Nouveau monde. Editorial de Jean-Baptiste Noé pour le numéro 57 de Conflits
Article paru dans le N57 : Ukraine Le monde d’après
En janvier 2022, l’Europe naviguait encore sur les eaux délicieuses de la fin de l’histoire : la Belgique et la France annonçaient la fermeture de leurs centrales nucléaires ; l’Allemagne vivait du gaz russe ; l’Union européenne multipliait les normes environnementales contre sa propre industrie ; les budgets militaires étaient réduits à peu de chose. En envahissant l’Ukraine, Vladimir Poutine a fait sauter ce mythe.
Penser le monde. L’enjeu du nouveau monde qui s’ouvre consiste d’abord à le penser de façon juste. La manie de rattacher chaque événement contemporain à un événement du passé, comme si l’histoire était cyclique, empêche de comprendre les changements en cours. Nous ne sommes pas dans les années 1930, les négociations européennes ne sont pas une réitération des accords de Munich de 1938 et le maréchal Pétain n’est plus au pouvoir depuis 1945. Il serait temps de regarder le monde pour ce qu’il est et non pas à travers des lunettes intellectuelles bloquées entre 1933 et 1945. De la même façon que l’affrontement en cours entre les États-Unis et la Russie n’est pas une nouvelle guerre froide et qu’il n’y a plus de « Sud » depuis longtemps, qui voudrait combattre le « Nord ». La rhétorique tiers-mondiste a fait son temps, il faut cesser de penser en réactionnaire en ramenant tous les faits actuels à ceux d’autrefois. Certes l’histoire peut aider, elle est maîtresse de vie et explique bien des choses, mais elle ne se répète pas. Nos années 2020 ne sont pas les mêmes que les années 1920.
Penser l’époque. Le trait essentiel de l’époque contemporaine, c’est le retour de la Chine, qui a rattrapé son retard. Elle fut autrefois une grande puissance économique et politique ; elle a repris la place qui était la sienne jusqu’au xviiie siècle, entraînant avec elle l’ensemble de l’Asie de la mer et de la terre. L’espace eurasiatique, qui relie l’Asie chinoise à l’Europe, concentre l’essentiel des routes commerciales et énergétiques. C’est là que se joue désormais la grande partie mondiale, que se situe la nouvelle terre du Milieu. Pour en être, il faut une armée, des entrepreneurs, des analystes, des hommes de livres et de terrain.
L’autre trait saillant de notre nouvelle époque est la montée en puissance des réseaux dissolvants : trafiquants de drogue, réseaux criminels, passeurs d’êtres humains. Une criminalité qui touche tant le sommet des États que les bases de la société, détruisant les liens humains. En dix ans, le Mexique a eu plus de morts par balle du fait des trafics de drogue, que la Syrie du fait de la guerre.
Troisième donne qui structure la nouvelle époque, la guerre cognitive, qui passe par l’information et l’encerclement intellectuel. Celle-ci a toujours existé. La propagande et le détournement médiatique à des fins politiques ne sont pas une nouveauté. Mais la puissance étant décuplée par les évolutions techniques, et l’accès à l’information facilité, la guerre cognitive est entrée dans une nouvelle dimension.
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Repenser l’État. Nous ne pourrons faire l’économie de repenser le rôle et la place de l’État. Dans la vision philosophique classique, l’État a été créé par la population pour assurer sa sécurité dans une mutualisation des moyens et une coordination des fins. Ce rôle s’est transformé, mais sans le dire aux citoyens. Entre 1938 et 2023, la part des dépenses sociales est passée de 6 % de la dépense publique à 57 %. Sur la même période, la part des dépenses de défense est passée de 50 à 4 %. Ce croisement des courbes démontre un changement dans la nature de l’État et dans l’usage de l’impôt. Nous sommes passés d’un État protecteur (qui assure la défense et la sécurité) à un État-providence (qui assure les retraites et la santé)[1]. En clair, depuis 1945, la France finance l’État-providence par l’impôt de ses citoyens et sa défense, via l’OTAN, par l’impôt des Américains. D’où la colère de Trump, qui ne souhaite plus que ses contribuables financent la sécurité des Européens. Si l’on veut augmenter le budget des armées, il faudra baisser les dépenses sociales et revoir l’architecture de l’État-providence. C’est possible, mais cela impose un vrai débat de fond sur ce que nous voulons être à l’intérieur et comment nous voulons nous projeter à l’extérieur.
[1] Julien Damon, « Dépenses militaires versus dépenses sociales ? », Telos, 25 février 2025.