Entretien avec Miguel Platón, auteur de « La répression de l’après-guerre » en Espagne

9 mars 2024

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Tribute to All Saint's Day in memory of all republicans killed during the civil war by forces of Spanish dictator, Francisco Franco. (Photo by Jesus Merida / SOPA Images/Sipa USA)/27981485//1911021723
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Entretien avec Miguel Platón, auteur de « La répression de l’après-guerre » en Espagne

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L’ouvrage de Miguel Platón apporte une analyse essentielle sur les années qui ont suivi la guerre civile espagnole. Les recherches effectuées dans les archives permettent d’éclairer les drames des années 1930-1940 et de comprendre comment l’Espagne est sortie de la guerre civile.

Miguel Platón, La represión de la posguerra. Penas de muerte por hechos cometidos durante la guerra civil, (La répression de l’après-guerre. Peines de mort pour des faits commis pendant la guerre civile), Madrid, 2023, 646 p.

Propos receuillis par Arnaud Imatz.

Comment vous est-il venu l’idée de vous lancer dans une enquête aussi longue et ingrate sur l’ampleur de la répression franquiste après la guerre civile ?

Vers 2015, par hasard et grâce à un ami colonel avec qui je discutais d’histoire, j’ai appris que peu de temps auparavant, des archives du Corps juridique militaire avaient été découvertes au Quartier général de l’armée, contenant les dossiers des condamnations à mort envoyées à Franco pour qu’il décide si les peines devaient être exécutées ou commuées. Les documents avaient été envoyés aux Archives militaires générales d’Ávila et j’ai pu constater qu’ils s’y trouvaient. C’était la plus grande lacune sur la Seconde République et la Guerre civile et je pouvais ainsi effectuer des recherches inédites. À ce jour, je suis le seul à avoir travaillé avec ces documents, entre 2017 et 2023.

Votre préfacier, l’historien Stanley Payne, rappelle que pendant la guerre civile, 80 000 soldats « républicains » et 70 000 soldats « nationaux » sont morts au combat.

À cela s’ajoutent les victimes de la répression de part et d’autre pendant les trois années de conflit, un chiffre sur lequel les historiens sont moins d’accord (entre 45 000 et 50 000 pour les nationaux et entre 50 000 et 55 000 pour les républicains). Mais qu’en est-il de la question plus controversée du nombre de victimes de la répression après la fin du conflit, qui est au cœur de vos recherches ?

Les informations étaient très limitées. En 1977, dans son livre Perdidas de la guerra, Ramón Salas Larrazábal a utilisé la statistique des exécutions judiciaires pour estimer qu’entre 1939 et 1950, il y avait eu 22 641 exécutions, mais il avertissait que beaucoup d’entre elles dataient de la guerre et avaient été enregistrées tardivement, de sorte que les chiffres officiels devaient être revus à la baisse. Et il avait raison. Mon résultat, basé sur des dossiers individuels, indique qu’il y a eu près de 30 000 condamnations à mort, dont près de la moitié ont été exécutées, soit environ 15 000.

Quelles sources avez-vous consultées, et avez-vous compté toutes les condamnations à mort prononcées par les cours martiales après la fin de la guerre, ou avez-vous exclu de vos calculs certaines condamnations prononcées dans les premiers mois après le 1er avril 1939 ?

La recherche a été complexe. J’ai utilisé huit sources :

  • Les Archives du Corps Juridique Militaire 1939-1975. Elles contiennent 25 003 condamnations, dont 12 851 ont été commuées (Archivo General Militar de Ávila).
  • Les statistiques des requêtes aux procureurs pour la peine capitale. De novembre 1940 à avril 1946 (Archivo General Militar de Ávila).
  • Les statistiques des criminels de guerre. 1942 à 1954 (Archivo General Militar de Ávila).
  • Les archives du sous-secrétariat au ministère de l’Armée. Negociado E. mai 1940 à février 1941 (Archivo General Militar de Ávila).
  • Les archives de la Commission centrale d’examen des peines. De 1940 à fin 1944 (Archivo General Militar de Guadalajara).
  • Les archives des condamnations à mort commuées (Archivo General Militar de Guadalajara).
  • L’Arxiu Nacional de Catalunya. Procediments judicials militars de L’Arxiu del Tribunal Militar Tercer de Barcelona.
  • Les archives de la Mairie de Madrid. Liste des personnes exécutées pendant la période d’après-guerre (1939-1944) dans la ville de Madrid.

Quatre de ces huit sources comportent des listes nominatives de condamnés. C’est le cas des Archives du corps juridique militaire (25 003 condamnations à mort, dont 12 851 commuées), des Archives générales de Guadalajara (12 890 condamnations à mort commuées), de celles de la Généralité de Catalogne (4 411 condamnés, dont 3 230 exécutés entre 1939 et 1945) et de la Mairie de Madrid (2 933 exécutés).

La Généralité et la Mairie de Madrid représentent un peu plus de 6 000 exécutions, ce qui est compatible avec mon estimation de 15 000. La répression d’après-guerre a eu lieu principalement dans les territoires qui avaient été républicains jusqu’en 1939 : la majeure partie de la Catalogne et du Levant, Madrid, Castille-laManche, Murcie et une partie de l’Andalousie et de l’Estrémadure. Les territoires les plus peuplés étaient la Catalogne et Madrid. Leurs 6.000 exécutés sont donc compatibles avec mes 15.000 pour l’ensemble de l’Espagne et rendent statistiquement impossible la spéculation des 50.000 qui, sans aucune source, a été publiée par certains auteurs ces dernières années.

Quelle est votre estimation du nombre d’exécutions extrajudiciaires commises immédiatement après le 1er avril 1939 ?

Il n’existe malheureusement pas de sources totalement fiables. La Dirección General de Estadística (direction générale des statistiques) incluait chaque année un certain nombre de « morts violentes d’origine inconnue », mais il n’est pas possible de déterminer s’il s’agissait de meurtres à caractère politique. Ramón Salas Larrazábal en a estimé le nombre à 1 790 pour 1939-1940. Carlos Fernández Santander les évalue à 1 362 en 1939 et à 1 474 en 1940.

Vous dites que les condamnés à mort par les cours martiales (Consejos de guerra) n’ont pas bénéficié de toutes les garanties judiciaires, car à cette époque prévalait la loi du Talion. Quels étaient les motifs des condamnations : idées politiques ou crimes commis pendant la guerre ?

Il faut distinguer les condamnations et les exécutions. Il y a eu environ 15 000 exécutions pour appartenance à des partis de gauche, désertions, commandements militaires, guérilleros, etc. Les personnes exécutées étaient pour la plupart des auteurs matériels ou des responsables directs de crimes de sang : meurtres, tortures, viols et vols. Ceux qui n’avaient pas ces charges contre eux ont vu presque tous leurs peines commuées, qu’il s’agisse d’autorités, de commandants militaires, de commissaires politiques, de membres de partis de gauche, de déserteurs, etc. Les actes de guerre n’étaient pas considérés comme des crimes de sang.

Quelle était la procédure suivie par les cours martiales ? Une fois la peine de mort prononcée, quand Franco accordait-il la grâce ?

La Cour martiale (Consejo de Guerra) était composée de cinq militaires, d’un officier supérieur et de quatre officiers. Le procureur et l’avocat de la défense étaient également des militaires. Dans plus d’une centaine de cas, la Cour elle-même ou certains de ses membres ont recommandé la commutation de la peine de mort, mais immédiatement et d’office, sans qu’il soit nécessaire de faire appel, la sentence était rapportée à l’auditeur de la région militaire, c’est-à-dire un officier militaire ayant une formation juridique. Son rapport pouvait être favorable ou défavorable à la commutation. Il était ensuite transmis au Capitaine général de région qui, dans la plupart des cas, était plus bienveillant. En pratique, quelques semaines après le prononcé de la peine, la moitié des condamnés avaient déjà une proposition de commutation. Commençait alors une période de plusieurs mois au cours de laquelle le dossier était transmis à une commission de trois auditeurs du Service conseil et justice du ministère des armées, qui examinait les dossiers un par un : condamnation, rapport de l’auditeur et du Capitaine général de région, rapports des autorités, demandes de grâce et nouvelles pièces. Sur la base de tous ces éléments, ils rédigeaient un ou plusieurs rapports, qui pouvaient être favorables ou défavorables. Le dossier était ensuite transmis à Franco, qui entérinait presque toujours les critères des auditeurs, qui devaient justifier et signer leur recommandation. Franco n’a modifié que 26 recommandations : 10 en faveur de l’exécution et 16 en faveur de la commutation. Dans des cas très rares, l’exécution a eu lieu lorsque le Capitaine général a avalisé un rapport défavorable de son auditeur et que le dossier n’a pas été transmis à Franco. Une procédure normale durait généralement de six mois à un an, mais certaines duraient plus longtemps.

Les peines de prison ont-elles été exécutées en totalité ou en partie ?

Dans les cas les plus graves, celui des condamnations à mort commuées, le plus habituel était de les remplacer par la peine immédiatement inférieure, c’est-à-dire la prison à vie, mais la législation elle-même limitait la durée de cette dernière à 30 ans. Dans la pratique, personne n’a purgé la moitié, ni même le quart de la peine. En décembre 1943, les condamnés à des peines allant jusqu’à 20 ans ont bénéficié d’une libération conditionnelle, et en octobre 1945, il en a été de même des condamnés à 30 ans. Comme ils avaient été arrêtés entre mars et avril 1939, ils ont été détenus pendant six ans et demi.

Vous citez de nombreux exemples de condamnés à mort dont les peines ont été commuées en 30 ans de prison et qui ont été libérés avant octobre 1945. Pouvez-vous nous donner deux exemples que vous considérez significatifs ?

C’est le cas du député socialiste de Grenade, Francisco del Toro Cuevas. Sa peine de mort a été commuée personnellement par Franco, contre l’avis défavorable des auditeurs, et il a obtenu la libération conditionnelle, en janvier 1944, après quatre ans et neuf mois de prison. C’est aussi le cas du général Luis Castelló – marié à une Française – qui avait été ministre de la Guerre pendant les premières semaines du conflit, avant de démissionner après l’assassinat de membres de sa famille par des anarchistes andalous et de se réfugier en France. En 1943, il a été arrêté et remis à l’Espagne par les Allemands. Condamné à mort, sa peine a été commuée en 30 ans, mais il n’a purgé que trois ans et neuf mois dans des prisons militaires. Il a ensuite obtenu le droit de prendre sa retraite et est décédé dans son appartement de Madrid, en 1962, dans l’indifférence générale.

La guerre civile a été terrible à bien des égards, mais aussi émouvante dans des centaines de milliers de cas, en raison de la radicale attitude de réconciliation et de pacification qui, même à partir de juillet 1936, était celle de la majorité des citoyens. Dans l’après-guerre, des milliers de nouveaux maires, des phalangistes et des ecclésiastiques ont demandé la grâce pour les condamnés à mort et la plupart du temps l’ont obtenue.

Un an avant la mort de Franco, en 1974, il y avait 14 764 détenus en Espagne (pour une population de 37 millions d’habitants). Fin 2023, il y en avait 56 000 (pour une population de 48,6 millions d’habitants). Comment expliquez-vous cette augmentation ?

Je crois qu’elle est due à deux phénomènes nouveaux qui n’existaient pratiquement pas en 1974 : le trafic de drogue et l’immigration. Les étrangers représentent 40 % de la population carcérale.

Des médias, qui ont critiqué vos recherches, vous ont refusé le droit de réponse. À votre avis pourquoi ?

Il n’y a eu qu’une seule critique négative, celle du journal prosocialiste El País, par un professeur qui a reproché des choses qui ne sont pas dans mon livre. Ma lettre de réponse n’a pas été publiée par le journal, mais elle a été publiée par Libertad Digital, où elle a été consultée plus de 120 000 fois. Toutes les autres recensions, qui ont été nombreuses, ont été très positives.

À propos de l’auteur
Arnaud Imatz

Arnaud Imatz

Docteur en sciences politiques, auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l'histoire de l'Espagne
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