Élections en Roumanie : laboratoire du dilemme libéral

30 avril 2025

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Le président roumain Klaus Iohannis, au centre et le premier ministre néerlandais Mark Rutte, à droite, à La Haye, Pays-Bas, le mardi 27 juin 2023. (AP Photo/Peter Dejong, File)/XAA101/24072624844259/FILE PHOTO/2403121830

Abonnement Conflits

Élections en Roumanie : laboratoire du dilemme libéral

par

Le 4 mai se déroulera le premier tour des élections présidentielles en Roumanie. Des élections marquées par l’annulation du précédent scrutin sur fond d’ingérences russes dans le processus électoral. La Roumanie devient ainsi un laboratoire de la question démocratique en Europe.

Alexandre Hogu, assistant de recherche à l’Institut Thomas More, auteur de la note « La Roumanie, un acteur ascendant au carrefour de l’Europe orientale et du bassin pontique » publiée par l’Institut Thomas More en décembre 2024 (disponible ici)

Le 6 décembre 2024, la Cour constitutionnelle de Roumanie (CCR) a pris une décision historique, lourde de conséquences : l’annulation des résultats du premier tour de l’élection présidentielle qui avait consacré l’avance inattendue du candidat souverainiste Calin Georgescu. S’appuyant sur la déclassification d’un rapport du Conseil suprême de défense du pays (CSAT), la Cour a jugé qu’en raison de cyberattaques menées contre le processus électoral, une médiatisation artificiellement augmentée sur les réseaux sociaux et des soupçons de financements frauduleux de la part du candidat populiste, l’élection ne pouvait être menée à son terme.

La décision provoqua alors des sentiments contradictoires – stupeur, outrages ou soulagements – de part et d’autre de la classe politique. En mars dernier, le Bureau électoral central (BEC) a ajouté à la confusion et aux tensions en décidant d’invalider la candidature de Calin Georgescu pour l’élection reportée dont le premier tour se tiendra ce dimanche 4 mai.

De l’annulation de l’élection de décembre 2024 à l’invalidation de la candidature de Georgescu en mars 2025

Les raisons invoquées ont à leur tour suscité de nombreuses réactions. Faisant l’objet de l’annulation de la CCR de décembre 2024 et n’ayant, selon la formule du bureau lui-même, pas « défendu la démocratie », le BEC a jugé légitime de refuser à Calin Georgescu sa participation à cette élection-ci. Les recours du camp souverainiste, uni autour de lui, ont tous été vains. C’est finalement George Simion, chef du premier parti souverainiste du pays, AUR, qui représentera ce camp, bien que la figure de proue du mouvement ne se soit pas exprimée explicitement en sa faveur.

Résultats en pourcentage des principaux partis politiques aux élections législatives en Roumanie lors des élections du 1er décembre 2024 – AFP / AFP / JONATHAN WALTER

Depuis décembre 2024, Calin Georgescu a fait l’objet de nombreuses enquêtes et investigations, notamment dans le cadre de financements non déclarés via des directs sur la plateforme Tik Tok. Des perquisitions ont eu lieu chez certains de ses donateurs. Il a lui-même été interpellé par la police de Bucarest afin de recueillir son témoignage dans une enquête pour « atteinte à l’ordre constitutionnel ».

On le voit, de rebondissement en rebondissement, l’actualité politique roumaine est particulièrement chahutée depuis plusieurs mois. Les réactions sont vives de part et d’autre de l’échiquier politique et des manifestations d’ampleurs se sont succédé entre janvier et mars au gré des décisions judiciaires, parfois au prix de quelques heurts. En effet, Calin Georgescu est une figure populaire – les derniers sondages avant son invalidation le propulsaient à presque 40% des suffrages dès le premier tour –, et ce feuilleton judiciaire est vécu par ses partisans comme une manipulation de la justice.

Le rapport du CSAT, au cœur des critiques

La déclassification du rapport du CSAT, demandée par Klaus Iohannis, président de la République jusqu’en décembre dernier, a été le déclencheur du feuilleton politico-judiciaire. Ce rapport est fortement contesté par les souverainistes et, ce, d’autant plus que les mois qui ont suivi en ont montré les imperfections et les limites. L’avis de Victor Ponta, l’un des quatre principaux candidats pour le scrutin du 4 mai, est assez représentatif de l’opinion souverainiste : le rapport du CSAT a été commandé par Iohannis afin de donner matière à la Cour constitutionnelle pour appuyer sa décision. Le rapport accablant n’aurait alors été qu’un prétexte pour que le Parti social-démocrate, écarté du second tour de décembre, reprenne la main.

Ceux qui critiquent le rapport pointent plusieurs de ses arguments : d’une part, le lien entre Georgescu et la Russie – le rapport parlait de l’appui d’un « acteur étatique » – n’a pas été prouvé formellement ; d’autre part, le rapport est lacunaire et ne fournit que peu de preuves de ce qu’il avance. Les cyberattaques qui ont visé les bureaux de vote – ce qui a justifié en partie la décision de la Cour –, ont toutes été repoussées avec succès et n’ont donc pas fausser le décompte des voix.

Ce qui ressort de réellement douteux, ce sont les financements de Georgescu, dont on suppose fortement qu’ils sont mêlés à des entreprises de blanchiment d’argent, en plus d’influenceurs qui auraient été payés pour faire la promotion du candidat. À cela s’ajoute une vingtaine de milliers de faux comptes Tik Tok qui auraient augmenté artificiellement la visibilité du candidat. Ce sont donc de possibles délits financiers et une surreprésentation artificielle sur un réseau social qui justifient cette décision. Vue sous cet angle, la décision de la CCR est fragile.

Agrandissement de l’espace Schengen

Une décision contestable ?

L’annulation des élections le 6 décembre 2024 constitue une décision historique pour trois raisons : la première que constitue l’annulation d’une élection présidentielle, situation très rare dans le reste de l’Europe ; l’implication des réseaux sociaux dans une campagne d’influence massive qui mène à l’annulation ; et la forme hautement critiquable de la décision de la Cour constitutionnelle. En effet, sans entrer dans trop de détails juridiques, la CCR s’est auto-saisie et a pris une décision de très grande ampleur. D’ordinaire, la Cour ne peut se saisir elle-même. Il s’est agi ici d’une saisine ex officio – une compétence qui n’est pas inscrite dans la loi. Par ailleurs, l’annulation pure et simple des résultats aurait sans doute pu être évitée. On aurait pu se contenter d’évincer Georgescu et laisser à la candidate libérale Elena Lasconi – qui ne concourt pas au scrutin de dimanche prochain – son droit d’être élue face au troisième candidat. La décision apparaît donc disproportionnée, d’autant plus que la candidate Lasconi aurait pu saisir la Cour après les élections et que l’on a interrompu le scrutin qui avait déjà commencé auprès des Roumains de l’étranger.

De plus, certaines critiques adressées au candidat Georgescu sont objectivement discutables : lui reprocher un usage abusif des réseaux sociaux alors qu’il n’y avait pas de cadre légal qui en délimitait l’usage pendant une élection est contestable. D’une manière générale, la réponse de la CCR a étonné par son contenu lapidaire et lacunaire.

Ce qui est troublant dans cette affaire, c’est que l’annulation semble avoir été le seul but de toutes ces démarches. On observe en effet que, si des recommandations sur les modalités de déroulement des campagnes électorales sur les réseaux sociaux ont été émises dans la foulée de la décision de la CCR, aucune n’a été mise en œuvre depuis le mois de décembre. L’enquête sur les financements de Georgescu a révélé que le candidat Ciuca, chef du parti national-libéral (PNL), a payé des services pour la création de faux comptes qui devaient aider à l’émergence de petits candidats, dans le but disperser les voix des principaux adversaires. Cela a profité en effet à Georgescu mais, bien que cela soit illégal, Ciuca ne s’est pas vu quant à lui interdire une possible participation à l’élection de ce dimanche. Le président de la CCR et deux autres juges qui ont approuvé l’annulation du 6 décembre ont par ailleurs été décorés par le président Iohannis en février 2025 pour avoir défendu « la suprématie de la Constitution, de ses valeurs et du parcours démocratique de l’État roumain ».

Il ne s’agit pas ici de dédouaner le candidat populiste de ses fraudes éventuelles et de dénier des liens avec Moscou qui restent encore à clarifier. Mais la décision de la Cour est symptomatique du dilemme auquel sont de plus en plus confrontés les démocraties libérales, leurs institutions et leurs soutiens, en Europe comme outre-Atlantique. Ainsk, comment faire barrage aux candidats populistes ?

Le dilemme libéral : jusqu’où peut-on aller au nom de l’État de droit ?

L’année 2024 a été difficile pour les partis libéraux en Occident : victoire de Donald Trump aux États-Unis, élections européennes marquées par une poussée des droites nationales, dissolution de l’Assemblée nationale en France, élections roumaines, etc. Les réactions varient d’un pays à l’autre mais, au niveau européen, l’on regarde d’un œil attentif les outils employés par chacun dans le barrage face à l’« illibéralisme » et à la lame de fond populiste.

Du point de vue des différentes forces libérales – qu’on peut qualifier de pro-européennes, multiculturalistes et attachées à une vision extensive des droits humains –, le populisme de droite est une menace existentielle pour la démocratie. Une large victoire d’un candidat comme Calin Georgescu aurait signé, de leur point de vue, vraisemblablement la fin de la démocratie roumaine. C’est un combat dans lequel chaque élection est un risque de voir le pays sombrer dans l’obscurantisme, l’« illibéralisme » et l’ombre du Kremlin. Partant, l’utilisation de moyens extraordinaires est légitime ; la justice devient un ultime rempart pour sa propre survie.

Le dilemme des libéraux consiste à faire barrage aux souverainistes sans trahir l’État de droit. Dans ces grandes controverses politiques, on le voit, l’instrumentalisation de la justice est acceptée par une partie de la classe politique et de l’opinion. Elle révolte symétriquement ceux qui sont visés. Le risque est important, pour le camp libéral, de voir ces coups de force grossir les rangs populistes, et surtout d’accentuer une colère qui peinera à redescendre. La Roumanie est marquée par la persistance de la corruption et un personnel politique qui peine à se renouveler du côté des grands partis de gouvernement. Le vote Georgescu n’était pas qu’une adhésion tout entière au projet du candidat, mais aussi le symptôme d’un dégagisme particulièrement visible dans les votes de la diaspora roumaine en Europe occidentale.

La Roumanie est un pays qui entre tardivement dans l’ère des poussées populistes. Là où des pays comme la Suède ou l’Italie ont absorbé en partie la vague des années 2010 et où l’on peut observer un moment « post-populiste, selon la formule du politologue Thibault Muzergues, la droite dure roumaine est assez récente comme force sérieuse d’opposition. La riposte judiciaire contre Calin Georgescu a montré à quel point les partis de gouvernement roumains ne s’étaient pas préparés à faire face à ce surgissement.

Enfin, dans cette tendance qui traverse presque toutes les démocraties occidentales, de la mer Noire à l’Atlantique, il est difficile de tirer autre chose qu’une conclusion en demi-teinte, et peu satisfaisante selon laquelle chaque partie est fautive à un moment ou un autre et porte une part de responsabilité dans le marasme qu’elle prétend combattre. Dans ces polémiques et ces controverses, qui fragilisent la démocratie et le corps politique de la nation, la question de la légitimité est au cœur de la tension entre un pouvoir judiciaire qui redéfinit les contours de l’expression démocratique au nom de la loi et des personnalités politiques fortes d’une légitimité « populaire », bien réelle ou parfois artificiellement gonflée, on l’a dit. Il semblerait que, dans cette période cathartique de nos démocraties, l’antagonisme des forces libérales et des forces populistes produise un moment « schmittien » dans lequel chaque partie revendique un type de légitimité qui sauvegarde son existence politique. Le droit contre le peuple : voilà le dilemme dont on peine à voir comment nos pays vont sortir, la Roumanie comme les autres.

Mots-clefs :

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !
À propos de l’auteur
Revue Conflits

Revue Conflits

Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.

Voir aussi

Coopération militaire nordique dans l’Arctique à l’époque de Trump

La période où l’Arctique était une zone de faible tension géopolitique est révolue. Les pays nordiques doivent unir leurs forces pour protéger au mieux leurs intérêts dans une région de plus en plus importante sur le plan géostratégique. Maintenant que la realpolitik et la politique...