Quand le peuple fait peur

14 mars 2021

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : FILE - In this Wednesday, Jan. 6, 2021 file photo, supporters of President Donald Trump, including Jacob Chansley, center with fur hat, are confronted by Capitol Police officers outside the Senate Chamber inside the Capitol in Washington. Right-wing extremism has previously mostly played out in isolated pockets of America or in smaller cities. In contrast, the deadly attack by rioters on the U.S. Capitol targeted the very heart of government. It brought together members of disparate groups, creating the opportunity for extremists to establish links with each other. (AP Photo/Manuel Balce Ceneta, File)/NY129/21023678143191//2101231959
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Quand le peuple fait peur

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« N’ayez pas peur du peuple, il est plus conservateur que vous », lança Napoléon III à ses amis. La démocratie a beau être présentée comme le régime du peuple, ce dernier fait peur aux dirigeants qui craignent ses foucades, son inconstance et sa nullité. Des « déplorables » dirait Hillary Clinton, qui ont pourtant le droit de vote et de choisir. Le politique se lance dans un mariage subtil : se revendiquer du peuple tout en le tenant éloigné pour en conjurer la peur.

 

L’évolution de nos modèles de gouvernement, corollaire de la représentativité en politique, est directement issue de la peur qu’inspire le peuple à ses gouvernants. Alors que la démocratie, qui fonde sa légitimité sur l’absence même de légitimité et de titre à gouverner, prétend être l’aboutissement de cette évolution, l’histoire politique est la chronique de sa délégitimation et de la réintroduction d’un fondement naturel à la légitimité politique. Au-delà des intérêts personnels à conserver le pouvoir, l’énergie déployée par les gouvernants successifs pour limiter l’intrusion du peuple dans la conduite de sa propre communauté politique semble en effet être principalement motivée par un réflexe de conservation des édifices institutionnels, sociaux et économiques que l’immixtion du peuple dans la conduite de la cité ne manquerait pas d’effondrer. Or, cette volonté d’éloigner le peuple des enceintes de délibération précipite paradoxalement l’implosion qu’elle était censée éviter. Que ce soit par les révolutions, la négociation ou le retrait, le peuple revendique continuellement son droit à décider par lui et pour lui.

 

Le peuple oui, mais à l’écart

 

Les raisons à la constitution des cités divergent. Les nécessités économiques, sa sociabilité naturelle, son besoin de protection, sa soif de reconnaissance sociale ou encore la propriété privée ont tour à tour décidé l’individu à entrer en communauté. Mais quelle que soit la raison que l’on donne à la formation des communautés politiques, celles-ci sont marquées par une contradiction profonde : constituées par l’association des hommes, leur pérennité exige néanmoins que le peuple soit exclu de sa conduite. Car le peuple, dans sa dimension sociale autant que politique, est une menace. Dès les origines de notre civilisation, il n’est apprécié que comme une multitude, facilement manipulable et déchirée par les passions. Là où l’individu raisonne et construit, le peuple rugit et saccage.

Dans la succession des régimes pensée par Platon, la démocratie précède la tyrannie, le règne final des passions destructrices abolit les lois et finit de confondre absolument le règne du meilleur avec le règne du supplémentaire. Mais c’est davantage dans le Gorgias que la méfiance envers le peuple assemblé est exprimée avec le plus d’acrimonie. Questionné sur la définition de l’éloquence par Socrate, Gorgias répond : « Dirige vers la cité que tu voudras les pas d’un orateur et d’un médecin, et supposons qu’il faille ouvrir une compétition par la force du verbe dans l’Assemblée ou dans toute autre réunion pour savoir lequel sera choisi comme médecin, au grand jamais je pèse mes mots, le médecin n’entrera seulement dans la course et le choix se portera sur celui qui sait parler, pour peu qu’il le veuille. Qu’on le mette, s’il faut, en face de n’importe quel technicien pour une semblable compétition, il persuadera l’Assemblée de le choisir lui, l’homme de la rhétorique, plus sûrement que ne ferait un technicien pris dans n’importe quel secteur. »

Cette méfiance envers un peuple assemblé se laissant abuser, à son propre détriment et celui de la cité, se retrouve à Rome. Dirigée par les familles patriciennes regroupées au sein du Sénat, la jeune République est secouée à la fois par des troubles intérieurs liés aux dettes contractées par la plèbe envers ces mêmes familles et confrontée aux incursions des Volsques et autres peuplades du Latium. Sous la menace d’une nouvelle attaque, les plébéiens quittent Rome et donc l’armée qui offrait à ceux qui s’engageaient une protection personnelle et économique contre les créanciers. Cette première sécession de la plèbe, en 494 av JC, aboutit à la création des tribuns de la plèbe, envoyés représenter le peuple auprès des patriciens, défendre ses intérêts et opposer un veto contre tout type d’action de tout type de magistrat. Si l’armée « rentre dans le rang » et l’attaque est repoussée, cet événement reste dans l’imaginaire collectif comme la preuve de la tentation séditieuse animant le peuple, capable de mettre en péril la cité au nom d’intérêts catégoriels.

Un autre événement vient nourrir cet imaginaire, cette fois dans les dernières années de la République. Afin d’obtenir l’autorité consulaire, un jeune noble, Catilina, ourdit un complot. À la différence des autres complots qui rythment la vie politique romaine, ce dernier bénéficie dans un premier temps du soutien de la plèbe, excitée par le tribun Bestia, et dont rend compte l’historien Salluste : « Ce n’était pas seulement les complices de la conjuration dont l’esprit fût égaré ; la plèbe tout entière, par amour du changement, approuvait sans exception l’entreprise de Catilina. Évidemment elle ne faisait en cela que suivre son habitude. Car toujours dans un État ceux qui n’ont rien envient les bons citoyens, exaltent les mauvais, haïssent le vieil état de choses, aspirent à un nouveau […] travaillent à un bouleversement général. » À cet  attrait pour la révolte et la sédition s’ajoute la versatilité. Après avoir soutenu Catilina, la plèbe, « que son désir d’un changement de régime rendait très favorable à la guerre, changea de sentiments, et maudissant les projets de Catilina », décida de soutenir Cicéron.

L’épisode romain ouvre un nouveau chapitre dans la relation entre les gouvernants et le peuple.

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La fonction tribunicienne rend impossible l’exclusion totale du peuple des affaires politiques. Dès lors, l’objectif est de confondre sa participation avec sa représentation. Si l’on accepte qu’il soit représenté et que certains de ses membres accèdent aux responsabilités, il ne saurait être question de lui confier l’exercice plein et entier du pouvoir.

 

Au nom du peuple, mais contre lui

 

Ce schéma va structurer les monarchies européennes. En 1302, pour bénéficier du soutien du peuple dans une dispute avec le pape, Philippe le Bel réunit barons, prélats et délégués des grandes cités. En échange de leur appui, le roi s’engage à davantage de réformes politiques comme fiscales. À l’image des tribuns, les états généraux permettent au peuple de déléguer des représentants, essentiellement des notables, pour porter ses doléances et revendications, « monnayer » son appui contre tel ou tel ordre et limiter le pouvoir royal, sans toutefois jamais y parvenir. Jusqu’en 1789. La Révolution n’a pas été faite par le peuple, mais par la bourgeoisie. Elle n’a pas été faite pour redistribuer le pouvoir au peuple, mais pour substituer à l’aristocratie une bourgeoisie éclairée.

La Révolution française, après la sécession de la plèbe en 494 av JC, est le deuxième acte de la pièce qui lie les gouvernants au peuple. Dorénavant, la participation ne peut plus se limiter à la simple représentation. Mais au moins sera-t-elle encadrée. Car faire du peuple le principal acteur politique a un coût. Les menaces que font peser les coalitions étrangères précipitent la victoire des ultra révolutionnaires de Danton, Marat, Robespierre et Hébert sur les Girondins, en s’appuyant toujours plus sur les sans-culottes au point qu’ils dicteront entre 1792 et 1794 l’agenda révolutionnaire. Ces mêmes sans-culottes qui envahissent à deux reprises les Tuileries en 1792, soutiennent et garnissent la commune insurrectionnelle de Paris à l’origine de la « première terreur » à l’été 1792 et poussent les Montagnards à purger les Girondins et Robespierre à supplanter Danton au sein du Comité de salut public qui met la Terreur à l’ordre du jour.

Durant ces quelques années où la bourgeoisie est dépossédée de « sa » révolution, la liberté grandit à l’ombre de la guillotine. Le peuple en tant qu’acteur politique principal montre à nouveau qu’il ne peut construire l’avenir, qu’il ne sait que détruire le passé. Contre la constitution de l’An I, qui consacre le suffrage universel direct, les années suivantes encadrent cette participation en réinstaurant le cens comme titre à gouverner jusque 1848 et le sexe jusque 1944. À cette époque, du moins en Occident, les titres à gouverner semblent disparaître définitivement et la démocratie triomphe. Le peuple est enfin seul aux commandes. Mais qu’a-t-il encore à commander ?

 

La grande peur de nous-mêmes

 

La Seconde Guerre mondiale a profondément modifié le paradigme politique. Alors que la liberté était, pour les Anciens et les Modernes, la possibilité pour chaque individu de se mêler des affaires de la cité, elle est pour les postmodernes la conséquence d’une absence d’influence de la politique sur la vie individuelle. Mais davantage que l’appréciation de la liberté, c’est le rapport à soi de l’Europe qui est bouleversé. Autrefois phare de la civilisation occidentale, l’Europe doute d’elle-même et de son legs. Elle se conçoit désormais comme l’acteur de la décivilisation dont la contrition ne peut passer que par la désidentification qui évacue toute prétention à la domination. C’est Alain Finkielkraut qui résume le mieux l’injonction de notre époque et sa grande leçon d’altérité : « Après nous être inclinés devant l’Autre que nous-mêmes, nous voici conduits à découvrir l’Autre que nous sommes. »

Le monde post-1945 est donc celui qui s’achemine vers la globalisation financière et la mondialisation des échanges, le « village planétaire » et sa standardisation culturelle, la constitution d’entités supranationales auxquels les États délèguent toujours plus de pouvoirs. Il est en fin de compte celui de la dépolitisation de la politique au moment même où le peuple commande aux destinées de la cité.

Son désir de « faire de la politique », d’autant plus pressant que l’imbrication des échanges, le mélange des cultures et la disparition des médiations ne se révèlent pas aussi bénéfiques qu’espérés, amène une modification dans l’appréciation du peuple. Là où il était révolutionnaire et séditieux dans sa volonté de prendre le contrôle, le voilà qui devient réactionnaire dans son souhait de le garder pour lui et dans son incapacité à penser le réel en dehors de catégories fantasmagoriques. C’est à l’aune de ce renversement qu’un nouveau fondement à la relation de pouvoir est introduit, à savoir l’incapacité à comprendre la complexité et la complétude des enjeux de ce nouveau monde, et qui a conduit par exemple Nicolas Sarkozy à orchestrer en 2008 un « détournement de démocratie », en dépit du refus, prononcé en 2005, de l’établissement d’une constitution pour l’Europe.

La crise de la démocratie qui en découle et qui a pris la forme des Gilets jaunes en France, du Brexit, des victoires de la Ligue, de l’AfD ailleurs en Europe et de l’élection de Donald Trump aux États-Unis, charrie avec elle une mutation de la réaction populaire. En effet, la désobéissance, les insurrections ou révolutions, qui ont été les vecteurs de l’exigence de représentation puis de participation à travers les siècles, ont été remplacées par une stratégie de retrait ou de sécession, au sens premier du terme, et dont témoignent ces « insurrections démocratiques ».

À la nouvelle sécession des élites répond désormais une sécession du peuple, dont les États-Unis nous ont récemment offert le triste spectacle. Si la défiance envers le gouvernement fédéral est traditionnellement forte et toute intrusion dans la vie privée assimilée à un totalitarisme, celle-ci a franchi une étape avec, par exemple, le développement du mouvement conspirationniste, Qanon, ou encore l’envahissement du Capitole du Michigan pour exiger la fin des restrictions liées au coronavirus. Le rejet des vecteurs d’information ensuite, que l’hystérie des grands médias traditionnels dans le traitement de Donald Trump n’a pas manqué de nourrir. Moins de 30 % des Américains font désormais confiance aux médias et des millions d’entre eux, souvent républicains, ont rejoint le réseau social Parler, qui promet une liberté d’expression totale. Le rejet des partis traditionnels enfin. Si la victoire de Trump aux primaires de 2016 et le soutien des élus républicains à ses demandes de recomptage en 2020 signent un bouleversement bien compris par les élus classiques des attentes de leurs électeurs, les démocrates ne sont pas en reste. Car au-delà du choix de Biden, les électeurs démocrates se sont radicalisés et revendiquent un wokisme, une cancel culture et une intersectionnalité des luttes poussée à l’extrême, qui prend la forme d’une exigence de désarmement de la police et d’épuration de l’espace public et du débat intellectuel de ce qui est jugé non conforme au dogme diversitaire et progressiste.

Les sociétés occidentales menacent désormais d’imploser à mesure que les peuples se persuadent que leurs gouvernants agissent non plus sans eux, mais contre eux. Elles menacent de vivre, sous une forme différente certes, ce que la France de 1793 connut, lorsque le peuple parisien suspecta le roi et ses partisans d’être les agents de l’étranger.

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À propos de l’auteur
Paul Godefrood

Paul Godefrood

Paul Godefrood est diplômé de l'Essec. Il est conseiller politique au Sénat.
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