<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Guerre en Ukraine : la tragédie des prophéties de malheur

4 juin 2022

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Guerre en Ukraine : la tragédie des prophéties de malheur

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« On peut seulement se demander ce que les historiens du futur diront. » George F. Kennan, le théoricien américain de l’endiguement pendant la guerre froide, n’aura pas la réponse à cette question. C’était en 1998 lors d’une rencontre entre le diplomate et un journaliste du New York Times. Le vieil homme de 94 ans s’inquiétait de l’extension de l’OTAN vers l’Est, un an avant l’adhésion de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque au sein de l’Alliance atlantique. « Bien sûr que cela va entraîner une réaction hostile de la part de la Russie, et alors, [les partisans d’une avancée de l’OTAN] diront qu’ils vous avaient bien dit que les Russes étaient comme cela. Mais c’est tout simplement malhonnête », prophétisait Kennan, craignant une nouvelle guerre froide entre les deux anciens blocs. Mort à 101 ans en 2005, l’élégant historien en costume trois-pièces n’aura pas la fin de l’histoire, mais ce qu’il entrevoyait se dessine bel et bien. Nous y sommes.

 Depuis le 24 février, tous les catastrophistes qui, au contraire, plaidaient depuis 1991 en faveur d’une intégration des pays de l’ancien Pacte de Varsovie au sein de l’Alliance atlantique, jusqu’à l’Ukraine et la Géorgie, voient dans l’invasion russe de l’Ukraine une implacable confirmation de ce qu’ils prophétisaient eux aussi. Comment leur donner tort ? Tout s’est effectivement passé comme ils l’ont dit : dans les premières années du millénaire, sur fond de remontée des cours des hydrocarbures, l’Empire russe, revanchard, s’est réveillé, lançant des interventions militaires de plus en plus ambitieuses. Vladimir Poutine n’a pas changé, tout était déjà écrit dans la seconde guerre de Tchétchénie, l’intervention en Géorgie, l’annexion de la Crimée, le conflit du Donbass, l’opération en Syrie, l’immixtion en Libye et le déploiement de Wagner en Afrique. Face à ces faits qui prennent rétrospectivement tout leur sens, comment ne pas condamner l’esprit de Munich qui a animé ceux qui voulaient ménager Vladimir Poutine pour ne pas attiser le syndrome obsidional historique de la Russie et tendre la main à l’ennemi idéologique de naguère pour lui offrir une place au sein de la famille occidentale réunifiée ?

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Le choc des prophéties de malheur

S’entrechoquent deux prophéties de malheur qui ont toutes les deux leur propre rationalité et qui se sont aujourd’hui réalisées pleinement. Heureux le prophète qui a vu juste ? Malheur à lui, bien au contraire, car, comme l’a bien identifié le philosophe Jean-Pierre Dupuy au fil de son œuvre, la particularité des prophètes de malheur, s’ils sont honnêtes, est qu’ils se savent condamnés à être des faux prophètes. Ils annoncent le pire pour qu’il n’advienne pas. S’ils réussissent leur coup, les prophètes de malheur doivent finir par avoir tort – selon une grammaire mystérieuse édictée par le prophète biblique Jonas que Dieu avait chargé d’annoncer aux Ninivites la chute de leur cité pour que ceux-ci se repentent à temps et que Ninive soit épargnée. « Il se peut que l’impair [des prophètes de malheur] soit leur mérite », résumait un autre Jonas, le philosophe Hans Jonas, archétype moderne de cette figure prophétique paradoxale.

Il faut pour comprendre cette logique se plonger dans l’étonnant rapport à l’avenir que représente la prophétie. Sa force tient à ce qu’elle dessine un avenir inéluctable, auquel on ne peut échapper. Elle a la saveur d’un monde ancien et disparu où les dieux choisissaient le destin des hommes. La subtilité qui explique que la prophétie ait pu survivre à la mort de Dieu et même prospérer dans nos sociétés modernes est celle-ci : l’avenir qui se réalisera dépend grandement de la vision que l’on s’en fait. Cette faculté de projection dans l’avenir affaiblit le déterminisme et donne toute sa place au prophète moderne, qui ne parle plus à la place d’un dieu, mais donne chair à la volonté des hommes de se choisir un avenir. Le cœur de la prophétie, dans sa forme la plus pure, repose sur son caractère autoréalisateur : c’est (en partie) parce qu’il a été annoncé que l’avenir se réalise. La politique repose sur un tel rapport prophétique au temps.

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Mais cela vaut évidemment pour les prophéties de bonheur menant vers un avenir désirable. A contrario, et pour des raisons évidentes, une prophétie de malheur n’a pas le droit d’être autoréalisatrice et appartient à cette catégorie paradoxale que les logiciens nomment « prophéties auto-invalidantes ». C’est parce qu’on a placé au-devant de nous un avenir terrifiant que l’on a trouvé la force de l’éviter. D’où ressort un véritable paradoxe : l’avenir est inéluctable, mais peut ne pas avoir lieu. Vertigineux, les ressorts logiques et métaphysiques d’un tel rapport à l’avenir ne sont pas l’objet de notre article, mais un exemple paradigmatique, et d’actualité, suffira : la meilleure illustration d’une prophétie de malheur auto-invalidante, que Jean-Pierre Dupuy décrit dans La Guerre qui ne peut avoir lieu, est la dissuasion nucléaire. La crédibilité de la dissuasion repose paradoxalement sur l’inéluctabilité de la menace nucléaire, ce qui faisait dire au stratège et philosophe américain Bernard Brodie : « C’est un curieux paradoxe de notre temps que l’un des facteurs essentiels qui fait que la dissuasion nucléaire marche vraiment et marche bien est la peur sous-jacente qu’elle pourrait échouer en cas de crise très grave. » Et il ajoutait : « Dans ces circonstances, on ne tente pas le destin. »

En 1991, l’URSS abattue sans qu’aucun coup de feu n’ait été tiré, cette prudence du prophète de malheur a été oubliée. Dans le sillage de la fin si rassurante de l’histoire, pourquoi ne pas, au contraire, tenter le destin ? Seuls de vieux grognards de la guerre froide que l’on peut difficilement accuser de faiblesse vis-à-vis de l’ex-Union soviétique – George F. Kennan, mais aussi Zbigniew Brzeziński ou Henry Kissinger – ont commencé à s’inquiéter de l’avancée de l’OTAN vers l’Est. Habitués à la grammaire de la prophétie de malheur auto-invalidante, ils savaient que le plus grand danger, pour une prophétie de malheur, était de devenir autoréalisatrice. En faisant avancer les frontières de l’OTAN vers l’Est, on réactiverait ainsi la menace russe, ce qui donnerait rétrospectivement raison au prophète de malheur. Brzeziński, aux origines polonaises, avait compris, dans Le Grand échiquier, que la Russie, privée de l’Ukraine, serait rétrogradée au rang de puissance régionale. Mais c’était aussitôt pour mettre en garde contre l’idée de « tenter le destin » en arrimant Kiev à l’Alliance atlantique car, gare à la réaction russe en retour ! Kissinger, qui avait su jouer durant la guerre froide la Chine contre l’URSS, savait quant à lui d’autant mieux le danger de prolonger la doctrine du containment, qui ferait se jeter Moscou dans les bras de Pékin. En France aussi, les gaullo-mitterrandiens mettent en garde depuis 1991 contre le risque d’une prophétie de malheur autoréalisatrice. Quand Hubert Védrine, le 24 février 2022, le jour même de l’invasion russe de l’Ukraine, écrit que « le Poutine de 2022 est largement le résultat, tel un monstre à la Frankenstein, des errements, de la désinvolture et des erreurs occidentales depuis trente ans », il perce au grand jour cette logique tragique en branle depuis trente ans. Ses propos résonnent avec ceux de Kennan prononcés dès 1998 dans le New York Times : « Les Russes vont progressivement réagir de façon adverse [à l’extension de l’OTAN], et cela aura un effet sur leurs politiques. Je pense que c’est une erreur tragique. Il n’y a absolument aucune raison de faire cela. Personne n’était menacé. Cette extension ferait se retourner dans leur tombe les pères fondateurs de ce pays. »

L’Est vient à l’OTAN

L’on ne peut en vouloir, bien sûr, aux pays d’Europe centrale et orientale d’avoir voulu entrer dans l’OTAN. Toute leur histoire plaide en faveur d’une peur légitime, celle de se trouver derechef pris en tenaille aux confins d’empires concurrents qui ont relégué durant des siècles ces territoires au statut de marches géopolitiques conflictuelles. La protection américaine était une garantie qui, pour eux, n’avait pas de prix. D’autant que leur attirance occidentale ne venait pas seulement d’une peur orientale, mais du désir également légitime de s’arrimer aux valeurs qui avaient triomphé de la guerre froide et desquelles ils avaient été privés durant un demi-siècle. De sorte qu’un implacable récit s’est construit autour de leur adhésion à l’Alliance atlantique : ce n’était pas l’OTAN qui avançait à l’Est, mais l’Est qui venait à l’OTAN. Autrement dit, ce renforcement de l’Alliance prenait de moins en moins la forme d’une prophétie de malheur – il fallait préserver les Polonais, les Hongrois, les Tchèques et pourquoi pas les Ukrainiens et les Géorgiens de la menace russe – mais de plus en plus la forme d’une prophétie de bonheur – il était bon pour eux d’être accueillis dans la grande communauté de la démocratie libérale. Les Russes, d’ailleurs, jusqu’au début des années 2000, ont également goûté à cette prophétie de bonheur. Après tout, pourquoi la Russie ne pourrait-elle pas, elle aussi, profiter du charme de l’Ouest ? La tentation a existé, alors même qu’au départ, les Russes ne voyaient naturellement dans l’extension de l’OTAN qu’une prophétie de malheur tournée contre eux.

Et c’est là le drame. À l’Ouest, les partisans de l’avancée de l’Alliance n’ont plus vu que la prophétie de bonheur – de quel droit en priverait-on les Ukrainiens ? – mais n’ont plus voulu admettre que, dans le même temps, la prophétie de malheur tournée contre la Russie, dans une forme de superposition paradoxale, demeurait bel et bien. Comment croire, en tout cas, que les Russes ne verraient pas les choses ainsi ? La décision américaine, dès 1999, de relancer un projet de bouclier antimissile les incitait dans ce sens. Bill Clinton assura bien à Boris Eltsine que ses missiles n’étaient pas orientés contre la Russie, mais contre l’Iran ou la Corée du Nord. Était-ce crédible, vu de Moscou ? La sortie unilatérale des États-Unis en 2002 du traité ABM (Anti-Ballistic Missile) de 1972 – qui limitait drastiquement le déploiement de systèmes antimissiles –acheva de convaincre le Kremlin : les États-Unis cherchaient derechef à les endiguer.

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L’autre prophétie de malheur, celle de Kennan, qui se voulait auto-invalidante et qui consistait à ne pas faire avancer les frontières de l’OTAN pour ne pas autoréaliser la menace russe, a échoué, non parce qu’elle a eu tort, mais précisément parce qu’elle a eu raison. George Kennan le pressentait dès 1998 : « Ce fut toute ma vie, et cela me peine de la voir fichue en l’air à la fin », concluait-il dans le New York Times. Les stratèges de la guerre froide, qui, par expérience, ne voulaient pas « tenter le destin », savaient qu’ils devaient être des faux prophètes. Malgré leur autorité, ils n’ont pas réussi à instiller suffisamment la peur de l’autoréalisation de la menace russe. Que l’on y songe : inscrire le destin otanien de l’Ukraine dans un avenir lointain, mais ne pas lui accorder la protection de l’article 5 dans un futur proche comme ce fut décidé au sommet de Bucarest en 2008 plaçait Kiev dans une vulnérabilité maximale. Une opération préventive russe planait dès lors au-dessus du ciel ukrainien comme une épée de Damoclès. Nous savons depuis le 24 février ce qu’il en est. L’hubris occidentale, décrite et décriée par Hubert Védrine, l’a emporté sur la prudence la plus élémentaire.

 Le drame de l’histoire

Le drame est que la prophétie de malheur de Kennan ne s’est pas doublée d’une prophétie de bonheur, comme ont réussi à le faire les partisans d’une extension de l’OTAN en superposant à la menace russe à endiguer un avenir occidental désirable à atteindre. Pour les pays d’Europe centrale et orientale, rejoindre l’OTAN signifiait en creux qu’ils accédaient aux valeurs et à la prospérité occidentales car adhérer à l’Alliance atlantique, c’était du même coup la promesse de rejoindre l’Union européenne. Gorbatchev et Mitterrand avaient bien tenté de faire émerger une telle prophétie de bonheur en faisant se rejoindre leur projet respectif de « maison commune » et de « confédération européenne », qui aurait permis à la fois de conjurer le mal par un désarmement du continent et d’atteindre un bien en bâtissant l’Europe. Mais l’initiative diplomatique, comme l’a écrit Roland Dumas, était mort-née. Pour les Américains, une pax europa émergeant de la fin de la guerre froide, qui aurait enterré du même coup la pax americana, était inacceptable.

Comment ne pas voir qu’une occasion a été manquée ? Et comment ne pas comprendre qu’au cœur d’une guerre qui est la plus grave sur le continent européen depuis 1945, un tel effort d’imagination est plus que jamais nécessaire. Dans Le Figaro, Maurice Gourdault-Montagne, l’ancien conseiller diplomatique de Jacques Chirac, racontait récemment comment, fin 2006, il était allé à Moscou « pour présenter l’esquisse d’un plan consistant en une protection croisée de l’Ukraine par la Russie et l’OTAN et qui serait gérée par le conseil Otan-Russie créé peu de temps auparavant ». Son homologue russe était intéressé, mais « Condoleezza Rice, secrétaire d’État du président Bush [lui] répliqua sans ambages que “la France n’avait pas à bloquer l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie” ». Aujourd’hui, la meilleure issue pour l’Ukraine est probablement un tel statut de neutralité doublée d’une protection croisée. Mais quelle est la chance d’y parvenir ? Et au prix de combien de morts ? Encore une fois, Kennan était prophétique en 1998 : « Il y a quelque chose que les historiens du futur ne manqueront sûrement pas de remarquer, c’est l’absence complète d’imagination qui aura caractérisé la politique étrangère des États-Unis à la fin des années 1990 […] Lors de la création du nouvel ordre de l’après-guerre froide, ces géants de la politique étrangère mirent leur cerveau en commun pour produire… une souris. Nous sommes dans l’ère des nains. » Trente ans après la chute de l’URSS, nous vivons la tragédie de prophètes de malheur qui ont eu le tort d’avoir raison.

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À propos de l’auteur
Alexis Feertchak

Alexis Feertchak

Journaliste, diplômé de Sciences Po Paris, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro et créateur du journal iPhilo.ff
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