<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les batailles de l’Atlantique

26 mai 2020

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Le torpillage du Lusitania, le 7 mai 1915, par un sous-marin allemand, Auteurs : MARY EVANS/SIPA, Numéro de reportage : 51337473_000001.
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Les batailles de l’Atlantique

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Le 22 septembre 1914, dans une mer du Nord dominée par la Royal Navy depuis sa victoire le 28 août à Helgoland, l’U-Boot [simple_tooltip content=’Abréviation d’Unterseeboot(e) : navire(s) sous-marin(s).’](1)[/simple_tooltip] « U9 » coula en une heure trois croiseurs cuirassés britanniques, avec près de 1 500 marins : l’arme sous-marine venait d’entrer dans l’histoire. Scénario similaire au début de la Seconde Guerre mondiale : dans la nuit du 13 au 14 octobre 1939, l’U-47 s’introduit dans la rade de Scapa Flow, principale base arrière de la Royal Navy en mer du Nord et torpille le cuirassé Royal Oak, vétéran de la Grande Guerre certes plus très utile au combat, mais symbolisant encore la puissance du traditionnel « maître des mers ».

 

Ces deux épisodes posent bien les bases de cette bataille pour la suprématie navale, qui se déroule en Atlantique et en mer du Nord, et constitue la toile de fond des deux conflits mondiaux, dont elle conditionne l’issue : le « thalassokrator [simple_tooltip content=’Mot grec forgé par Strabon au ier siècle, signifiant « maître de la mer ».’](2)[/simple_tooltip] » condescendant face à une arme nouvelle ou encore balbutiante, et l’audace du « perturbateur », pour paraphraser l’amiral Castex, capable de coups d’éclat – comme la destruction du cuirassé Hood par le Bismarck en 1941 – mais réduit à l’impuissance dès que sa capacité de nuisance aura été prise au sérieux et circonscrite par les moyens adéquats.

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« Thalassokrator » contre seigneur de la Terre

Car la situation stratégique dans les deux conflits mondiaux est très proche, résumée par la formule de Churchill : la baleine et l’éléphant. L’Allemagne compte avant tout sur ses forces terrestres pour gagner la guerre et sa puissance navale est plus dissuasive qu’offensive. En 1914, le programme de constructions lancé par Tirpitz en 1890 a hissé l’Allemagne au second rang des flottes militaires, mais il n’a jamais eu pour ambition de disputer la maîtrise des mers à l’invincible Royal Navy, qui aligne toujours un tonnage double de la marine impériale, qui ne fait jeu égal que sur les sous-marins [simple_tooltip content=’45 allemands contre 51 anglais ; en 1939, chaque flotte aligne environ 60 unités.’](3)[/simple_tooltip]. En 1939, le conflit se déclenche plus tôt que ne l’espérait l’état-major et avant que le réarmement naval, amorcé en 1935, ne soit terminé ; les premières victoires foudroyantes et la priorité accordée au front oriental conduiront Hitler à stopper nombre de programmes navals [simple_tooltip content=’Dont celui du porte-avions Graf Zeppelin, mis à l’eau en 1938, mais jamais achevé.’](4)[/simple_tooltip] et à limiter l’activité de sa flotte, pour économiser les matières premières, la main-d’œuvre et… le carburant, dont les armées de terre et de l’air ont un besoin impératif. Seuls les sous-marins et les navires « corsaires » échapperont, dans une certaine mesure, à ces restrictions [simple_tooltip content=’L’Allemagne nazie construira ainsi un peu plus de 1 000 sous-marins durant la guerre.’](5)[/simple_tooltip].

Quant aux Britanniques, ils comptent sur le blocus naval pour prendre un ascendant irréversible au fur et à mesure que le conflit se prolonge, mais, privés de leur principal allié terrestre avec la défaite de la France en 1940, ils ne peuvent disputer seuls le contrôle du continent à l’Allemagne, surtout après avoir perdu leurs derniers points d’appui comme la Crète en 1941. Ils sont aussi face à une façade maritime hostile bien plus large entre 1940 et 1944, puisqu’elle s’étend du cap Nord à Hendaye, avec plusieurs bases sous-marines bétonnées [simple_tooltip content=’Outre les sept bases sur le territoire allemand, l’organisation Todt aménage deux bases en Norvège et cinq en France.’](6)[/simple_tooltip] très résistantes aux bombardements, ce qui rend presque inopérante une surveillance de type blocus.

L’Amirauté semble cependant plus focalisée, en 1914 comme en 1940, sur les navires de surface que sur les sous-marins, qui montrent certes des limites. Limite numérique d’abord : ainsi, de septembre 1939 à la fin de 1940, le nombre d’unités en opération ne dépasse le chiffre 20 qu’exceptionnellement. L’amiral Karl Dönitz (1891-1980), sous-marinier durant le premier conflit, commandant de l’arme dans le second puis de la marine après 1943, estimait qu’il faudrait une flotte de 300 U-Boote pour en avoir 100 simultanément à la mer et priver la Navy de carburant. Ce chiffre fut effectivement maintenu près d’un an à partir de juillet 1942, avec un pic à 159 en avril 1943, mais déboucha sur l’hécatombe de mai 1943 (41 U-Boote perdus).

Limite technique aussi : les sous-marins avant 1945 ne sont que des submersibles, naviguant le plus souvent en surface avec un moteur thermique et ne restant immergés que quelques heures en utilisant un moteur électrique dont les batteries sont rechargées en navigation usuelle [simple_tooltip content=’Bien qu’inventé en 1936, le schnorchel, permettant de naviguer avec un moteur thermique à quelques mètres sous l’eau, n’est pas systématisé sur les sous-marins avant 1943. Trop tard.’](7)[/simple_tooltip]. En plongée, la profondeur a doublé en vingt ans [simple_tooltip content=’Plusieurs U-Boote de la Kriegsmarine remonteront après avoir dépassé la profondeur théorique d’« écrasement », autour de 200 à 220 m.’](8)[/simple_tooltip] (environ 50 m en 1914), ce qui les protège davantage, mais la vitesse reste inférieure à 10 nœuds, à peine celle des « proies ». Quant aux torpilles, pas toujours fiables, leur portée de 5 à 6 km, inférieure à celle des canons de marine, oblige les U-Boote à s’exposer pour attaquer les convois escortés. Enfin, ils sont vulnérables, car deux à trois fois plus lents que les destroyers qui les chassent, et non blindés.

La cuirasse et le bouclier

De plus, les moyens de défense ont sensiblement progressé entre les deux conflits. Le Sonar – terme américain qui remplace à partir de 1943 l’acronyme originel Asdic –, système de détection acoustique équivalent du radar, a été mis au point par une équipe interalliée en 1918 ; il arrive donc trop tard pour la première bataille de l’Atlantique, déjà gagnée, mais, amélioré par les Anglais, il joue un grand rôle dans la seconde. Les armes anti-sous-marines se sont diversifiées : les grenades sous-marines, mises au point vers 1916 et qui explosent à une profondeur programmée, sont complétées par le « hérisson », mortier à projectiles multiples pouvant tirer sur l’avant du navire, alors que les grenades sont tirées par la poupe, ou encore par les torpilles anti-sous-marins.

Mais l’arme la plus efficace fut sans conteste l’avion. L’eau étant un excellent conducteur du son (d’où découle le principe de l’Asdic), le sous-marin en plongée « entend » d’autant mieux que son moteur électrique est silencieux, et peut ainsi se guider vers ses proies ou éviter ses chasseurs ; il est en revanche sourd en surface, où il peut être surpris par la rapidité d’un avion, qui peut aussi le repérer quand il navigue à faible profondeur, soit visuellement, soit par détection de l’anomalie magnétique de sa masse métallique. D’abord limitée aux hydravions embarqués sur les grands navires de guerre, la composante aéronavale de la lutte ASM se développa avec des porte-avions d’escorte [simple_tooltip content=’D’abord anciens cargos aménagés pour quelques appareils, puis navires spécifiques abritant jusqu’à 30 avions.’](9)[/simple_tooltip] et avec des modèles spécifiques d’avions à long rayon d’action tels les hydravions PBY [simple_tooltip content=’Surnommé « Catalina » par les Britanniques.’](10)[/simple_tooltip] (américain) ou Short Sunderland (britannique) ; le Consolidated B-24 Liberator [simple_tooltip content=’Moins connu que son concurrent, le Boeing B17 Flying Fortress, le B24 a pourtant été produit à 18 500 exemplaires, moitié plus que son rival.’](11)[/simple_tooltip] s’avéra le plus efficace, car son rayon d’action élargi de 2 600 nautiques (plus de 4 800 km, soit dix à douze heures de vol) permit de boucher le « trou noir » au centre de l’Atlantique où les « meutes » de Dönitz chassaient dans une relative impunité. Les avions détruisirent presque autant d’U-Boote que les navires de surface alliés durant la Seconde Guerre mondiale (250 contre 264).

Une guerre totale

La bataille fut aussi tactique. L’efficacité initiale des U-Boote s’explique par l’attachement de la Navy à la « route patrouillée » : des navires de guerre sillonnaient les routes suivies par les cargos en prétendant les « nettoyer » de la présence des sous-marins… qui n’avaient aucun mal à se cacher en attendant des navires de charge non ou peu armés et en ordre dispersé. D’où l’accroissement spectaculaire des pertes dès le passage à la guerre sous-marine à outrance, déclenchée en février 1917 pour asphyxier et affamer le Royaume-Uni et l’obliger à sortir de la guerre. Le carnage d’avril 1917 conduisit l’Amirauté à imposer le convoi escorté, regroupant les navires de transport sous la surveillance de plusieurs destroyers ; les pertes furent divisées par deux, voire trois, tout en restant nettement plus élevées que la moyenne des années précédentes, quand les U-Boote étaient bridés par la crainte de provoquer une réaction américaine après les avertissements solennels lancés en 1915 à la suite du torpillage du Lusitania [simple_tooltip content=’On lit encore trop souvent que le torpillage de ce paquebot britannique fut la cause de l’entrée en guerre des États-Unis, dans la mesure où parmi les 1 200 morts figuraient 128 citoyens américains. Mais l’événement eut lieu le 7 mai 1915, soit près de deux ans avant l’entrée en guerre effective…’](12)[/simple_tooltip].

Deux facteurs permirent aux U-Boote de retrouver une efficacité redoutable durant la Seconde Guerre mondiale. D’abord l’accroissement du rayon d’action. Grâce à l’emploi du moteur diesel, les U-Boote de la Première Guerre mondiale atteignaient déjà 8 à 10 000 nautiques, assurant plus d’un mois en opération ; vingt ans plus tard, la norme est à 8 500 nautiques pour le type VII, le plus construit, mais les sous-marins de type IX vont jusqu’à 12 000 nautiques, voire le double pour les 30 unités de type IXD, et pouvaient opérer jusqu’aux côtes américaines ou africaines, et non plus seulement dans les approches maritimes britanniques. D’autre part, Dönitz imposa la tactique de la meute, soit des regroupements opportunistes de plusieurs unités (en général quelques-unes, mais jusqu’à 20 ou 30) pour attaquer les convois selon différents axes, maximisant les chances de succès et déroutant la défense. Les « loups » de Dönitz coulèrent ainsi plus de 2 millions de tonnes de navires marchands en 1940, 1941 et 1943, et approchèrent les 6 millions en 1942.

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L’efficacité des U-Boote fut à l’origine d’une crise du transport chez les Alliés à l’automne 1917 et à nouveau en 1942-1943 ; les convois vers l’URSS via Mourmansk durent d’ailleurs être interrompus après les pertes du convoi PQ17 en juillet 1942 (26 navires perdus sur 37) puis à nouveau entre mars et novembre 1943. Mais ce ne fut pas décisif. D’une part, la guerre faite aux sous-marins gagna en efficacité grâce aux armes déjà évoquées, mais aussi à la guerre de l’ombre : les Alliés disposèrent dès le début du conflit du modèle de la machine de cryptage en usage dans la Kriegsmarine, « Enigma », et s’en servirent assez habilement pour ne pas éveiller les soupçons des Allemands, qui continuèrent donc à l’utiliser sans se douter que leurs ennemis pouvaient décoder une grande partie de leurs messages.

D’autre part, la puissance industrielle américaine annihila l’impact des U-Boote : si les Alliés perdirent quelque 23 millions de tonnes [simple_tooltip content=’Dont 61 % par les U-Boote de l’Atlantique.’](13)[/simple_tooltip] de transports sur l’ensemble des théâtres, les chantiers américains en fournirent près du double, soit l’équivalent de quatre fois la flotte des États-Unis en 1940 ! La standardisation et la mobilisation de la main-d’œuvre civile leur permirent de sortir un liberty ship (cargo ou pétrolier d’environ 10 000 tonnes de port en lourd) tous les quarante jours à la fin de la guerre, quand il leur fallait neuf mois au début du conflit. Ils permirent ainsi à près de 3,5 millions d’hommes et 268 millions de tonnes de matériel de traverser l’Atlantique entre 1941 et 1945. Les 75 000 mouvements de navires de cette noria s’effectuèrent dans une relative sécurité : 75 % des convois vers la Grande-Bretagne et les deux tiers de ceux vers Mourmansk ne subirent aucune perte.

Il n’en alla pas de même pour les sous-mariniers allemands, de loin le corps de troupe ayant subi le taux de pertes le plus élevé des deux conflits : 70 % de morts, 85 % de pertes au total. Pourtant, le recrutement était encore sélectif à la fin du conflit, signe d’un flux de volontaires sans doute moins au fait des dangers de la guerre en mer que des carnages du front russe… 

À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.
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