Pachinian annonce reconnaitre la souveraineté de l’Azerbaïdjan sur le Karabagh. Entretien avec Tigrane Yegavian

25 mai 2023

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Photo : Caucase
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Pachinian annonce reconnaitre la souveraineté de l’Azerbaïdjan sur le Karabagh. Entretien avec Tigrane Yegavian

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Le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, a annoncé vouloir reconnaitre la souveraineté de l’Azerbaïdjan sur le Karabagh. Une annonce qui a surpris tant elle modifie la situation locale. Entre soutien de l’Arménie au Karabagh, positionnement russe et turc, diplomatie européenne et jeu azéri, comment comprendre cette décision ? Entretien décryptage avec Tigrane Yegavian, membre du comité de rédaction de Conflits, professeur de relations internationales à l’Université Schiller, dernier ouvrage paru Géopolitique de l’Arménie (Bibliomonde, 2023).

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

Que signifie cette décision de Nikol Pachinian de reconnaître la souveraineté de l’Azerbaïdjan sur le Karabagh ? Est-ce une défaite pour l’Arménie ? Une opération stratégique en vue d’une réflexion géopolitique plus importante ?

Il est compliqué d’avoir une réponse claire et définitive sur la portée politique d’une telle déclaration, car nous ne savons pas la nature des documents que l’Arménie a signés. Mais nous savons que cette déclaration s’inscrit dans la poursuite de la guerre d’usure et hybride que mène l’Azerbaïdjan à l’Arménie depuis le dernier conflit de haute intensité de 2020, où l’Azerbaïdjan avait récupéré 75 % des territoires entourant l’enclave de l’Artsakh1 , le Haut-Karabagh et même 1/3 de cette enclave. Le désir de l’Azerbaïdjan était de transposer cette victoire militaire en victoire politique, en obtenant d’Erevan l’abandon total de toute velléité de souveraineté arménienne, d’indépendance de l’enclave, donc reconnaître la souveraineté azerbaïdjanaise.

Nous savons qu’il y a deux acteurs intéressés par cet accord, ce règlement : les États-Unis et l’Union européenne. Ceux-ci accueillent les négociations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à Washington et à Bruxelles. Ils sont surtout animés par l’intérêt suivant : il faut à tout prix neutraliser la Russie et l’affaiblir dans le Caucase. Il faut donc encourager le départ des troupes russes d’interposition qui sont stationnées dans le Caucase depuis la fin de la guerre de 2020.

Ainsi, cette décision va dans le sens des Occidentaux. Elle ne va pas forcément dans le sens des Russes, car la Russie veut toujours garder la main dans cette région. Mais elle pose un sérieux problème pour les Arméniens, au premier chef les Arméniens de l’Artsakh, qui se voient abandonnés, trahis par Erevan qui était de facto, de 1994 à 2020, le protecteur du Karabagh.

Malheureusement pour les dirigeants du Karabagh, ils n’ont plus aucun levier pour faire pression sur Erevan afin que l’Arménie demande à la communauté internationale de reconnaître le droit de ce peuple à l’autodétermination. C’est vraiment une situation inextricable : d’un côté l’Azerbaïdjan défend son intégrité territoriale, par tous les moyens. De l’autre côté, le peuple arménien de l’Artsakh veut faire valoir son droit à l’existence.

L’Azerbaïdjan pratique une pression extrêmement forte sur l’Arménie, puisqu’elle occupe environ 150 km de territoire arménien depuis 2021, pour pousser Erevan à reconnaître sa souveraineté sur le Haut-Karabagh. Suivant la logique azerbaïdjanaise, l’Arménie ne reconnaît pas son autorité territoriale, elle estime donc qu’il n’y a pas de raison que l’Azerbaïdjan reconnaisse l’intégrité territoriale de l’Arménie.

D’où cette épineuse question du tracé de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui n’est pas encore délimitée, puisque les deux pays sont techniquement en guerre depuis la chute de l’Union soviétique.

Cette annonce ne règle rien pour l’instant tant demeurent en suspens le sort des civils arméniens et le tracé de la frontière. A-t-on davantage d’éléments sur ces sujets ? 

Le régime d’Aliyev ne souhaite pas le moindre statut pour les Arméniens du Haut-Karabagh : soit ils deviennent Azéris, soit ils partent. Les signes sont assez inquiétants. Dans toutes les régions où les territoires ont été repris aux Arméniens, la marque de la présence arménienne a été systématiquement détruite, dans ce berceau de l’Arménie historique. Il y a donc la hantise d’un nettoyage ethnique imminent. Les Arméniens ont pour seul protecteur les forces russes de maintien de la paix, qui sont là non pour leurs beaux yeux, mais pour avoir un véritable levier de pression dans cette région qui est leur chasse gardée, leur zone d’influence traditionnelle.

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Pour ma part, ce qui m’inquiète est que cette reconnaissance de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan, qu’elle soit de jure ou de facto, ne règle pas la sécurité des Arméniens du Karabagh, car il n’y a aucune garantie, mais ne règle pas non plus la sécurité des Arméniens d’Arménie, puisque l’Azerbaïdjan ne montre pas de signe de bonne volonté, et n’a pas d’approche constructive, trop contente que le rapport de force soit extrêmement déséquilibré à la faveur de l’Azerbaïdjan.

Il n’y a donc aucun intérêt de la part de Bakou de faire la moindre concession à l’Arménie, car l’Azerbaïdjan lorgne sur le Karabagh et aussi le sud de l’Arménie, région hautement stratégique, bande montagneuse étroite qui relie l’Arménie à l’Iran. C’est une région riche en sous-sol (minerais), en eau. La guerre pour le Haut-Karabagh est aussi une guerre pour le contrôle des ressources aquifères. C’est un château d’eau.

M. Pachinian ne règle rien, mais essaye de gagner du temps, et surtout de faire montre de bonne volonté vis-à-vis des Européens et des Américains. C’est là sa naïveté vis-à-vis des Occidentaux : il pense que la Russie n’est plus le protecteur de l’Arménie, car ne protège plus les Arméniens d’Arménie contre les attaques de l’Azerbaïdjan, et que l’Occident peut se montrer alternatif. Mais à ce jour, on voit bien qu’il n’y a aucune garantie de défense de la part des Occidentaux.

Avait-il vraiment le choix ? À partir du moment où l’Azerbaïdjan contrôle la circulation vers le Karabagh, on voit bien que l’Arménie ne peut pas reprendre le territoire. Y avait-il d’autres options possibles que cette reconnaissance de fait du contrôle de la région par l’Azerbaïdjan ?

Je pense que la seule option de la part du gouvernement arménien est d’internationaliser le conflit. En effet, c’est un conflit qui dépasse de très loin la seule grille arméno-azerbaïdjanaise, c’est un conflit territorial, ethnique, religieux, territoire contre auto-détermination. C’est un conflit mondialisé, qui met en scène des acteurs comme la Turquie, l’Iran, à moindre mesure Israël, le Pakistan.

Ce que cherchait Pachinian, ce sont des mécanismes pour garantir la sécurité des Arméniens du Karabagh. Mais à ce jour, les vagues promesses d’aide de l’Union européenne et des États-Unis se sont avérée nulles et non avenues, car pour beaucoup, en tout cas pour les Occidentaux, les Arméniens du Karabagh sont comme un caillou dans la chaussure : ils gênent. Ce que veulent les Occidentaux, c’est se débarrasser de la présence russe.

D’un point de vue arménien, il faut bien comprendre que la Russie ne protège pas l’Arménie contre l’Azerbaïdjan. La Russie considère les Azerbaïdjanais et les Arméniens comme ses « gens », ses vassaux. 

Ce que cherchait Pachinian, ce sont des mécanismes pour garantir la sécurité des Arméniens du Karabagh. Mais à ce jour, les vagues promesses d’aide de l’Union européenne et des États-Unis se sont avérée nulles et non avenues.

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Il y a donc, je pense, une méconnaissance de la part des élites au pouvoir en Arménie, de ce que peut ou ne peut pas faire la Russie : l’accord de défense qui lie l’Arménie à la Russie prend surtout en compte la protection des frontières face à la Turquie. C’est vraiment une grande différence d’appréciation qui n’est pas évoquée.

Ainsi, le seul espoir des Arméniens du Karabagh est que les Russes restent. Le mandat des forces russes de maintien de la paix s’achève en 2025, sans garantie de renouvellement. C’est là un objet d’inquiétude. L’Arménie n’a plus aucun levier sur le Karabagh, car elle ne peut pas déployer ses troupes, ne peut rien faire politiquement. Il n’y a plus aucun déplacement d’officiel arménien depuis 2020. Le Premier ministre ne s’y est pas rendu. La situation humanitaire est absolument alarmante depuis décembre dernier, puisqu’ils sont complètement coupés de l’Arménie par un blocus qui étouffe l’économie, mais aussi le moral des gens. Donc l’Arménie essaie de naviguer dans le vide, et chaque faux pas de sa diplomatie peut entraîner des conséquences funestes sur sa population.

Rien n’a été entrepris en trente ans pour ériger un Etat nation moderne et débarrassé des scories du post soviétisme.

Mais je crois que le problème est beaucoup plus profond que la seule gestion par M. Pachinian, car il hérite lui-même d’une gestion erratique de la question du Karabagh. Ses prédécesseurs, au pouvoir en Arménie depuis la fin des années 1990, n’ont jamais vraiment essayé de régler ce conflit. Tout au plus ils se sont confortablement illusionnés dans l’idée que l’assurance russe pouvait protéger le Haut-Karabagh. Rien n’a été entrepris en trente ans pour ériger un État nation moderne et débarrassé des scories du post soviétisme (corruption, népotisme, absence de citoyenneté inclusive …). Rien n’a été fait pour entreprendre une vision stratégique incluant la participation de la diaspora à la défense du pays et à son repeuplement. Rien n’a été entrepris enfin pour développer une politique étrangère proactive avec des pays en mesure d’aider concrètement l’Arménie à se défendre contre le panturquisme. 

Il y a donc vraiment une irresponsabilité politique de la part des dirigeants arméniens depuis les années 1990, et une logique tout à fait cohérente, d’un point de vue azerbaïdjanais. Forts d’un rapport de force favorable, ils estiment qu’ils ont le droit d’obtenir le maximum de concessions de la part de l’Arménie. Le vrai problème est que l’on n’est pas seulement dans une logique de revanche territoriale, mais il y a une vraie nature ontologique dans ce conflit. Et il faut relire René Girard pour comprendre la nature de ce conflit, conflit vraiment existentiel, car finalement le projet des Azerbaïdjanais est d’anéantir totalement la présence arménienne dans la région.

Donc pour que le récit nationaliste azerbaïdjanais puisse exister, il faut anéantir les restes de la culture arménienne, c’est-à-dire ce petit morceau d’Arménie caucasienne qui a survécu au génocide de 1915. En cela, nous assistons à la poursuite de ce génocide puisque c’est le même résultat qui est prévu : anéantir les hommes, mais aussi les âmes, les pierres, les églises, les cimetières. Il y a donc une véritable dimension ontologique qui n’est pas suffisamment prise en compte. René Girard parle beaucoup de « sacrifice », et il est vraiment intéressant de constater à quel point cela se traduit dans l’expérience à laquelle nous sommes en train d’assister.

Qu’en est-il de la Turquie ? Est-elle intervenue dans cette décision ? Comment a-t-elle abordé cette annonce ?

La Turquie est solidaire de l’Azerbaïdjan sur tous les plans. Le partenariat stratégique qui lie l’Azerbaïdjan s’est affirmé, car il y a une interdépendance entre les deux États. Ce qui est inquiétant, c’est que la Turquie, comme le montre les derniers résultats de la présidentielle et des législatives, s’ancre de plus en plus vers l’islamo-nationalisme, pour ne pas dire islamo-fascisme. Il y a un vrai consensus sur les thèses de l’Azerbaïdjan. Il ne vous a pas échappé que le « faiseur de rois », le candidat d’extrême-droite, Sinan Ogan lui-même d’origine azerbaïdjanaise, est en train de faire monter très haut les enchères.

La Turquie est trop contente que la Russie soit affaiblie dans la région, car cela lui permet elle aussi de s’affirmer comme une puissance régionale, de retourner un rapport de force qui au départ ne lui était pas favorable en alimentant des foyers de déstabilisation. 

La chance de la Turquie est qu’elle a l’OTAN avec elle. Elle est toujours un pilier de cette organisation. Donc, en « nettoyant au karcher » les Arméniens du Karabagh, c’est une pénétration de l’euro-atlantisme dans cette région, au détriment de la puissance russe. En cela, ce que nous vivons aujourd’hui est un conflit mondialisé.

La chance de la Turquie est qu’elle a l’OTAN avec elle.

Que va-t-il se passer après cette annonce ? Va-t-il y avoir des négociations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour se mettre d’accord sur la frontière, sur un retrait de la présence arménienne ? Quels peuvent être les scénarios dans les semaines qui viennent ?

Le scénario le plus dramatique est l’évacuation des armées du Karabagh. On a des signes inquiétants. Une délégation européenne s’est rendue dans le sud de l’Arménie avec une enveloppe pour promouvoir le développement de cette région. C’est aussi une invitation à accueillir des réfugiés.

À l’évidence, les armées du Karabagh, qui sont des montagnards aguerris, ne vont pas en rester là. Ils sont armés, il y a de fortes chances qu’il y ait une onde de déstabilisation très grave en Arménie, que l’on cherche même à abattre le chef de l’État. Ce n’est pas un scénario à exclure. Si cela arrive, l’Arménie va être profondément déstabilisée et affaiblie, en interne et en externe, car l’Azerbaïdjan ne va pas en rester là. Elle veut aussi le retour d’enclaves, de villages qui avaient été contrôlés par l’Azerbaïdjan soviétique au sein même du territoire arménien. Cette question des enclaves, ces 7 villages, est extrêmement épineuse. Ils auront toujours un prétexte pour grignoter davantage de territoires, sans que la Russie ne vole au secours de l’Arménie. Car la Russie est extrêmement agacée par les gesticulations pro-occidentales du Premier ministre Pachinian. Le pari de ce dernier est extrêmement irresponsable, car à chaque fois qu’il fait un pas vers l’Occident, le lien de confiance se brise avec Moscou. S’il disposait de leviers démographiques, économiques et militaires il aurait pu le faire. Or ce n’est pas le cas. Ce lien de confiance avait déjà été brisé en 2018 lorsqu’il a pris le pouvoir, car nous savons bien que le président Poutine a une sainte horreur de tous les pouvoirs pris à l’issue de la rue. 

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Il y a donc une dimension suicidaire de la part du gouvernement arménien que de méconnaître ces enjeux-là, et surtout de méconnaître que jamais l’Occident ne sera candidate à secourir l’Arménie pour des raisons géostratégiques. Et ce n’est pas parce qu’on est chrétien qu’on appartient à l’Occident. C’est la première leçon de géopolitique qu’il faut retenir : les vrais alliés potentiels de l’Arménie sont plutôt l’Inde et l’Iran, qui eux ont des intérêts géostratégiques avec ce pays.

Finalement, c’est peut-être cela le drame de l’Arménie : la France a des liens affectifs et culturels avec elle, elle a une forte diaspora arménienne sur son territoire, mais n’a pas d’intérêt dans une intervention directe.

La France n’a pas les moyens d’une part, n’a pas d’intérêt géostratégique d’autre part. Mais il y a des principes à respecter comme celui de la responsabilité de protéger. C’est un cas d’école, comme le rappellent les épisodes du Kosovo, du Timor oriental ou encore de la Libye. Mais le problème est aussi la cohérence des Occidentaux. L’Occident qui intervient en Libye et qui détruit l’État libyen, qui détruit l’État irakien en 2004, qui crée un État de toute pièce au Kosovo et au Soudan du Sud, et qui n’a cure du sort d’une population arménienne à l’évidence menacée de mort. 

Malheureusement la France ne peut pas faire grand-chose. Il y a un manque de volonté politique. 

On oublie portant qu’il y a aussi une dimension civilisationnelle dans ce conflit, Erdogan ne s’arrêtera pas là. De nouveaux foyers de contestation peuvent s’allumer dans les Balkans. Il est en tout cas du devoir moral de la France d’intervenir pour protéger une population avant qu’il ne soit trop tard. 

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1 Karabagh est le nom donné à la région par l’Azerbaïdjan. Les Arméniens l’appellent l’Artsakh (NDLR).

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).
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