Libéralisme, libertarianisme, anarcho-capitalisme, quelles différences ? Une mise au point de Frédéric Morgan pour comprendre les différents courants et ceux qui les portent.
Frédéric Morgan
Note de service à l’attention des Français découvrant le libertarianisme à l’occasion de l’élection de Donald Trump et des facéties d’Elon Musk.
Le terme libertarien a été inventé par des libéraux « classiques » afin de se distinguer du libéralisme américain, lequel est devenu, au cours du XXᵉ siècle, peu ou prou synonyme de progressisme – et donc d’égalitarisme soutenu par un État social fort.
Libéral, libéral classique, libertarien
Par libéral classique, j’entends, pour faire simple, un défenseur de l’individualisme à la fois comme outil heuristique (individualisme méthodologique) et comme principe éthique (éthique de la liberté). Dans cette tradition, la propriété privée constitue l’articulation économique et morale centrale de l’ordre social, sa régulation par la justice étant son corollaire indispensable. Cela implique la protection des titres de propriété, la garantie de leur transfert et la possibilité d’agir en justice en cas de violation.
Au sein des libertariens, les positions divergent quant au rôle de l’État dans la protection de la justice et la promotion des échanges pacifiques entre citoyens.
Les plus radicaux, appelés anarcho-capitalistes, estiment que l’ensemble des fonctions régaliennes peut être privatisé. À l’inverse, des conceptions plus modérées du libéralisme défendent soit un État veilleur de nuit (limité aux fonctions régaliennes), soit une version plus interventionniste pro-business (associée au néolibéralisme).
Dans tous les cas, les libertariens s’accordent sur la nécessité de limiter, voire d’éliminer l’État, dont le monopole légal de la coercition physique lui confère une place exorbitante du droit – en particulier en matière d’expropriation (et donc, si vous suivez, d’injustice), mais pas seulement.
Comme tout courant idéologique, politique et intellectuel, le libertarianisme regroupe une diversité de sensibilités qui ne sont pas nécessairement en accord entre elles.
Certains courants se rapprochent de l’anarchisme, d’autres du conservatisme, d’autres encore du progressisme.
Sur le plan économique, certains sont néoclassiques, d’autres austro-américains, ou encore influencés par la théorie du public choice. Ils partagent toutefois une même philosophie et une base théorique commune, au point que, lorsque Jean Préposiet retrace l’histoire de l’anarchisme, il qualifie l’anarcho-capitalisme, dans le chapitre qui lui est consacré, d’essentiellement une création universitaire.
Trump libertarien ?
Le triomphe de Trump marque-t-il l’arrivée au pouvoir du libertarianisme ? Certains éléments semblent l’indiquer. Elon Musk se positionne comme un défenseur sincère de la liberté d’expression et, à travers son association avec l’actuel président, cherche à opérer des coupes sombres dans le budget fédéral. On relève également la proximité du vice-président J.D. Vance avec Peter Thiel, qui s’est plusieurs fois revendiqué libertarien. Par certains aspects, Donald Trump pourrait incarner l’un de ces héros du monde des affaires célébrés par Ayn Rand. N’oublions pas que Javier Milei aussi est un fan absolu du président américain, et n’hésite pas à se présenter comme un de ses avatars sud-américain.
Malgré ces indices, il convient cependant de rappeler que du point de vue libertarien,
La guerre économique, en particulier par les tarifs douaniers, est une aberration et renvoie à une conception mercantiliste de l’économie que tout l’ensemble des libéraux rejettent (depuis Adam Smith !)
Cette conception belliciste de l’économie, qui fait des échanges un outil de politique (intérieure et étrangère) repose sur une critique du libre-échange que défendent libéraux et libertariens. On notera d’ailleurs que JD Vance est un critique infatigable du libre-échange, du big business, et que le « libertarien » Peter Thiel, qui a pour client l’État américain (comme Musk) est surtout obnubilé par la concurrence chinoise et par les moyens de l’endiguer.
Les velléités de réforme de l’exécutif (théorie de l’exécutif unitaire) professées par certaines factions trumpistes par souci d’efficacité politique est aux antipodes de la conception jeffersionienne, décentralisée et antifédéraliste qui irrigue toute la tradition intellectuelle libertarienne américaine.
Les atteintes répétées à la rule of law (Musk qui exploite les datas du ministère du Travail) renvoie à l’arbitraire de l’état de police, contre laquelle toute la tradition juridique libérale et libertarienne s’est érigée au nom de la protection des droits individuels.
Calquer le fonctionnement de l’État sur l’entreprise ne résout pas le problème si cela ne le fait pas décroitre. L’État managérial qui a triomphé aux États-Unis au cours du XXe siècle s’est légitimé en empruntant au lexique et au personnel du monde du business (en particulier à partir de la fin des années 1970). Il n’a cependant jamais cessé de croitre et de se découvrir de nouvelles missions d’ingénierie sociale. En d’autres termes, l’État managérial n’a rien à voir avec le libertarianisme : l’un est une théorie de la légitimation de l’État, l’autre une critique de son extension.
Tout ça pour dire qu’il faut être un peu plus rigoureux sur les termes pour éviter de mal comprendre les phénomènes.