Dans le conflit qui oppose l’Inde au Pakistan, New Delhi a décidé de suspendre le traité régissant le partage des eaux de l’Indus. Une suspension qui fait craindre des conséquences sociales dramatiques pour le Pakistan.
Le 22 avril dernier, des militants affiliés au groupe Résistance du Cachemire ouvraient le feu sur des touristes dans la ville de Pahalgam située dans la partie indienne du Cachemire, une région qui cristallise les tensions entre l’Inde et le Pakistan depuis 1947. Cette attaque terroriste a coûté la vie à vingt-six personnes, dont un ressortissant népalais, et constitue l’attentat le plus meurtrier ayant eu lieu sur le sol indien depuis celui de mars 2000, qui avait fait 36 victimes civiles.
New Dehli a accusé Islamabad d’être derrière cette attaque et a riposté en frappant plusieurs sites pakistanais qu’elle considérait comme des bases djihadistes. Parallèlement aux représailles militaires, les autorités indiennes ont décidé de suspendre unilatéralement le Traité sur les eaux de l’Indus (ou « Indus Water Treaty », ci-après le « Traité ») dès le lendemain de l’attentat. De son côté, le Pakistan a répondu par des bombardements sur des bases aériennes indiennes. Alors qu’une escalade entre les deux puissances nucléaires étaient redoutée par l’ensemble des acteurs internationaux, un cessez-le-feu est intervenu le 10 mai.
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Malgré le cessez-le-feu, l’Inde a maintenu la suspension du Traité. Au vu des enjeux économiques, agricoles et climatiques, un tel positionnement pourrait entraîner des conséquences catastrophiques pour les populations du Pakistan qui dépendent des ressources en eau provenant du fleuve. Alors que le gouvernement pakistanais indique que toute perturbation du Traité serait considérée comme « un acte de guerre »[1], le risque de la reprise des hostilités est réel.
Un traité à l’importance capitale pour les deux pays
Le Traité des eaux de l’Indus a été signé entre l’Inde et le Pakistan en 1960 après des négociations menées sous l’égide de la Banque Mondiale afin de définir les droits et obligations des deux pays sur les eaux de l’Indus. Ce grand fleuve de l’Asie du Sud, qui prend sa source dans les hauteurs du plateau tibétain, traverse le nord-ouest de l’Inde et le Pakistan pour venir se jeter dans la mer d’Arabie, près de Karachi. En vertu du Traité, l’Inde garde l’utilisation exclusive des affluents est du fleuve (Sutlej, Ravi et Beas) quand le Pakistan jouit sans restriction de l’usage du fleuve Indus lui-même et de ses deux affluents ouest (Jhelum et Chenab). Le Traité prévoit par ailleurs que l’Inde a le droit d’utiliser les fleuves pour construire des barrages, mais ne peut pas perturber le cours des affluents au détriment du Pakistan qui se situe en aval.
Le fleuve Indus et les affluents ouest jouent un rôle fondamental dans l’économie du Pakistan en ce qu’ils permettent de répondre aux besoins en eau de 80% de l’activité agricole,[2] qui représente elle-même 24% du PIB du pays ainsi que 37,4% des emplois[3]. Une importance renforcée par le fait que les régions du Panjab occidental et de Sindh pourraient avoir à déplorer une pénurie en eau pouvant atteindre 35% lors de la phase finale de la saison des cultures[4]. Par ailleurs, depuis l’entrée en vigueur du Traité, la population indienne a triplé quand celle du Pakistan a été multipliée par cinq. Le contexte démographique doit absolument être pris en compte afin de mesurer l’importance des ressources en eau. En effet, l’Inde fait face à des risques de pénuries qui menacent déjà 600 millions de ses habitants alors que les besoins sont censés doubler d’ici à 2030[5].
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La gestion du fleuve est également un sujet environnemental de premier plan. Le bassin fluvial de l’Indus, qui héberge 268 millions de personnes, est considéré comme la plus vulnérable des 78 réserves d’eau mondiales. Son instabilité est due au rétrécissement des glaciers qui correspond à la disparition de 23,3% de la surface couverte en deux ans, mais aussi au fait que ses réserves d’eau souterraine subissent l’un des stress hydriques les plus élevés[6] (on parle de stress hydrique quand les demandes en eau dépassent les ressources). De plus, les variations climatiques conduisent à augmenter les risques de crues et d’inondations dont les conséquences pourraient être maîtrisées plus efficacement au prix d’une meilleure coopération entre les deux pays, notamment dans la gestion des barrages et dans la transmission des données que ceux-ci permettent de recueillir.
Un traité à l’existence mouvementée
Depuis sa conclusion en 1960, le Traité fait fréquemment l’objet de tensions relatives à son fonctionnement. L’un des principaux points de désaccord concerne les barrages construits par l’Inde ainsi que ses autres projets situés sur différentes portions du fleuve Indus. Le Pakistan a ainsi émis de nombreuses critiques à l’encontre de New Dehli, dénonçant une gestion des barrages abusive[7]. Les autorités pakistanaises accusent l’Inde de volontairement réduire le débit du fleuve et redoutent également que ces barrages ne soient dans l’incapacité de faire face aux crues en période de moussons, ce qui pourrait être synonyme d’inondations pour les régions pakistanaises situées en aval.
En 2023, l’Inde avait rejeté l’intervention de la Cour permanente d’arbitrage dans la résolution d’un litige l’opposant au Pakistan dans le cadre de deux projets de constructions hydroélectriques : le projet Ratle d’une capacité totale de 850 mégawatts situé sur le Chenab et le projet Kishenganga d’une capacité de 330 mégawatts situé sur le Jhelum[8]. Le dossier est désormais entre les mains d’un expert neutre qui devra notamment se prononcer sur la conformité des volumes d’eau retenus avec le Traité[9].
Plus récemment, le site de Reuters indiquait que les travaux avaient repris sur le projet Ratle ainsi que sur trois autres constructions hydroélectriques situées eux aussi sur le Chenab, dans le Cachemire indien, afin que ces constructions, d’une capacité totale de 3 014 mégawatts, soient en état de marche avant août 2028, tirant ainsi profit de la suspension unilatérale du Traité[10].
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Le fait que l’existence du Traité soit menacée à la suite d’exactions terroristes n’est pas une nouveauté. À la suite des attentats du 18 septembre 2016 au cours desquels des terroristes avaient attaqué la base militaire indienne d’Uri, dans la partie indienne du Cachemire, tuant 18 militaires, le Premier ministre indien Narendra Modi avait déclaré : « Le sang et l’eau ne peuvent pas couler ensemble »[11]. Le 14 février 2019, un attentat-suicide frappait un convoi militaire indien, faisant plus de 40 morts, dans le Jammu-et-Cachemire[12]. Mr Modi précisait alors sa menace de « couper l’eau » en ces termes : « Notre détournerons l’eau des affluents de l’est et la fournirons à notre peuple dans le Jammu-et-Cachemire et au Panjab »[13].
Ces tensions n’avaient débouché que sur des menaces jamais mises à exécution. À ce titre, la suspension unilatérale du Traité par l’Inde le 22 avril dernier n’a pas de précédent et ses conséquences font craindre une nouvelle escalade sur fond de crise humanitaire et écologique.
Les issues envisageables
D’un point de vue juridique, cette suspension unilatérale est une initiative qui s’inscrit en contradiction des dispositions du Traité dont l’article XII prévoit que toute modification ou suspension dudit Traité doit faire l’objet d’un accord entre les deux pays. En d’autres termes, à défaut d’un consentement mutuel quant à sa suspension, le Traité demeure en vigueur[14]. La classe politique pakistanaise l’a bien compris et considère que « modifier le débit des cours d’eau serait une violation du traité » pouvant conduire le Pakistan à « saisir la justice internationale »[15]. L’initiative unilatérale de New Dehli a propulsé le traité dans un vide juridique international synonyme d’incertitude.
Alors que le Pakistan considère que l’accès à l’eau relève de son intérêt national et que toute tentative d’arrêter le flux du cours d’eau « serait considérée comme un acte de guerre »[16], l’Inde pourrait voir dans cette situation une ouverture pour procéder à la renégociation du Traité. Le gouvernement indien estime en effet que celui-ci a été conclu à une époque où les besoins en eaux étaient moins importants et les risques climatiques n’avaient pas été suffisamment pris en compte. L’Inde aimerait bénéficier d’une plus grande liberté en matière de construction de barrages et déplore que le Pakistan ait recours à des procédures internationales, comme la saisine de la Cour permanente d’arbitrage, comme dans le cas du projet Ratle[17]. New Dehli pourrait conditionner la fin de la suspension du Traité à une renégociation lui offrant plus de latitude dans ses projets de constructions.
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Il s’agit de la solution la plus vraisemblable dans la mesure où l’Inde n’a pas vraiment intérêt à résilier le Traité, au vu de sa quête de respectabilité sur la scène internationale. L’Inde, qui se pose en partisan du rules based order, aurait beaucoup de difficultés à justifier la rupture unilatérale d’un traité international aussi sensible d’un point de vue humanitaire, économique et environnemental. Mr Modi, qui a constamment rappelé son attachement à la Charte des Nations Unies[18], pourrait difficilement se permettre de causer une crise humanitaire en privant le Pakistan de ressources en eau indispensables à son agriculture sous peine de voir son image internationale durablement écornée.
Alors qu’Ishaq Dar, vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères du Pakistan, a déclaré que le cessez-le-feu était menacé par la suspension du Traité[19], Reuters révèle que l’Inde prévoirait d’augmenter les quantités d’eau puisées au détriment des agriculteurs pakistanais dont les activités dépendent de l’affluent du Chenab[20].
[1] https://www.franceinfo.fr/monde/inde/l-inde-va-couper-l-eau-des-fleuves-qui-irriguent-le-pakistan-en-represailles-a-l-attentat-au-cachemire_7231524.html
[2] https://www.theguardian.com/world/2025/apr/29/farmers-pakistan-indus-waters-treaty-india
[3] https://www.finance.gov.pk/survey/chapter_24/2_agriculture.pdf
[4] https://profit.pakistantoday.com.pk/2025/03/08/wheat-production-at-stake-as-punjab-sindh-face-35-water-shortage/
[5] https://iwaponline.com/jwcc/article/16/2/493/106726/A-review-of-India-s-water-policy-and
[6] https://thediplomat.com/2025/05/indias-indus-waters-treaty-suspension-what-happens-next/
[7] https://foreignpolicy.com/2023/09/21/india-pakistan-indus-waters-treaty-dispute-climate-change-flood-drought/
[8] https://www.natstrat.org/articledetail/publications/indus-waters-dispute-india-s-strategic-victory-in-neutral-expert-proceedings-179.html#
[9] https://docs.pca-cpa.org/2025/01/87edfd60-2023-14-press-release.pdf
[10] https://www.reuters.com/world/asia-pacific/india-advances-kashmir-hydro-projects-after-suspending-pact-with-pakistan-2025-05-06/
[11] https://indianexpress.com/article/india/india-news-india/indus-water-treaty-blood-and-water-cant-flow-together-pm-modi-pakistan-uri-attack/
[12] https://www.lemonde.fr/international/article/2019/02/14/cachemire-indien-au-moins-33-morts-dans-l-attentat-le-plus-meurtrier-depuis-2002_5423608_3210.html
[13] https://www.nytimes.com/2019/02/21/world/asia/india-pakistan-water-kashmir.html
[14] https://thediplomat.com/2025/05/indias-indus-waters-treaty-suspension-what-happens-next/
[15] https://www.lefigaro.fr/international/inde-pakistan-malgre-un-cessez-le-feu-le-spectre-d-une-guerre-de-l-eau-20250511
[16] https://www.bbc.com/news/articles/cd9l9qwyv23o
[17] https://www.newindianexpress.com/explainers/2025/May/03/indus-waters-treaty-why-india-wants-to-re-negotiate-it
[18] https://timesofindia.indiatimes.com/india/india-backs-eus-quest-for-just-peace-in-ukraine/articleshow/118637170.cms
[19] https://www.nation.com.pk/13-May-2025/dar-warns-ceasefire-with-india-at-risk-over-indus-waters-treaty-suspension
[20] https://www.reuters.com/world/asia-pacific/india-weighs-plan-slash-pakistan-water-supply-with-new-indus-river-project-2025-05-16/