<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Japon, une nouvelle ère sans guerre ?

26 septembre 2021

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Japon, une nouvelle ère sans guerre ?

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Une nouvelle ère impériale s’est ouverte pour le Japon avec l’avènement d’un nouvel empereur, Nahurito. La précédente, Heisei, était celle de la paix omniprésente. La nouvelle ère, Reiwa, se veut celle de la belle harmonie, dont la défense et la préservation peuvent avoir un prix, alors que le premier ministre Abe Shinzo vient de quitter son poste après avoir mené une politique décomplexée d’adaptation de l’outil de défense allant jusqu’à demander la modification de la constitution.

François Dickès est officier des Troupes de Marine. Il a servi en alternance dans les forces et dans les domaines de la coopération et des relations internationales en Asie et au Moyen-Orient. Il est breveté de l’École de Guerre et diplômé de l’Institut national des langues et civilisations orientales.

Au lendemain de sa reddition officielle le 2 septembre 1945, le Japon vit à l’heure de l’occupation américaine. L’empire du Soleil levant est dépouillé de son armée, de sa marine et plus généralement de tout ce qui pourrait permettre un retour du militarisme dans sa vie politique. En 1947, le commandant suprême des puissances alliées, le général Douglas McArthur, dote le pays d’une constitution unique au monde dont l’article 9 stipule que le Japon renonce à jamais à la guerre et à la possession de forces militaires terrestres, maritimes et aériennes. La priorité est donnée à la reconstruction du pays et de son économie. Cette constitution pacifiste se heurte rapidement aux réalités de la guerre froide et à la mobilisation des moyens militaires américains vers la péninsule coréenne en 1950. Pour faire face à ce vide de forces à même de protéger l’archipel, une force de réserve de police, puis une force de sécurité côtière sont créées entre 1950 et 1952. Dès lors, le réarmement du Japon s’amorce sous la pression des États-Unis qui recherchent un allié solide en Asie du Nord-Est.

Sept décennies après son adoption, la constitution japonaise demeure à l’épreuve de la guerre

En septembre 1951, le traité de San Francisco rétablit les relations pacifiques entre le Japon et les Alliés, mettant fin à l’occupation du Japon l’année suivante. Cependant, le traité de sécurité nippo-américain laisse aux États-Unis les prérogatives de défense de l’archipel contre une agression extérieure et la présence de bases militaires. Le 1er juillet 1954, le Japon se dote d’une agence de Défense à laquelle la loi sur les forces d’auto-défense (FAD) adjoint un outil militaire national sous commandement en chef du Premier ministre. Le Japon reprend alors peu à peu le contrôle de sa défense en restant dans le champ strict de l’auto-défense en tant qu’État souverain. En janvier 1960, le traité de coopération mutuelle et de sécurité avec les États-Unis introduit une notion de réciprocité entre les deux pays et la nécessaire consultation des autorités japonaises en cas d’utilisation des moyens militaires américains présents sur l’archipel[i]. L’alliance ainsi officialisée entre les États-Unis et le Japon est renouvelée à trois reprises, en 1969, 1978 et 1997.

Le 9 janvier 2007, à la suite d’un vote de la Diète, le ministère japonais de la Défense est créé. Sa mission est de préserver la paix et l’indépendance du Japon et d’assurer la sécurité nationale au moyen des FAD. En mai 2007, pour le 60e anniversaire de la constitution de 1947, le Premier ministre Abe Shinzo appelle à une révision du texte. C’est l’article 9 qui est visé, mais Abe démissionne avant d’avoir pu concrétiser son projet. Revenu au pouvoir, il prend en juillet 2014 la décision de ré-interpréter la constitution et d’introduire le droit à une « auto-défense collective ». En pratique, le Japon peut venir en aide ou défendre un allié qui serait attaqué[ii]. Après une ultime annonce de son souhait de réviser la constitution pacifiste et son article 9, Abe Shinzo démissionne en août 2020 pour raison de santé sans avoir pu mener à terme la révision. Mais les débats autour de l’article 9 ne sont probablement pas enterrés pour autant : dans un pays où le succès d’une carrière politique relève du numéro d’équilibriste et dépend de la capacité à se construire et à fidéliser une clientèle, il est possible qu’un autre reprenne l’idée à son compte. Suga Yoshihide, Premier ministre depuis septembre 2020 et son ministre de la Défense Kishi Nobuo[iii] sont des proches d’Abe Shinzo dont ils partagent pour beaucoup les idées.

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La défense du Japon doit faire face à l’évolution des équilibres en Asie-Pacifique

Dans une Asie où les équilibres internationaux sont en cours de redéfinition, le Japon inscrit sa défense dans une perspective stratégique de long terme tout en conservant un outil suffisamment efficace pour faire face à l’immédiateté des missions de service public. L’archipel vit en effet sous la constante menace de séismes et de catastrophes naturelles en chaîne, parfois fort coûteuse en vies humaines. Du fait de leur résilience, de moyens matériels uniques et de leur capacité à se projeter rapidement à l’intérieur du pays, les FAD jouent un rôle incontournable de secours des populations sinistrées. Les trois composantes[iv] des FAD contribuent à un dispositif de réaction aux catastrophes naturelles baptisé FAST-Force en alerte permanente. Leurs hôpitaux et centres de soins sont incorporés dans le maillage national et traitent régulièrement la population civile. Depuis 2020, ces moyens sont mobilisés dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid-19.

Sur le plan militaire, le ministère de la Défense japonais fait face à deux types de défis, les uns étant liés à des questions régionales tandis que les autres sont la conséquence de l’évolution de la nature des guerres. Les questions régionales se concentrent principalement dans la sphère Asie-Pacifique, même si le livre blanc pour la Défense du Japon de 2020 mentionne le Moyen-Orient en termes de sécurité maritime et en le dissociant des activités des groupes terroristes radicaux. Dans l’environnement immédiat de l’archipel, la Corée du Nord et son programme nucléaire et balistique sont considérés par le Japon comme une menace aussi sérieuse que permanente. En 2016, sur la cinquantaine de missiles tirés par la Corée du Nord, huit sont tombés dans ou à proximité directe de la zone économique exclusive du Japon, mettant les FAD en alerte. Même si une frappe délibérée du territoire japonais est aujourd’hui peu probable, une erreur lors d’une provocation nord-coréenne n’est pas à exclure et le programme d’armes de destruction massive de Pyongyang reste sous étroite surveillance japonaise. La Russie, avec laquelle le Japon n’est pas parvenu à s’accorder sur la question des îles Kouriles depuis 1945 et dont les activités militaires à proximité des espaces aériens et maritimes japonais se sont accrues ces dix dernières années, constitue également un motif de vigilance. La création par la Russie du commandement stratégique opérationnel Est et de son district militaire en 2010 ainsi que le renforcement de sa présence militaire dans les Kouriles sont l’objet d’une attention particulière. Depuis 2017, les passages de navires militaires russes dans les détroits de Soya, Tsugaru et Tsushima ne décroissent pas et les alertes déclenchées en raison d’une activité aérienne russe dépassent les 300 par an. En 2019, ces mouvements ainsi que la construction d’infrastructures débutée en 2015 sur les Kouriles ont suscité la réaction officielle des ministres des Affaires étrangères et de la Défense japonais lors d’une rencontre avec leurs homologues russes.

Mais c’est désormais la République Populaire de Chine (RPC) qui est au cœur des inquiétudes de la défense japonaise. Prenant acte de la présence croissante de la Chine sur la scène internationale, le ministère japonais de la Défense ne conteste pas son rôle positif dans la lutte anti-piraterie et les opérations de paix. Mais s’agissant de questions régionales, les autorités japonaises dénoncent une attitude unilatérale et persistante de l’Armée populaire de libération (APL) visant à modifier le statu quo en mer de Chine orientale et méridionale. L’établissement par la RPC d’une zone d’identification de défense aérienne en mer de Chine orientale et la démonstration par l’APL de ses capacités militaires dans les environs des îles Senkaku font craindre un dérapage qui pourrait conduire à une escalade militaire. De même, le livre blanc pour la Défense japonais considère qu’outre des domaines classiques de la guerre et le nucléaire, la modernisation des moyens militaires chinois vise à conquérir une position dominante dans de nouveaux domaines tels que l’espace, le cyber-espace, les réseaux de communication et la guerre électronique. La volonté des autorités chinoises de maîtriser des technologies de pointe fait redouter au Japon l’accroissement des capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2AD) de l’APL. Rappelons qu’avec un budget de défense de près de 1,268 trillion de yuans en 2020 (environ 180 milliards de dollars), la RPC dépense plus que toute autre puissance militaire à l’exception des États-Unis[v].

L’alliance nippo-américaine reste centrale pour Tokyo.

La relation nippo-américaine sort de quatre années incertaines liées à la personnalité du précédent président américain, qui avait provoqué l’émoi au sein du gouvernement japonais au moment de son élection. Les propos anti-japonais du candidat Trump et ses messages sur le partage du fardeau laissaient craindre le pire. En conséquence, entre novembre 2016 et février 2017, le Premier ministre Abe Shinzo se lançait dans une offensive de charme et de pilotage à vue soldée par un certain succès. Peu après, le secrétaire à la Défense américain louait le Japon comme un modèle de partage des coûts et réaffirmait le soutien américain sur la question des îles Senkaku que Pékin conteste à Tokyo. De plus, la notion d’Indo-Pacifique qu’Abe Shinzo tentait d’ériger en concept stratégique se concrétisait finalement au travers de la vision pour un Indo-Pacifique libre et ouvert partagé par les administrations et formalisé en novembre 2019 par le département d’État[vi]. La rencontre Suga-Biden d’avril 2021 a confirmé la centralité de l’alliance nippo-américaine dans la politique de défense de l’archipel.

Le gouvernement japonais doit désormais convaincre son opinion publique que cette alliance est toujours aussi solide que nécessaire. Ceci se jouera au gré des recompositions d’alliances et des positionnements sur la scène de la politique intérieure japonaise. Celle-ci voit les discours se réécrire lors de campagnes électorales où s’affichent en alternance le souhait de voir Washington rapatrier ses soldats et la reconnaissance du confort que procure la protection de 54 000 militaires américains des quatre composantes réparties sur une dizaine d’implantations à travers le pays. En 2014, le gouverneur d’Okinawa, Nakaima Hirokazu, y a laissé son siège sur la question de la relocalisation de la base américaine de Futenma[vii]. L’ancien maire d’Osaka, Hashimoto Toru, a pour sa part considéré l’accession de Trump à la Maison-Blanche comme l’opportunité pour le Japon de gagner en indépendance.

Faisant écho aux sondages d’opinion, les gouvernements japonais successifs se sont lancés dans une diversification des partenariats. Le Japon sait qu’il ne pourra rien seul s’il doit faire face à la matérialisation d’une menace majeure contre sa sécurité et s’est engagé dans des relations bilatérales en complémentarité de l’alliance avec les États-Unis. Le pays met en avant ses activités militaires conjointes avec des pays comme l’Australie, l’Inde, le Royaume-Uni, la France ou ses échanges avec des entités telles que l’OTAN. Dans son environnement plus immédiat, il solidifie ses relations avec l’association des nations de l’Asie du Sud-Est y compris par le biais des rencontres ASEAN+3.

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L’adéquation des ressources demeure un défi pour la défense du Japon.

Reste au Japon à sécuriser les ressources lui permettant de maintenir un outil de défense adapté à un éventuel conflit. Ce combat, bien réel, se joue dans les arcanes budgétaires et dans le domaine des ressources humaines. Après avoir connu une baisse constante consécutive à la fin de la guerre froide, le budget de la défense japonais est reparti à la hausse en 2013 et avoisine aujourd’hui les 52 milliards de dollars. L’acquisition de nouvelles capacités dans le domaine des espaces immatériels (espace, cyber-espace et spectre électro-magnétique) est devenue la priorité des derniers budgets. Le Japon entend y conserver son avance technologique et financer sa R&D. Pour cela, il ne s’interdit plus d’exporter des systèmes complets produits par sa base industrielle et technologique de défense. Un premier contrat de 100 millions de dollars a été signé avec les Philippines en 2020 pour la fourniture de radars. Reste à mettre en adéquation la manne budgétaire avec des projets soutenables et efficients sur le long terme. À titre d’exemple, le choix de modifier les navires de la classe Izumo en porte-aéronefs capables d’emporter des F-35B peut se révéler à terme un choix coûteux peu adapté à faire face à la masse d’une attaque venue du continent.

Le dernier défi et le plus complexe de la nouvelle ère sera certainement celui du recrutement. Dans un pays où la population vieillit constamment et où il n’existe pas encore à proprement parler d’esprit de défense, les ressources humaines des FAD se font rares. Depuis 2014, elles ne remplissent pas leurs objectifs annuels de recrutement. Les forces navales connaissent la situation la plus critique, n’étant parvenues à recruter que 60% du personnel requis en 2018. À grand renfort de mangas, de témoignages et autres de clips vidéo disponibles via un QR code, les FAD ne ménagent pas leur peine à promouvoir les possibilités de carrières et à les rendre attractives aux hommes comme aux femmes, avec un succès encore limité.

En 1970, le directeur général de l’agence de Défense, Nakasone Yasuhiro, signait le premier livre blanc pour la défense du Japon. En pleine guerre froide, de l’aveu même des autorités japonaises, il fallait faire connaître les forces d’auto-défense (FAD) qui souffraient d’une opinion plutôt négative dans l’opinion publique. Nakasone était convaincu que « plus que toute autre chose, c’est la compréhension, le soutien actif et la coopération du peuple qui sont essentiels à la défense de la nation ». Son dernier successeur en date, Kishi Nobuo, devra certainement trouver le juste chemin pour persuader le peuple japonais que si l’on veut la paix, il faut savoir se préparer à la guerre.

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[i]     Côté japonais, l’artisan de la renégociation du traité de 1951 et de ce rééquilibrage est le Premier ministre de l’époque Kishi Nobusuke. Contesté du fait de sa volonté d’abroger l’article 9 de la constitution, il est poussé à la démission en juillet 1960. Il est le grand-père de l’ancien Premier ministre Abe Shinzo et de son frère Kishi Nobuo, ministre de la Défense depuis le 16 septembre 2020.

[ii]    Il ne s’agit pas d’un amendement constitutionnel, qui aurait demandé un vote au deux tiers à la Diète et un référendum avant d’entrer en vigueur, mais bien d’une interprétation assortie de textes législatifs.

[iii]   Rappelons que Kishi Nobuo est en outre le frère d’Abe Shinzo.

[iv]   Terre, air, mer.

[v]    Cette somme représente cinq fois le budget de défense japonais.

[vi]   A free and open Indo-Pacific, advancing a shared vision. Département d’État, 4 novembre 2019.

[vii]  Avec seulement 1% de la superficie du pays, Okinawa concentre la plus grande densité de troupes américaines au Japon. 25% des implantations y concentrent près de la moitié des troupes présentes dans l’archipel.

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François Dickes est officier des Troupes de Marine. Il a servi en alternance dans les forces et dans les domaines de la coopération et des relations internationales en Asie et au Moyen-Orient. Il est breveté de l’Ecole de Guerre et diplômé de l’institut national des langues et civilisations orientales.
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