Au cœur de l’Asie du Sud-Est, la Thaïlande poursuit une obsession historique : ne plus jamais redevenir un État tampon entre les grandes puissances. Exposé à l’appétit chinois en Indopacifique, Bangkok joue la stratégie de l’équilibre.
Le peuple Thaï a toujours été un excellent assimilateur, capable d’adopter les outils de ses voisins pour mieux leur résister. Au XIXe siècle, il a su éviter la colonisation directe grâce à une diplomatie à la fois habile et opportuniste, les puissances britanniques et françaises s’accordant à faire du royaume de Siam un espace tampon pour éviter tout différend frontalier entre elles.
Le Siam n’a d’ailleurs pas échappé à une découpe de son territoire, l’une par les Britanniques pour pousser à l’est la limite de la Birmanie et au nord celle de la Malaisie, l’autre par les Français pour former l’Indochine avec la prise du Laos et du Cambodge.
C’est dans ce contexte, en 1907, que la France et le Siam signent un traité à l’origine du conflit territorial contemporain : le Siam cède à la France trois provinces cambodgiennes qu’il avait annexé au XVIIIe siècle.
Mais si les puissances européennes avaient décidé de faire du Siam un no mans land de leur course coloniale, elles ont aussi cherché à assurer leur influence à l’intérieur du royaume thaï. S’y intégrant mieux que la France, les Britanniques ont obtenu des privilèges commerciaux avec le traité de Bowring, en 1855. L’année suivante, Paris réclamait les mêmes avantages en ajoutant un volet religieux garantissant la protection des catholiques.
A l’ère de l’appétit chinois en Indopacifique, Bangkok veut à tout prix éviter ce type de scénario.
(c) Juliette Buchez pour Asialyst
Le Cambodge, nouvelle porte d’entrée d’une puissance étrangère ?
Plus d’un siècle après le traité, Phnom Penh, autrefois base française clé en Indochine, est perçu de plus en plus comme un relais de la puissance chinoise en Asie du Sud-Est. L’un des principaux dossiers est la construction du port en eaux profondes de Ream, dans le golfe de Thaïlande, avec des capitaux chinois. Officiellement civil, le projet est en réalité une plateforme supplémentaire de la projection maritime de Pékin dans la région. Des images satellites ont clairement révélé la présence de navires militaires chinois à quai.
Les autorités cambodgiennes démentent toute visée militaire. Mais pour Bangkok, cette infrastructure à proximité des zones maritimes contestées, dont les revendications croisées couvrent 26 000 km2 riches en ressources, est perçue comme une menace directe.
La Thaïlande n’a pas oublié la perte de ses provinces orientales. Elle n’a pas non plus oublié comment la France a exercé son influence depuis ces provinces ni la façon dont le Cambodge a plus tard interprété les frontières maritimes de 1907 pour revendiquer des zones offshores en 1972. La méfiance de Bangkok à l’égard de l’ambition chinoise sur le golfe de Thaïlande est exacerbée par l’importance des ressources gazières de la région, cruciales pour l’indépendance énergétique du royaume.
Ream pourrait aussi concurrencer le Corridor économique de l’Est (EEC) thaïlandais, pierre angulaire de la stratégie industrielle du pays. Situé sur la côte est du pays, l’EEC vise à attirer des investissements étrangers dans des secteurs technologiques avancés et à renforcer la connectivité régionale. Si la Chine privilégiait le Cambodge pour ses projets d’infrastructures et ses investissements stratégiques, notamment en raison d’une coopération politique plus docile, cela pourrait rediriger une partie des capitaux, des flux logistiques et des projets, vers le Cambodge au détriment de la Thaïlande.
Une diplomatie ouverte à la Chine
Face à la projection de puissance de la Chine dans le pays voisin et la concentration des États-Unis sur l’Indopacifique, la Thaïlande tente d’exercer une diplomatie d’équilibre, fidèle à sa tradition du « bambou qui plie avec le vent ». Cette posture repose sur la conscience que l’autonomie politique se paie parfois par des concessions économiques.
Si depuis le coup d’État militaire de 2014, les élites conservatrices thaïlandaises voient dans la Chine un partenaire plus stable que les États-Unis, cet échange est source d’inquiétude pour une partie de l’élite thaïlandaise. Certains craignent que le royaume s’éloigne de sa diplomatie traditionnelle d’équilibre pour « plier dans le vent chinois ». Soucieux de son équilibre salutaire, Bangkok montre des signes de réajustement depuis quelques années.
Assurer l’équilibre de la région
Après les élections de 2019, les relations avec les États-Unis se sont réchauffées. Certaines sanctions ont été levées, la coopération militaire a été renouvelée. Bangkok a même accueilli l’Indo-Pacific Economic Framework (IPEF) en 2023, initiative lancée par les États-Unis en mai 2022 pour renforcer la coopération économique dans la région indopacifique. La Thaïlande veut maintenir un lien fort avec Washington, tout en évitant de courroucer la Chine, ce qui impose une diplomatie d’équilibre.
Sur le plan économique, la Thaïlande essaie aussi d’élargir ses marchés d’exportation et ses partenariats technologiques, notamment vers le Japon, la Corée du Sud, l’UE et les pays de l’ASEAN. Elle courtise par exemple les industriels français de l’automobile, des transports et de l’énergie à venir investir dans le pays.
L’équilibre thaïlandais contribue à assurer la stabilité de l’Asie du Sud-Est, où les Européens ont leur carte à jouer. Paris est alignée avec cette politique. Au cœur de la montée des tensions entre la Thaïlande et le Cambodge après un échange de tirs le mois dernier, Emmanuel Macron s’est ainsi entretenu le 28 juin avec l’ex Première ministre thaïlandaise. Pour preuve de l’intérêt français en faveur de cet équilibre, il a accepté d’aider à la coordination des pourparlers entre les deux pays.