Livre – Les invariants stratégiques ou pourquoi la stratégie des Etats ne change pas

9 décembre 2020

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Livre – Les invariants stratégiques ou pourquoi la stratégie des Etats ne change pas

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Le général de Gaulle avait maintes fois proclamé que les nations restaient le seul élément stable, durable et naturel qui comptaient sur la scène internationale, lieu permanent de conflits et d’affrontements. C’est sur sa pensée, et son action que s’appuie le général Bruno Mignot, ainsi que sur les écrits des grands historiens ou géographes du XIXe et du XXe siècle, évoquant notamment les notions classiques de « puissance maritime » ou de « puissance continentale », de Heartland et de Rimland. Ces invariants stratégiques, de Gaulle, comme Napoléon en avait l’intuition raisonnée. Le second n’avait-il pas déclaré, mot si souvent cité, que la politique d’un État est dans sa géographie. Pourtant on s’est longtemps appuyé sur l’idée, devenue un moment dominante, que la Nation était la source de toutes les guerres et de tous les malheurs de l’humanité et que ses jours étaient comptés. Le concept de l’État nation aurait fait son temps, ouvrant la voie à l’homme universel, libéré de son enracinement par une gouvernance mondiale, gage de paix perpétuelle. Cette doxa kantienne, réhabilitée par Jürgen Habermas, a été remise en cause par le retour en force des nationalismes, de Washington à Pékin, de Moscou à Londres et d’Ankara à New Delhi.

Ancien pilote de combat, le Général (2S) Bruno Mignot a œuvré au Service d’information et de relations publiques des armées, au Secrétariat général de la Défense nationale et à l’École de guerre de Paris avant de diriger celle de Yaoundé. Il a commandé le Centre national des opérations aériennes et dirigé en second le Centre d’études stratégiques aérospatiales de l’armée de l’air. Directeur de la collection « Stratégies africaines de sécurité » chez l’Harmattan, il a publié à cinq reprises dans la collection « Diplomatie et stratégie » dont un Mémento de stratégie d’influence à usage du dirigeant d’entreprise (2015) et une étude coécrite sur Les perceptions, ce monde méconnu des décideurs (2019).

Pas d’Etat sans nation

La pandémie du SARS-Cov-2 a illustré le rôle des frontières en rappelant que la protection des citoyens est d’abord une affaire nationale et locale, la santé n’étant d’ailleurs pas au nombre des compétences de l’Union européenne, et les compétences de l’OMS étroitement limitées. Ici et là, chacun a redécouvert la nation, lieu des solidarités naturelles, culturelles et sociales. Le seul espace où se concrétise aujourd’hui la démocratie et où l’État exerce le monopole de la force légitime pour combattre la violence. On est toujours à la recherche du demos européen. L’État Nation, aussi limité qu’il soit devenu, demeure l’élément central et indépassable de l’organisation du monde, car il incarne l’identité des peuples qui traverse les siècles. Plus encore, de Gaulle avait compris la mentalité des autres nations parce qu’il pensait « peuple » au lieu de penser « régime politique ». Il citait « la Russie » quand il parlait de l’URSS, comme pour signifier que le communisme n’était qu’une parenthèse de l’histoire russe. Il avait une connaissance phénoménale de l’histoire et de la géographie des États, parce qu’il avait le génie d’associer subtilement ces ingrédients pour en déduire les ressorts de la « recette finale des nations » et du « génie des peuples ». Tout pays est la résultante de l’histoire et celle-ci est la résultante des guerres entre nations en raison le plus souvent de considérations géographiques que l’on qualifie de « géopolitiques » : l’Autriche actuelle n’a rien à voir avec l’Empire autrichien. À ce sujet, le général de Gaulle employait la formule de « portugalisation d’un État » pour indiquer en quoi un grand empire pouvait décroître jusqu’à devenir une puissance de troisième rang, ce qui est le cas du Portugal d’aujourd’hui.

Cinq pays pour décrire la puissance

Le choix des cinq pays autopsiés dans cet essai résulte d’une observation de leur évolution au cours des siècles et des politiques qu’ils ont conduites sur la scène internationale. Il commence par le Royaume-Uni pour passer aux États-Unis, avant de s’intéresser à la Russie et à l’Allemagne qui sont, dit-il, très liées, et de terminer par la France. Ce n’est pas un hasard de les avoir choisis dans cet ordre, explique-il, chacun ayant une façon bien à lui de voir le monde : Winston Churchill ne disait-il pas « qu’en Angleterre, tout est permis, sauf ce qui est interdit. En Allemagne, tout est interdit, sauf ce qui est permis. En France, tout est permis, même ce qui est interdit. En URSS, tout est interdit, même ce qui est permis » ? Ce raccourci est bien incomplet, car il ne semble réduire le destin historique de ces nations qu’au travers du seul critère de la liberté, or il montre lui-même que les éléments de puissance et d’influence ne sont jamais univectoriels. On regrettera qu’il ait limité ses analyses à ces seuls États. Mais il lui manquait certainement le temps et les connaissances approfondies pour analyser les invariants stratégiques de la Turquie ou de la Chine. Ainsi, le lecteur peut s’interroger sur la longue tradition chinoise, en raison de sa culture confucéenne, de demeurer l’Empire du Milieu de nature essentiellement terrestre et replié sur lui-même qu’il est resté pendant de nombreux siècles : or, la Chine trouble cette constante par le développement important de sa flotte militaire. Ce serait oublier trop rapidement que la plus grande puissance maritime de l’histoire fut la Chine des Tang et des Ming du Xe au XIVe siècle, à l’origine notamment du compas de navigation et du gouvernail d’étambot et qu’au début du XVe, l’amiral chinois Zheng He a abordé sur les côtes somaliennes et kenyanes et initié le commerce avec les Africains autochtones. L’intérêt des Chinois pour les choses de la mer ne date donc pas d’hier et cela fait dire que l’immobilité chinoise, même si elle a duré des siècles, n’est qu’une (longue) page de son histoire aujourd’hui refermée – le général de Gaulle a fait un fort beau portrait de la Chine éternelle lors de sa fameuse conférence de presse du 31 janvier 1964 à l’Élysée.

Prospective

Au terme de son analyse sur ces cinq puissances, dont quatre sont membres permanents du Conseil de sécurité que dire de l’équilibre du monde ? Pour ce faire, Bruno Mignot élargit la focale. La Chine n’émerge plus, elle est là, et tôt ou tard elle dominera économiquement et militairement le monde. La Russie pourrait alors être tentée par le camp occidental dont elle est culturellement plus proche que de l’innombrable masse chinoise. Il faudrait alors que s’alignent plusieurs planètes pour éviter que les équilibres se déplacent irrémédiablement vers l’Extrême-Orient et pour rendre à la Russie sa vraie place « heartlandaise » dans le concert des nations occidentales : une portugalisation du Royaume-Uni qui créerait une baisse significative de l’influence américaine en Europe qui aurait pour conséquence un sentiment partagé de non fiabilité de l’OTAN, prémices à un départ de la France de l’Alliance, qui autoriserait un rapprochement franco-allemand plus conséquent, notamment en matière militaire, conduisant à une alliance commune avec la Russie, entraînant un front uni du bloc occidental, États-Unis compris, avec la Russie. Cela irait dans le sens des invariants stratégiques de chacune des nations et engendrerait un équilibre international in fine plus favorable au camp occidental. Alors, le centre de gravité mondial reviendrait aux marches du Heartland, c’est-à-dire en Allemagne… où de Gaulle plaçait le centre du monde, il y a trois quarts de siècle. Mais ce nouvel équilibre à ses yeux pourrait n’être que temporaire, car une autre puissance émerge aujourd’hui et sera, dit-on, plus peuplée que la Chine en 2100 : l’Inde, partie aussi prenante du Rimland. Peut-être alors que ce pays sera à l’origine de nouveaux rapports de force. Malheureusement, les réflexions du général de Gaulle sur l’Inde – qu’il appelait parfois l’Hindoustan et qu’il décrivait comme « un océan de misères et de rêves, mais aussi de valeurs et de vertus » – sont rares. Toutefois, sa qualité de pays non aligné avec l’un des deux blocs États-Unis et URSS et son désir de ne pas tomber sous la coupe chinoise n’avaient pas échappé à la sagacité du Général qui considérait toutefois que l’Inde des années 1960 ne comptait pas dans le concert des nations.

La pandémie comme révélateur des instincts vitaux des Etats

En dehors de ceux rapprochant États-Unis et Royaume-Uni qui se comprennent par la filiation directe des uns à l’autre, un invariant stratégique supérieur se dégage à chaque fois, un invariant partagé par tous les États : la défense des intérêts supérieurs de la nation et notamment ceux de puissance, en particulier quand survient une crise mondiale. À ce sujet, au moment où ces lignes ont été écrites (juin 2020), le général Mignot tire quelques enseignements à chaud de la pandémie. Du côté britannique, la désinvolture initialement affichée par le Premier ministre a confirmé l’invariant selon lequel l’activité économique (business) prime tout, en particulier la santé. Du côté américain, l’infection a été vue comme une menace (volonté de nuire) d’où l’interdiction d’entrée sur le territoire et un retour immédiat à l’isolationnisme confirmant la notion d’America first. Aussi, la réaction du Président Trump de minimiser la gravité de la crise épidémique « devant les effets négatifs du confinement sur l’économie » a rappelé les priorités outre Atlantique et affiché la similitude naturelle des approches américaine et britannique dès qu’il s’agit d’économie. Du côté russe, la fermeture de la frontière avec la Chine dès le 30 janvier 2020, alors que peu de contaminations avaient été constatées très loin du territoire russe, a montré que le risque d’infection a peut-être été perçu comme un risque d’invasion d’un nouveau style. Du côté allemand, l’impuissance du régime fédéral à imposer des mesures de lutte – la prérogative revenait aux Länder – aurait montré la limite d’un tel système, ce qui est tout de même contestable. En France, l’appel à l’unité de la nation a été immédiat face à un phénomène nouveau, mais le front uni du début de la crise a vite laissé la place aux chamailleries à la gauloise face aux dissonances médicales et aux hésitations constatées. La solidarité européenne a été mise à mal et l’inefficacité de l’action de la Commission en temps de crise majeure est établie, chaque État ayant pris ses propres mesures et remis au goût du jour le concept « d’égoïsme sacré » du président italien Antonio Salandra (1914).

La mondialisation libérale qu’il appelle sauvage a ainsi montré ses limites : la souveraineté sanitaire faisant partie de la souveraineté nationale, l’opinion publique européenne en général et française en particulier s’est rendu compte qu’abandonner la production d’effets de protection de base à la Chine, autrement dit installer une dépendance stratégique s’est avérée délétère. Cette crise mondiale, conclut-il, montre en quoi les invariants stratégiques de chaque nation ont joué et joueront à l’avenir sur l’organisation de chaque État. Hier, la compétition mondiale se déroulait dans le domaine physique des champs de bataille ; aujourd’hui, elle est essentiellement dans le domaine économique et demain, je dirais même dès aujourd’hui ; on le voit avec l’affaire de la 5G et du boycott contre Huawei décrété par Donald Trump, elle sera sans doute dans le champ cyber de l’information.

« La culture générale est la véritable école du commandement »

Connaître ce qui sous-tend la politique de chaque État, inclut nécessairement la géographie et l’histoire qui sont les matières premières de la pensée stratégique, mais aussi celle des crises et de leurs causes. C’est en joignant les dimensions historiques, économiques, diplomatiques et militaires, j’ajouterai culturelles et psychologiques, ingrédients d’une solide culture générale indispensables aux dirigeants politiques actuels, que l’on peut prétendre à connaître un pays et, dès lors, à anticiper ses réactions et éviter des erreurs stratégiques majeures dans le futur. C’est cette approche qui conduisait le général de Gaulle à relativiser le rôle des services de renseignement, forcément de nature conjoncturelle, dans la prise de décision : les stratégies de long terme des pays, une fois identifiées, lui semblaient bien plus utiles. Certes, mais nous n’agissons pas toujours les yeux fixés sur les horizons lointains. De Gaulle l’avait bien compris quand il disait que « la culture générale est la véritable école du commandement ». Faut-il regretter que cette épreuve ait été supprimée des examens de Sciences Po et des concours de l’ENA ?

À propos de l’auteur
Eugène Berg

Eugène Berg

Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
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