgré bien des échecs, des incertitudes et des déceptions, la coopération germano-afghane s’intensifia, s’intégrant dans une coopération plus vaste qui prolongeait un axe Berlin-Ankara-Téhéran. La construction d’un réseau routier carrossable en toute saison fut amorcée. Elle devait permettre enfin de mettre les deux versants de l’Hindou-Kouch en relations régulières. Elle fut complétée par le tracé de pistes plus ou moins revêtues qui constituèrent une rocade tout autour du pays.

Les exportations vers l’Allemagne, coton, fourrures, cuirs, atteignirent péniblement 2,4 millions de Reichsmark en 1939, alors que les importations parvenaient à 10 millions. Le gouvernement de Kaboul obtint cependant un nouveau crédit de 55 millions de Reichsmarks. Témoignage de l’ampleur de ces échanges économiques, le nombre d’élèves afghans au lycée allemand fit un bond, passant de 619 élèves en 1933 à 905 en 1939. La même année, une liaison téléphonique, la première avec un pays européen, fut établie avec Berlin. Il est remarquable de constater que les Britanniques ne prirent pas ombrage de la présence allemande toujours plus active à Kaboul. Pour les autorités britanniques de Dehli, les activités allemandes contribuaient à renforcer l’ordre gouvernemental et le progrès économique dans le turbulent pays voisin. Elles consolidaient ainsi la frontière nord de l’Inde, traditionnellement si mouvante, tout en freinant la pénétration soviétique. Le « grand jeu » n’avait pas disparu.

1941 : L’Afghanistan refuse de déclarer la guerre à l’Allemagne

Prise d'armes de l'armée afghane en 1943

Prise d’armes de l’armée afghane en 1943

Le pacte germano-soviétique de 1939 fut perçu, bien à tort, comme le retour à la politique de von Seeckt. Aussi, l’état-major général et le ministère des affaires étrangères élaborèrent nombre de plans destinés à révolutionner le Moyen-Orient et l’Asie de concert avec les Soviétiques. A Berlin, l’ancien ambassadeur Fritz Grobba était devenu l’interlocuteur privilégié des nationalistes arabes, iraniens et indiens. Converti à l’islam, il suivit avec bienveillance les affaires afghanes. Ses projets de soulever le Moyen-Orient à l’aide du Mufti de Jérusalem, Amin al-Hussein (1895-1974) s’opposaient pourtant à l’action plus mesurée de Werner von Hentig, devenu en 1938 chef de la section Orient à la Wilhelmstrasse, le Quai d’Orsay allemand. En coopérant activement avec un pays longtemps réduit à un statut semi-colonial, le IIIe Reich faisait de l’Afghanistan un exemple pour les peuples d’Asie qui luttaient pour leur liberté. Par là, il les incitait à se tourner vers lui au moment où l’indépendance des Indes se profilait. Hentig savait bien que le rêve de tout responsable politique afghan était de réunir tous les Afghans sous son autorité. Et pour nombre d’activistes, le moment paraissait opportun de se préparer à réunir les 15 millions de frères sous domination britannique. Rattacher toutes les tribus de l’autre côté de la frontière permettrait en outre à l’Afghanistan enclavé de disposer d’un territoire qui s’étendrait jusqu’à l’Océan Indien.

Au cours de la guerre, l’objectif allemand fut d’abord le suivant : organiser et appuyer les mouvements de subversion en Inde à partir du territoire afghan avec l’accord, du moins avec la tolérance des autorités de Kaboul. La neutralité était la solution la plus raisonnable et la plus profitable pour Berlin comme pour Kaboul. Cependant, les grandes victoires allemandes de l’été 1940 produisirent en Afghanistan comme dans tout le Moyen Orient une profonde impression. L’ambassadeur allemand à Kaboul annonça que le Führer entrerait bientôt triomphalement dans Londres et qu’il offrirait alors à l’Afghanistan ses anciennes frontières, y compris le port de Karachi auquel serait ajouté en prime le Cachemire. En échange, le gouvernement afghan devait se prononcer pour l’Allemagne et fomenter des troubles dans toutes les provinces du nord-ouest de l’Inde. Les zones tribales semblaient prêtes à reprendre leur agitation et depuis le printemps 1941 un officier des forces spéciales allemandes avait établit une petite base à Kaboul. Sa mission consistait à établir le contact avec les groupes politiques indiens. Cette cellule secrète se maintint en Afghanistan jusqu’en mai 1945. Elle permit notamment au leader indépendantiste Subhas Chandra Bose (1997-1945) de passer de Calcutta à Kaboul et de là à Moscou puis à Berlin.

Avec l’invasion de l’Union soviétique par le Reich en Juin 1941, la guerre se rapprocha de l’Afghanistan. Dans l’Iran voisin, le shah Reza Pahlavi avait proclamé sa neutralité mais ni les Britanniques ni les Soviétiques ne furent disposés à la respecter. Le 25 août 1941, désormais alliés, ils occupèrent le pays ou l’économie allemande occupait de fortes positions et ils en déposèrent le souverain, jugé trop favorable à Berlin. Le but de l’opération était double : d’abord sécuriser les pétroles et la raffinerie d’Abadan qui représentait une part cruciale de leur effort de guerre. Par ailleurs, l’Iran représentait une voie vitale pour acheminer l’aide américaine vers une Union soviétique alors en pleine déroute. Par une savoureuse ironie de l’histoire, les 1300 km du chemin de fer transiranien, réalisé en grande partie par des entreprises allemandes, allait ainsi jouer un rôle clé dans la logistique de la victoire alliée.

Le gouvernement afghan comprit l’avertissement anglo-soviétique et refusa d’engager des hostilités contre l’Inde britannique. Il proclama sa stricte neutralité et espéra en revanche une compréhension britannique de ses revendications territoriales après la guerre, lorsque la question de l’indépendance indienne serait posée. Mais Moscou et Londres exigèrent de Mohamed Zaher qu’il interrompit les activités de tous les ressortissants de l’Axe dans son pays. Pour le roi et le gouvernement afghan, cela constituait une rupture de la neutralité. Pour l’opinion publique, c’était une atteinte aux lois de l’hospitalité. Le gouvernement céda le 20 octobre 1941 mais il refusa de livrer ou d’interner les quelques 200 personnes en question. Elles purent quitter librement l’Afghanistan et rejoindre l’Allemagne via la Turquie. Une Loya Jirga (grande assemblée de notables) fut convoquée pour ratifier ces décisions. Le gouvernement afghan y réaffirma la souveraineté du pays, son refus absolu de toute occupation et de toute demande de concession de voie de communication. Malgré les pressions alliées, le royaume d’Afghanistan refusa, même en 1945, de déclarer la guerre à l’Allemagne.

Le pays du tiers-monde le plus aidé par la RFA

Visite officielle de Khrouchtchev à Kaboul 1955

Visite officielle de Khrouchtchev à Kaboul 1955

Après guerre, le roi Mohammed Zaher relança une politique de modernisation prudente de son pays qui fut rendue possible par l’accroissement des aides étrangères. Un premier plan de développement coordonné fut mis en place en 1956. 77 % des aides venaient de l’étranger mais la part de l’Allemagne y était encore bien faible. Progressivement, les relations économiques germano-afghanes reprirent, soutenues par une ambassade qui avait rouvert ses portes en décembre 1954 La jeune université de Kaboul accrut son partenariat avec des universités allemandes notamment celles de Bochum (économie), de Cologne (médecine) et de Bonn (sciences). Le nombre des étudiants afghans en Allemagne s’accrut. Cependant, il n’était plus question de confier l’armée afghane à des Allemands, les Soviétiques l’encadraient désormais fermement. Mais la coopération entre polices, interrompue en 1942, reprit. Radio, téléphone, électricité, eau potable, coton, sucre, des entreprises allemandes entreprirent d’importants investissements. En 1969, le roi voulut que nul autre que Werner von Hentig soit l’invité d’honneur des cérémonies du 50e anniversaire de l’indépendance. Niedermayer était mort en Sibérie en 1948 : Durant la guerre, devenu général, il avait constitué une division SS à partir de déserteurs turkmènes et ouzbeks de l’armée soviétique. Kazim Orbay, était quand à lui décédé quatre ans plus tôt. Il avait commandé en chef l’armée turque et était devenu président de l’Assemblée nationale à Ankara.

Le soutien de la RFA à l’Afghanistan se faisait dans des conditions difficiles. Un diplomate allemand faisait référence en 1970 au «  régime corrompu et absolument aboulique » de l’Afghanistan. Par ailleurs l’aide internationale destinée à Kaboul s’effondrait au moment où le pays ne parvenait plus à l’autosuffisance alimentaire. L’aide chuta de 495 millions de dollars en 1967 à 294 millions en 1972 du fait du retrait financier américain et de l’abstention soviétique. La seule contribution américaine fut divisée par trois en une décennie. Pour les observateurs allemands à Kaboul, ce désengagement s’expliquait largement par la corruption endémique, par l’immobilisme politique et par le peu de croissance de l’économie afghane. De 1935 à 1972, le PIB par habitant n’y avait augmenté qu’au rythme annuel de 0,4 %. Les ressources des individus, parfois non négligeables, allaient s’investir à l’étranger. En 1973, un expert allemand, conseiller financier du dernier gouvernement royal estimait à 40 % la part de la contrebande dans le commerce extérieur ! L’ambassadeur d’Allemagne à Kaboul ajoutait pour sa part la même année : « tout se passe comme si pour Washington, l’Afghanistan a vocation à passer dans l’orbite soviétique ». Seule la RFA, et dans une moindre mesure la France, augmentèrent leur aide au développement, l’Afghanistan devenant ainsi le pays du tiers-monde le plus aidé par la RFA. En 1978, cependant, l’arrivée des communistes au pouvoir en Afghanistan et l’occupation soviétique signa l’arrêt de ces aides qui ne furent que très faiblement remplacées par des aides du gouvernement est-allemand. On estime cependant à 200 le nombre d’Afghans ayant obtenu des bourses d’études en RDA. Le Goethe-Institut ferma ses portes en 1981 et l’ambassade de RFA l’année suivante. Ils ne devaient rouvrir qu’en 2001.

Les premiers boursiers afghans étaient arrivés en Allemagne en 1921. Quatre vagues d’immigration afghane les suivirent : étudiants entre 1954 et 1979, résistants antisoviétiques et fondamentalistes fuyant le communisme après 1979, cadres civils et militaires du régime prosoviétique à partir de 1992, et depuis, tous les divers opposants au régime taliban. De ce fait, de nombreux intellectuels et opposants choisirent à leur tour Hambourg ou Düsseldorf comme terre d’accueil. La guerre civile interminable décida aussi nombre d’Afghans à rester en Allemagne où certains firent de belles carrières. Ainsi, nombre d’ennemis d’hier sont contraints aujourd’hui de cohabiter dans l’exil allemand. Ces Afghans résidents en Allemagne passèrent ainsi de 1600 en 1977 à 6000 en 1980 et à 41 000 en 1992. En 2009 126 334 résidaient légalement en Allemagne, et parmi eux 77 253 avaient été naturalisés.

Le palais de Dar-ul-Amân. Les travaux de restauration commencent (2010)

Le palais de Dar-ul-Amân. Les travaux de restauration commencent (2010)

Ce fut également en Allemagne, au château de Petersberg près de Bonn que deux douzaines de dirigeants afghans furent réunis sous l’égide de l’ONU en 2001. Non sans mal, ils parvinrent à y négocier les accords dits de Bonn, qui permirent la formation d’un gouvernement de transition à la tête duquel fut placé Hamid Karzaï. L’Allemagne organisa par la suite sur son sol trois conférences internationales sur l’Afghanistan, en 2002, en 2004 puis en 2011. Les quelque 4 900 soldats allemands déployés en Afghanistan forment aujourd’hui le troisième contingent de l’ISAF. Ils sont principalement concentrés dans le nord (Mazar-e-Charif, Kunduz, Faizabad) où ils ont été rejoints, clin d’œil de l’histoire, par un bataillon turc et une petite unité autrichienne. Depuis 2006, l’armée allemande exerce le commandement régional dans cette partie de l’Afghanistan (RC North). Elle y dirige également deux équipes provinciales de reconstruction. Une fondation germano-afghane présidée par l’ancien président fédéral Walther Scheel, s’emploie aussi à restaurer les ruines du palais de Dar-ul-Aman afin d’y établir enfin le parlement afghan. C’est l’Allemagne enfin qui forme une large partie des policiers et des soldats afghans. Ce n’est pas la première fois. Ce sont ces militaires afghans qui sont appelés à prendre peu à peu le relais des troupes de la coalition. L’Afghanistan est ainsi redevenu quelques années le pays le plus aidé par le contribuable allemand. C’est également le pays où la Bundeswehr a déploré ses premières pertes : 57 tués et 245 blessés à ce jour. Si ce sont les premiers soldats à mourir à l’étranger sous l’uniforme allemand depuis 1945, ce ne sont pas les premiers soldats allemands à mourir au pied de l’Hindou-Kouch. Le discret cimetière allemand de Kaboul peut en témoigner.

Quel contenu les gouvernants allemands et ceux qui seront maîtres de Kaboul en 2015 voudront-ils donner au centenaire de l’arrivée en Afghanistan de la mission Hentig-Niedermayer ? En 1969, Werner von Hentig fut invité par les autorités pakistanaises à compulser les archives des services de renseignements britanniques à Karachi. Il put y lire ceci : « l’expédition allemande de 1915-1916 a créé les prémisses du mouvement indépendantiste afghan et donné une impulsion non négligeable aux aspirations indiennes à l’indépendance ». La politique orientale de l’Allemagne a effectivement tissé des liens forts avec les peuples de l’Afghanistan comme avec ceux du sous-continent indien. De la complexité des tourbillons terribles du « siècle de 1914 » ressortent ainsi quelques lignes immuables, chemins vivaces et particuliers, tracés par les liens invisibles de la fidélité.

Éric Mousson-Lestang
Professeur d’histoire-géographie et journaliste indépendant, membre associé de l’IHEDN, ancien attaché de presse au Consulat général de France à Hambourg.

Crédit photos : augustinfotos / Bundeswehr via Flickr (cc) / BundesArchiv (cc)

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