Podcast – Tancrède Josseran : « Depuis 2011, la Syrie est le point de mire de toute la politique étrangère turque »

1 novembre 2014

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : La Syrie (c) Unsplash
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Podcast – Tancrède Josseran : « Depuis 2011, la Syrie est le point de mire de toute la politique étrangère turque »

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Quelles sont les raisons qui motivent l’ambiguïté d’Ankara à l’égard des djihadistes de l’État Islamique ? Tancrede Josseran, spécialiste de la Turquie contemporaine, décrypte les enjeux de politique régionale et intérieure de ce pays pivot à la croisée des chemins. Tancrède Josseran est attaché de recherche à l’Institut de Stratégie et des Conflits (ISC), auteur de La nouvelle puissance turque (Ellipses, Paris, 2010). Il collabore également à la revue géopolitique Conflits.

Entretien réalisé par Tigrane Yégavian, paru dans le mensuel France-Arménie n° 413 de novembre 2014.

France Arménie

France Armenie : Comment expliquer l’apparente passivité d’Ankara face à la montée en puissance de l’État Islamique ?

Tancrède Josseran

Tancrède Josseran

Tancrède Josseran : La Turquie est depuis plusieurs semaines l’objet de vives pressions de la communauté internationale pour prendre une part plus active dans la lutte contre l’État islamique (EI). Les États-Unis et le Royaume-Uni, depuis le fiasco de l’expédition irakienne, hésitent à trop s’engager. Obama, fidèle à sa ligne de conduite, préfère garder profil bas. La France, en raison de la restructuration de ses armées et de ses interventions en Afrique, est à l’extrême limite de ses capacités. Sur le terrain, l’armée irakienne a fait preuve de son incompétence. Les soldats irakiens, pour la plupart chiites, n’ont aucune envie de sacrifier leur vie dans la reconquête de zones peuplées de sunnites. L’Iran aurait davantage de possibilités mais les Israéliens freinent tout rapprochement avec l’Occident qui aurait pour conséquence de réintégrer de facto Téhéran dans le concert des nations sans que la question du programme nucléaire ait été au préalable réglée. Aussi, la Turquie, membre de l’OTAN avec son armée de 600 000 hommes, demeure le seul pays à pouvoir intervenir de manière efficace. Seulement, Ankara hésite.
Depuis 2011, la Syrie est devenue le point de mire de toute la politique étrangère turque. Devant l’impossibilité d’obtenir une sortie pacifique de Bachar Al-Assad, la Turquie, convaincue de l’imminence de la chute du régime, a choisi de soutenir l’ensemble des rebelles syriens. La frontière turque est devenue sur 800 kilomètres la base arrière des insurgés. Les services secrets turcs équipent et entraînent sans trop se soucier de leur orientation les groupes d’opposants, de l’Armée Syrienne Libre à l’EI en passant par le Front Al-Nosra. A la mi-2012, le gouvernement syrien évacue la zone frontalière et laisse le champ libre aux activistes du PYD, la branche syrienne du PKK. L’objectif est double. D’une part, il permet à Damas de reconcentrer ses forces dans les grandes villes; d’autre part, il offre à l’opposition kurde un balcon sur le territoire turc. Les Turcs, à leur tour, doivent faire face à une possible déstabilisation. La ville de Kobané occupe au sein de ce dispositif une place centrale. A mi-chemin de la frontière irakienne et de la Mer Méditerranée, elle contrôle la route de la Turquie par où se déversent combattants étrangers et pétrole de contrebande. Sa chute aux mains de l’EI permettrait d’assurer une continuité territoriale et de relier l’hinterland turc à Rakka, le bastion de l’EI en Syrie. Jusqu’au mois d’août, kurdes et djihadistes avaient trouvé un compromis. Le pétrole irakien de contrebande revendu en Turquie, principale source de financement de l’EI, transitait via Kobané, en échange d’une taxe. A partir du mois de septembre 2014, les djihadistes, forts de leur victoire de l’été, décident d’en finir avec l’enclave kurde.
En réalité, l’attitude du gouvernement turc obéit à des considérations d’ordre rationnel. Ankara défend ses intérêts nationaux et non la métaphysique abstraite des Droits de l’Homme. En ce sens, rappelle Julien Freund, « la sincérité, la générosité et la bonté peuvent compromettre la réalisation des buts politiques, si l’on estime que seul le bien engendre le bien et le mal uniquement le mal ». Le 2 octobre dernier, les Turcs ont accepté le principe d’une action terrestre contre l’EI. Cependant, ils subordonnent sa réalisation à plusieurs conditions. Ankara, qui lutte déjà avec le régime de Damas et l’insurrection kurde, ne veut pas se créer un troisième ennemi inutilement. Les Turcs souhaitent obtenir au préalable des garanties formelles des Occidentaux…

Lesquelles ?

Les combattants kurdes résistent à la pression de l'EI

Les combattants kurdes résistent à la pression de l’EI. Crédit photo : DR

Des garanties sur trois points : création d’une zone d’exclusion aérienne, délimitation au sol d’une bande de sécurité sanctuaire à proximité de la frontière, entraînement et formation de l’opposition syrienne modérée.
Le souci principal d’Ankara n’est pas l’EI. La priorité du gouvernement turc est d’accélérer la chute du régime de Damas, tout en empêchant les Kurdes du PKK d’établir un embryon d’État à leurs portes qui jouirait d’un début de reconnaissance internationale. Pour preuve, les Turcs ont conditionné leur assistance aux Kurdes de Kobané à la condition expresse que ces derniers reconnaissent l’autorité de l’Armée Syrienne Libre et rompent tout contact avec Bachar Al-Assad. Ce qui serait pour les Kurdes renoncer à leur autonomie et en dernier ressort à leur raison d’être.
Plus globalement, les Turcs ont en tête le précédent libyen et voudraient pouvoir le rééditer. En 2011, les Occidentaux avaient obtenu de l’ONU la création d’une zone d’exclusion aérienne à Benghazi. Cette zone d’exclusion, avec l’aide de l’aviation occidentale, avait fini par s’étendre jusqu’àTripoli et aboutir à la chute de Kadhafi…
Le contexte des élections législatives de juin 2015 explique en grande partie la politique turque. Erdogan souhaite à cette occasion amender la Constitution et accroître ses pouvoirs de président. Cependant, il lui manque la majorité absolue (367 sièges) à l’Assemblée nationale. Pour obtenir ce quorum, il a besoin d’un bilan qui puisse satisfaire le plus grand nombre d’électeurs. La question des réfugiés et celle du processus de paix avec les Kurdes en constituent la trame principale.
En outre, la Turquie compte presque deux millions de réfugiés syriens sur son sol. Les camps prévus pour accueillir 250 000 personnes sont saturés. Le trop-plein de réfugiés se répand dans les grandes agglomérations turques et engendre des problèmes de cohabitation. Le travail au noir tire les salaires vers le bas tandis que les prix des loyers explosent. Le retour de ces réfugiés dans une Syrie même partiellement libérée de l’emprise d’Assad soulagerait grandement les autorités turques. Rappelons également que les Turcs ont ouvert des pourparlers discrets avec le PKK, dans l’espoir de parvenir à un règlement
général du conflit. Erdogan veut négocier mais en situation de force. Or, la formation aux frontières même de la Turquie d’un Kurdistan autonome sous la tutelle directe du PKK serait une catastrophe. Elle serait pour les Kurdes de Turquie (20 millions d’individus) un précédent et un dangereux exemple à suivre. A la différence des dirigeants du Kurdistan irakien qui évitent de lorgner sur le Sud-Est de l’Anatolie, les Kurdes de Syrie s’inscrivent davantage en raison de leur filiation avec l’organisation d’Abdullah Öcalan dans une démarche pankurde.
Pour toutes ces raisons, la Turquie est au nom de la raison d’État prête à sacrifier la ville de Kobané. Les Turcs considèrent l’EI comme un moindre mal, voire des alliés objectifs. Seul un engagement solennel des Occidentaux à intervenir directement en Syrie pour faire chuter le régime de Damas pourrait faire fléchir Ankara.

Depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir, en 2002, la politique étrangère de la Turquie était l’oeuvre d’Ahmet Davutoglu, qui était devenu ministre des Affaires étrangères en mai 2009. Quel bilan dresseriez-vous de son passage à la tête de la diplomatie? Pourquoi Recep Tayyip Erdogan, une fois élu président, l’a-t-il nommé Premier ministre?

L'armée turque prend position face à Kobané, mais n'intervient pas

L’armée turque prend position face à Kobané, mais n’intervient pas. Crédit photo : DR

Ahmet Davutoglu est le principal théoricien de l’équipe gouvernementale. Ses relations avec l’islam politique sont anciennes. En effet, avant de se lancer dans une carrière universitaire, Davutoglu a fréquenté durant sa jeunesse les rangs de l’Association Nationale des Étudiants Turcs, école de cadres de la droite radicale turque dans les années 70. Il y croise la route de la plupart des dirigeants de l’AKP. Erdogan sait qu’il peut faire confiance à cet exécutant loyal.

Toutefois, le bilan d’Ahmet Davutoglu à la tête de la diplomatie turque est contrasté. Incontestablement, la Turquie a connu au tournant des années 2000 des succès. Tout d’abord, c’est la fameuse politique « Zéro problème avec les voisins ». La Turquie s’ouvre sur son environnement régional immédiat et se défait de son image de fourrier de l’impérialisme occidental. La critique sans concession d’Israël impressionne la rue arabe et apporte à Ankara un surcroît de légitimité. Puissance respectée, elle offre sa médiation dans les conflits qui ensanglantent la région. Au début des printemps arabes, le prestige d’Ankara est à son zénith. La Turquie fait figure de modèle de démocratie islamique, synthèse réussie entre valeurs traditionnelles, démocratie et économie de marché.
Mais saisie d’orgueil, la politique turque va sombrer dans la démesure. Les ingérences répétées d’Ankara dans les affaires intérieures égyptiennes et syriennes vont raviver les vieux réflexes anti-turcs des pays arabes. Pire, la Turquie, dans sa volonté de remodeler la région, confessionnalise sa politique étrangère en se faisant le porte-drapeau avec le Qatar et l’Arabie saoudite d’un axe sunnite. Au grand effroi des États chiites (Iran, Irak, Syrie), la Turquie équipe et soutient des groupes armés sunnites. En quelques mois, Ankara perd ses représentations diplomatiques dans les grandes capitales du Moyen- Orient. Ainsi, les postes d’ambassadeur au Caire, Damas et Tel-Aviv sont-ils vacants. Isolée, critiquée de toutes parts, la Turquie semble condamnée à la fuite en avant.

Le 10 août 2014, Erdogan recevait l’onction du suffrage universel lors de son élection à la présidence de la République. Comment expliquer la permanence de son succès plus de 10 ans après l’arrivée au pouvoir de l’AKP ?

Erdogan a compris que l’emplacement stratégique de son pays et de sa mégalopole Istanbul, entre Orient et Occident, mettait la Turquie en position de capter les flux de l’Ancien et du Nouveau monde.

Erdogan a compris que l’emplacement stratégique de son pays et de sa mégalopole Istanbul, entre Orient et Occident, mettait la Turquie en position de capter les flux de l’Ancien et du Nouveau monde. Crédit photo : worldeconomicforum via Flickr (cc)

Le Parti de la Justice et du Développement est aux commandes de la Turquie depuis novembre 2002. Trois raisons expliquent cette étonnante longévité politique. Tout d’abord, les Turcs conservent un très mauvais souvenir de la fin des années 90. Cette décennie perdue a vu la Turquie s’enfoncer dans la spi- rale de la dépression économique et de l’instabilité politique. Victime du syndrome de la citadelle assiégée, la Turquie entre- tenait des relations exécrables avec ses voisins. En 2001, au bord de la banqueroute, Ankara est contraint de mendier un prêt au FMI.
Ensuite, le bilan économique de l’AKP est flatteur. En quelques années, le gouvernement islamo-conservateur terrasse l’inflation, jugule la crise de la dette, dégraisse le secteur public. La croissance repart et frôle les 10%. Marché émergent, la Turquie attire de nouveaux investisseurs, en particulier en provenance des pétromonarchies du Golfe. Une nouvelle génération d’entrepreneurs pieux s’affirme. Elle bat en brèche les positions des vieilles élites kémalistes stato-centrées d’Istanbul et d’Ankara. En même temps, l’AKP, à travers d’ambitieux programmes sociaux et éducatifs, redistribue aux plus déshérités les mannes de la croissance. Le pays se couvre d’infrastructures modernes. Erdogan a compris que l’emplacement stratégique de son pays et de sa mégalopole Istanbul, entre Orient et Occident, mettait la Turquie en position de capter les flux de l’Ancien et du Nouveau monde.

Enfin, sur le plan politique, l’absence d’une opposition ou de contre-pouvoirs véritables explique le succès des islamo- conservateurs. De manière très habile, Erdogan a détourné le processus d’adhésion à l’Union européenne de sa vocation première. Elle est pour lui le moyen de briser les assises de l’oligarchie militaro-kémaliste. En effet, le processus d’harmonisation avec les standards européens des droits de l’Homme passe nécessairement par le renvoi de l’armée dans ses casernes. Or en Turquie, l’armée est la gardienne de la laïcité. En quelques années, avec la bénédiction de Bruxelles et de Washington, désireux de promouvoir un modèle de « démocratie islamique », l’armée turque est décapitée.
Quant à la gauche, elle représente les classes urbaines occidentalisées. Ces «Turcs blancs», longtemps surreprésentés au sein de la bureaucratie et de l’armée, n’ont jamais su parler au peuple un langage intelligible. Au contraire, leur paternalisme condescendant couplé à une défense crispée des principes laïcs sont apparus trop souvent comme la justification de l’exclusion des «Turcs noirs». C’est-à-dire du petit peuple humble et dévot, et par conséquent de la majorité de la population. Erdogan a parfaitement su incarner cette périphérie tenue à l’écart des affaires de la République et qui aujourd’hui, grâce à l’AKP, prend sa revanche.

Crédit photo (haut de page) : Global Panorama via Flickr (cc)

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