Bolsonaro sur les pas de… Lula

13 juillet 2020

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : "Génocide de 60 000 morts, Bolsonaro dehors", manifestation contre l'ingérence gouvernementale face au coronavirus. (c) Eraldo Peres/AP/SIPA AP22469501_000027
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Bolsonaro sur les pas de… Lula

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Il y avait déjà la gestion catastrophique de la crise sanitaire par l’exécutif fédéral. Il y a une crise politique qui s’est aggravée au fil des derniers mois et que le gouvernement Bolsonaro n’a cessé d’alimenter. Il y a maintenant les démêlés judiciaires de la famille et de la militance bolsonariste.

Un article initialement paru sur IstoéBrésil.

Sur l’affaire dite Queiroz , les investigations des Juges concernent directement les fils du Chef de l’Etat, voire ce dernier lui-même. Encore absent des commentaires il y a six mois, la question de la destitution du Président (impeachment en bon Portugais) est désormais clairement évoquée. Les militaires membres du gouvernement montrent chaque fois qu’ils le peuvent qu’ils n’approuvent pas toutes les aberrations oratoires, comportementales et politiques dont Jair Bolsonaro a le secret. Leurs collègues qui sont en situation de commandement laissent entendre qu’ils ne seraient pas les associés d’un putsch ou d’une autre forme de rupture institutionnelle destiné à sauver ce Président fragilisé.

Jair Bolsonaro, le révolutionnaire adouci

Dans ce contexte nouveau et préoccupant pour la suite de son mandat, l’ancien capitaine semble avoir opté pour une stratégie de survie. Railleur, provocateur, habituelle-ment prompt à profiter de tous les micros à sa portée, le Président est devenu plus silenciaux depuis la fin juin. La presse brésilienne évoque un « Bolsonaro paz e amor« , reprenant une expression surgie à propos de Lula lorsque ce dernier avait considérablement adouci son image de révolutionnaire agressif à la veille du scrutin présidentiel de 2002. Le chef de l’Etat actuel ne brandit plus la menace de rupture institutionnelle et de coup de force militaire, une de ses harangues préférées depuis le début du mandat. Soudain, la priorité de l’Administration fédérale est devenue l’assistance aux groupes de la population les plus pauvres. Le 30 juin, Jair Bolsonaro a annoncé la prolongation du dispositif d’aide d’urgence pour deux mois supplémentaires (juillet et août). Lancé au début de l’épidémie de Covid-19, le système a permis de verser une allocation de 600 réais par mois pendant la période avril-juin aux travailleurs de l’économie informelle, aux bénéficiaires du dispositif Bolsa-Familia[1] et aux personnes à bas revenus. Au total plus de 59 millions de Brésiliens (souvent privés d’activité en raison de la crise sanitaire) ont pu bénéficier de l’allocation. Pour juillet et août, la prestation totale devrait atteindre 1200 réais mais les versements seront effectués en trois étapes. Le Trésor devra assumer une dé-pense supplémentaire de 100 milliards de réais, le double de ce qu’avait envisagé dans un premier temps le Ministère de l’économie. Ce dernier avait prévu une prolongation mais annoncé des allocations d’un montant plus faible.

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Adoucir en fait une crise sans précédent

La prodigalité présidentielle ne procède pas d’une générosité soudaine. C’est une nécessité politique. Lorsque l’épidémie de Covid-19 amorcera un reflux au Brésil sur les prochains mois (à partir de septembre ?), le bilan de la crise sanitaire et de la politique adoptée par le gouvernement fédéral sera établi par les médias, la population, les responsables politiques. Il sera catastrophique. Le nombre de personnes décédés après avoir contracté le virus devrait dépasser 110 000 au début d’août et approcher 140 000 à la fin du même mois. Le pays se retrouvera en tête de la liste des nations pour le nombre de morts liées à la pandémie. A ce bilan sanitaire désastreux, viendra s’ajouter un cataclysme économique et social avec la progression du nombre des chômeurs, la dégradation probable des revenus des travailleurs informels, la plongée de la monnaie nationale, la récession. Aujourd’hui, alors que la période de reflux est encore difficile à anticiper, les protestations croissantes d’une population scandalisée par le comportement du chef de l’Etat se limitent aux réseaux sociaux. Demain, c’est probablement dans la rue et bruyamment que des millions de Brésiliens exigeront la destitution de ce Président irresponsable. Le sous-emploi croissant, les dizaines de milliers de morts, l’économie en panne, la corruption (voir l’article cité ci-dessus) seront associés au nom de Jair Bolsonaro. A Brasilia, depuis des semaines, l’exécutif phosphore. Comment le Président pourrait-il éviter un tel piège ? Le chef de l’Etat et ses conseillers ont trouvé une réponse vieille comme le populisme de tous bords au Brésil : il faut remplir le porte-monnaie des pauvres. Bolsonaro et son clan sont convaincus que s’ils rallient les couches les plus modestes de la population, les chances de destitution du président seront minimes.

Militants en faveur de Bolsonaro, le 9 juillet 2020. (c) SIPA 00971882_000005

Les études d’opinion évaluant régulièrement l’évolution de la popularité de Jair Bolsonaro montrent effectivement que ce ralliement a commencé. Au cours des trois premiers mois de distribution de l’allocation mensuelle d’urgence (avril-juin), la composition sociale du secteur de la population favorable au Président a changé. La pandémie, la récession, l’affaire « Queiroz » ont entraîné une érosion de la popularité de l’ancien capitaine auprès des classes moyennes du Sud et du Sud-est du pays. A l’inverse, les couches les plus pauvres et les régions où les familles bénéficiaires de programmes sociaux sont très nombreuses (Nord-Est par exemple) ne font pas preuve d’ingratitude. En 2019, dans les enquêtes d’opinion, les classes les plus modestes représentaient 32% des Brésiliens qui évaluaient favorablement l’exécutif et sa politique. Depuis, le Président a maintenu une popularité nationale stable ou en léger déclin (entre 27% et 30% d’opinions favorables) mais sur 100 partisans déclarés du chef de l’Etat, 52 appartiennent désormais au secteur de la population disposant de revenus faibles ou très faibles. Pour Bolsonaro, il est essentiel de faire prospérer ou de maintenir ce capital de sympathie nouveau. Il faut donc faire du social.

Une tactique électorale

La méthode empruntée aujourd’hui par le chef de l’Etat rappelle la tactique utilisée avec succès par Lula en 2006 pour assurer sa résurrection politique. A la fin de l’hiver austral 2005, après le scandale du mensalão[2] et à un an du scrutin présidentiel d’octobre 2006, la popularité de Lula s’était effritée. Les Brésiliens qui soutenaient alors l’ancien syndicaliste ne représentaient plus que 28% de la population, soit un pourcentage inférieur à celui des mécontents (29%). Une situation assez proche de celle qu’affronte Bolsonaro aujourd’hui (33% d’opinions favorables et 43% d’opinions défavorables). En décembre 2005, Lula se maintenait en position délicate dans les enquêtes d’opinion. Pour la première fois, il passait même en seconde position derrière son challenger (José Serra du PSDB) lorsque les sondages portaient sur les intentions de vote pour octobre 2006. Deux mois plus tard, la situation avait changé radicalement. En février 2006, le principal concurrent de Lula s’était désisté et 36% des électeurs envisageaient alors de voter pour le Président sortant. Seules 23% des sondés affirmaient rejeter cette hypothèse. Entre temps, le gouvernement fédéral avait su faire du programme Bolsa-Familia un atout électoral majeur auprès des populations les plus pauvres. Bolsa Familia a commencé à fonctionner en 2005. Dès la fin de cette première année, le programme va améliorer la vie de 5,5 millions de familles plongées dans la grande pauvreté. Il est devenu à juste titre une référence internationale. Les observateurs étrangers n’ont pas forcément perçu qu’il permettait aussi de capter le vote des bénéficiaires.

Aujourd’hui, les bolsonaristes croient qu’ils peuvent répéter l’exploit en utilisant l’allocation d’urgence comme s’il s’agissait d’une nouvelle prestation de Bolsa Familia. Pour le chef de l’Etat et ses partisans, l’opération représente un virage stratégique impressionnnant. Jusqu’au début de la pandémie, le gouvernement fédéral ne se préoccupait guère du sort des Brésiliens les plus pauvres. Il a même essayé de supprimer la prestation dite BPC, une allocation mensuelle équivalente au salaire minimum versée aux personnes de plus de 65 ans et aux handicapés et destinée à compléter des revenus très faibles. Il a aussi voulu éliminer le dispositif dit d’abono salarial, une prestation payée par l’Etat aux travail-leurs salariés les moins bien rémunérés. L’Administration Bolsonaro a par ailleurs montré sur un autre terrain et dès 2019 que la question sociale n’était pas sa priorité. Alors que les demandes de départ à la retraite au titre du régime général (émanant souvent de futurs pensionnés très modestes) connaissaient une forte hausse dès 2019, elle n’a pas renforcé les moyens humains de l’INSS, l’organisme national de gestion de ces prestations. Jusqu’en mai dernier, les files d’attentes aux portes des agences de l’organisme réunissaient encore plus de 1 million de personnes. Lorsque l’épidémie de Covid-19 a touché le Brésil, ce gouvernement a voulu limiter l’allocation mensuelle d’urgence à 200 reais (40 euros) avant de se résoudre à verser 600 reais. Jusqu’en mai dernier, le Ministre de l’économie affirmait qu’il s’opposerait à la prolongation du dispositif au-delà des trois mois initiaux. Pour justifier cette réserve, il n’hésitait pas à reprendre le discours des grands bourgeois européens au début du XXe siècle qui rejetaient les premières politiques sociales. Stigmatisant les pauvres, il affirmait que le gouvernement fédéral les encouragerait à l’indolence, au confinement volontaire s’il annonçait la prolongation du dispositif à chaque trimestre. Jouissant d’un revenu garanti, les travailleurs de l’économie informelle allaient se couler une vie douce et la mise en hibernation de l’économie durerait alors plusieurs années…

Depuis juin dernier, le discours a radicalement changé. Le ministre s’est engagé à réformer le programme Bolsa Familia, à le transformer en un dispositif de revenu minimum permanent et à étendre ce dernier aux millions de travailleurs de l’économie informelle…

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Une situation de non-retour

La tactique peut-elle fonctionner ? Hélas, les conditions ne semblent pas remplies aujourd’hui pour que Bolsonaro puisse capter le soutien des pauvres et suivre les pas de Lula. Au cours des derniers mois, après avoir fait des annonces, le gouvernement a manifesté une extrême incompétence dans la gestion de la distribution de l’allocation d’urgence. Incapable de communiquer efficacement avec les bénéficiaires potentiels, il a suscité la formation de files d’attentes kilométriques aux abords des agences de la Caixa, la banque publique chargée de verser les prestations. La propagation du virus a ainsi été accélérée et amplifiée. L’organisme fédéral chargé de contrôler l’utilisation des fonds publics a identifié au fil du trimestre 300 000 cas de fraude. Il a même constaté que des militaires et des fonctionnaires civils comptaient parmi les bénéficiaires. Passée une première phase, le dispositif de versement a été amélioré mais trois mois après le lancement, les critères d’attribution de l’allocation ne sont pas encore très précis. De nouveaux allocataires apparaissent au fil du temps. Quant aux modalités de mise en œuvre du futur dispositif de revenu minimum garanti, le flou reste total. Imaginons cependant que le gouvernement devienne rapidement efficace. Une autre difficulté, majeure, devra être résolue. Lula a gouverné pendant huit ans avec une économie en croissance, portée par le cycle de hausse des cours mondiaux des produits de base. Sur les années 2005 et 2006, le PIB augmentait encore de 2,3% et de 4,2%. L’Etat fédéral a disposé pendant les années Lula de marges de manœuvre budgétaires confortables. Le mandat Bolsonaro a commencé avec une économie qui sortait à peine de la récession. Il va se poursuivre avec une économie qui vient de plonger dans la pire récession de l’histoire du Brésil.

Une fois engagé le reflux de la pandémie, Bolsonaro ne sera pas automatiquement menacé par une procédure de destitution. Pour que le Congrès s’engage sur cette voie, il faut qu’il perçoive clairement un soutien populaire. En 2005 et en 2006, les forces poli-tiques qui s’opposaient à Lula n’ont pas envisagé de destitution. Il ne s’agissait pas alors de faire preuve de bonté à l’égard d’un Président fragilisé. A l’époque, aucun mouvement ne s’est dessiné dans la population pour exiger l’impeachment de l’ancien syndicaliste. Les enquêtes conduites par la Justice sur le dispositif du mensalão n’avaient alors pas permis de démontrer la responsabilité personnelle du chef de l’Etat. Les partis d’opposition ne voulaient donc pas prendre le risque de lancer une procédure qui n’aurait reçu ni l’appui de la rue ni un vote majoritaire au Congrès.

L’opposition actuelle au gouvernement Bolsonaro est confrontée au même dilemme. Le Congrès dispose désormais de tous les éléments pour engager une procédure d’impeachment (il a reçu à la fin juin 48 dénonciations émanant de groupes politiques, d’organisations de la société civile, de simples citoyens). Néanmoins, tant que la destitution du Président ne sera pas une revendication exprimée par la rue et ne mobilisera pas des foules, les parlementaires ne bougeront pas. De son côté, Jair Bolsonaro sait qu’il ne dis-pose pas d’une majorité solide au Congrès. Dès le début de son mandat, il a cru qu’il pourrait se dispenser d’un tel appui et qu’il suffirait pour gouverner d’intimider ses opposants sur les réseaux sociaux et de brandir la menace d’un coup de force militaire. Aujourd’hui, la méthode ayant atteint ses limites, il veut essayer de séduire les millions de pauvres dont il ne s’occupait guère depuis le 1er janvier 2019.

[1] Bolsa Família (en français : « bourse familiale ») est un programme d’allocations familiales destiné à lutter contre la pauvreté et mis en place pendant la présidence FH Cardoso (1994-2002) puis systématisé sous les gouvernements Lula (2002-2010). Le versement d’une allocation mensuelle est conditionné au respect par la famille bénéficiaire d’obligations en matière d’éducation (scolarisation des enfants) et de santé (suivi des enfants par des dispensaires du réseau public de santé). [2] Le scandale du mensalão (mensualité) est le nom donné à la crise politique qu’a traversé le gouvernement brésilien en 2005. En portugais, le nom mensalão fait référence à l’accusation de paiement de pots-de-vin mensuels à des députés en échange de leur vote en faveur des projets de loi du pouvoir exécutif. En 2012, des condamnations importantes ont été prononcées contre les principaux protagonistes. Après la crise politique, pour la première fois depuis la fin du régime militaire en 1985, le Tribunal suprême fédéral inflige des peines d’emprisonnement pour corruption et association de malfaiteurs à des personnages clés du pouvoir.

À propos de l’auteur
Jean-Yves Carfantan

Jean-Yves Carfantan

Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.
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