Tensions frontalières entre Thaïlande et Cambodge : un litige sur fond de pressions chinoises

15 juillet 2025

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Temple of Preah Vihear (c) Wikipédia

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Tensions frontalières entre Thaïlande et Cambodge : un litige sur fond de pressions chinoises

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Un soldat cambodgien tué en zone disputée relance les tensions frontalières avec la Thaïlande. Dans une région sous pression chinoise, ce conflit menace la stabilité et pousse Bangkok à renforcer ses partenariats, notamment avec la France

Le 28 mai dernier, la mort d’un soldat cambodgien à la suite de l’installation d’un avant-poste militaire dans une zone frontalière disputée a ravivé les tensions entre la Thaïlande et le Cambodge. Cette confrontation, qui s’est déroulée dans la province thaïlandaise d’Ubon Ratchathani (au nord du Cambodge), réamorce un conflit qui pourrait gravement déstabiliser cette région de l’Indopacifique.

À l’origine du conflit frontalier

Le conflit frontalier entre la Thaïlande et le Cambodge remonte à 1907, à l’époque où la France, puissance coloniale au Cambodge, avait défini les frontières avec le Siam (l’actuelle Thaïlande), le tracé devant suivre la crête des monts Dângrêk. Toutefois, les cartes produites par les Français en 1907 ont placé le temple de Preah Vihear du côté cambodgien, en contradiction avec la ligne de crête, pour gagner du terrain. Ce n’est qu’en 1934 que le Siam se rend compte de la supercherie. Depuis, il nourrit l’ambition de récupérer ce temple qui lui a été amputé.

(c) Juliette Buchez

En 1953, alors que le Cambodge devient indépendant, l’armée thaïlandaise occupe le temple. Phnom Penh proteste et, en 1959, saisit la Cour internationale de Justice. En 1962, la CIJ tranche en faveur du Cambodge en se fondant sur l’acceptation prolongée des cartes par le Siam.

Les revendications concurrentes se cristallisent alors sur les environs du temple. Lorsque le Cambodge propose en 2001 d’inscrire Preah Vihear au patrimoine mondial de l’UNESCO, la Thaïlande s’oppose, arguant que la frontière n’est pas clairement délimitée. En 2008, malgré une tentative d’accord, l’inscription est finalement obtenue par Phnom Penh avec le soutien initial puis retiré de Bangkok, sous la pression de l’opinion publique et de l’opposition.

En 2013, la CIJ confirme la souveraineté du Cambodge sur l’ensemble du promontoire de Preah Vihear. Toutefois, la Thaïlande continue de revendiquer une zone de 4,6 km² au pied du temple.

Temple of Preah Vihear (c) Wikipédia

Le temple étant construit au bord d’une falaise qui donne sur la Thaïlande, la situation est d’autant plus complexe que la seule route empruntable pour accéder au temple est thaïlandaise…

Un litige maritime aux enjeux colossaux

En 1970, le Cambodge a revendiqué pour la première fois le plateau continental thaïlandais, puis à nouveau en 1972. Ces revendications ont été contestées car elles ne respectaient pas les principes du droit international, notamment les Conventions de Genève de 1958 et la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982. En réaction, la Thaïlande a rejeté les délimitations cambodgiennes et déclaré son propre plateau continental en 1973.

Les deux pays définissent la borne frontière 73 comme point de référence, mais tracent leurs lignes frontalières dans des directions différentes.

La zone concernée est richement dotée : la zone d’environ 26 000 kilomètres carrés regorgerait d’à peu près 311 milliards de m³ de gaz naturel et du pétrole pour environ 500 millions de barils.

Source Khmers Times

Des négociations chroniquement bloquées

Depuis 1970, plusieurs tentatives de résolution ont été initiées. Le tournant diplomatique le plus marquant a eu lieu en 2001, avec la signature d’un mémorandum d’accord (MOU 2001) prévoyant la création d’une zone de développement conjoint et une démarcation maritime négociée. Toutefois, les crises politiques internes en Thaïlande et les tensions bilatérales, notamment liées à la nomination de Thaksin Shinawatra comme conseiller du Premier ministre cambodgien, ont paralysé le processus. Bangkok a même annoncé la résiliation du protocole, sans effet juridique.

La Thaïlande privilégie les partenariats

La Thaïlande, qui entretient également des différends territoriaux avec la Malaisie et le Vietnam, a su privilégier dans ces cas une approche diplomatique constructive. Avec Kuala Lumpur, un modèle de coopération dans une zone de développement conjoint a été mis en place en 1979, permettant aujourd’hui une exploitation gazière commune de 34 millions de m³ de gaz naturel par jour. Les bénéfices sont partagés à parts égales.

Ce succès est souvent cité comme exemple pour les négociations avec Phnom Penh.

Le différend frontalier avec le Cambodge menace l’équilibre de la région

Dans cette région de l’Indopacifique où la lutte d’influence entre la Chine et les États-Unis gagne en intensité, la Thaïlande cherche à préserver son autonomie. Elle l’a déjà fait au XIXe siècle, lorsque le Siam a su habilement se positionner en espace tampon entre les ambitions britanniques et françaises. Par une stratégie d’équilibre à l’égard de Washington et de Pékin, elle assure une certaine stabilité à la région prise en étau entre les projets économiques chinois et les organisations pro-occidentales, comme l’ASEAN. Bangkok multiplie également les partenariats avec le Japon, l’Australie, ou encore l’UE avec qui un accord de libre-échange est en train d’être finalisé.

Le conflit avec le Cambodge met en difficulté cet exercice d’équilibre, d’autant que la Chine, derrière Phnom Pen, en profite pour avancer ses pions. En plus d’accroître sa présence dans le golfe de Thaïlande, Pékin rêve de creuser le canal de Kra. Ce projet pensé dès la fin du XIXe siècle consiste à ouvrir un passage au sud de la Thaïlande qui éviterait aux flottes commerciales – comme militaires – d’emprunter le détroit de Malacca, surfréquenté et infesté de pirates. La concrétisation du projet renforcerait considérablement la Chine en Indopacifique et serait vue comme un revers dramatique pour Washington.

Le rapprochement avec la France

Dans cet esprit d’équilibre en s’ouvrant à l’Europe, la Thaïlande opère un rapprochement diplomatique avec la France. Dans cette optique, Bangkok courtise les industriels français de l’automobile et la tech pour les inciter à investir en Thaïlande. Le partenariat se veut aussi politique : l’échange téléphonique entre Emmanuel Macron et la Première ministre démissionnaire durant lequel la France s’est proposé d’aider aux pourparlers avec le Cambodge concrétise le rapprochement. Par voie d’un message publié vendredi 27 juin sur X, le chef d’État français a affirmé : « Nos pays ne cessent de se rapprocher ! », face à « l’érosion des piliers du commerce international », « les Thaïlandais peuvent compter sur notre amitié ».

Cet épisode s’inscrit pleinement dans la stratégie présidentielle énoncée dès 2018, qui consiste à renforcer la présence française en Indopacifique. Le Cambodge est classé parmi les pays les plus corrompus au monde (Transparency International). Cette situation particulièrement criminogène est due au fait qu’il soit l’un des centres de la cybercriminalité mondiale, qui plus est sous l’emprise croissante de Pékin. Un autre sujet de friction avec la France fut l’assassinat d’un franco-khmer, ancien fonctionnaire à Bercy, qui s’était fait élire député de l’opposition au Cambodge. Il a été abattu par balles à Bangkok en janvier dernier. Aux yeux de la France, il est donc compliqué de considérer le Cambodge comme un partenaire fiable. Raison pour laquelle Paris travaille ses relations avec Bangkok qui, en plus d’être perçu comme plus fiable, est plus demandeur d’entente et de coopération.

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À propos de l’auteur
Guy-Alexandre Le Roux

Guy-Alexandre Le Roux

Journaliste

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