Après son succès autour des tragédies raciniennes, le duo Magre/Barrot renouvelle l’expérience d’un dialogue complice, dont Baudelaire est cette fois-ci l’enjeu.
Judit Magre lit Baudelaire, au Théâtre de Poche.
La pièce « Judith Magre dit Baudelaire », donnée actuellement au Théâtre de Poche-Montparnasse, est plus une soirée littéraire qu’une pièce de théâtre. Plus exactement, elle est un voyage dans la vie et l’œuvre de Charles Baudelaire. On retrouve avec plaisir des poèmes choisis des Fleurs du mal, récités avec beaucoup de nuances par Judith Magre, qui, du haut de ses 98 ans, sait parfaitement rendre la différence entre l’idéal et le spleen. Sa lecture, ou plutôt sa déclamation, est entrecoupée de commentaires qui replacent les poèmes dans leur contexte. Olivier Barrot, complice de Judith Magre, nous apprend à mieux connaître celui qui fut l’un des plus grands poètes du XIXe siècle.
Redécouverte de Baudelaire
La mise en scène, épurée et dépourvue d’artifices, favorise une concentration totale sur le texte et son interprétation. Ce choix minimaliste, couplé à l’acoustique intimiste du Théâtre de Poche, renforce l’impact des mots et des gestes, tout en créant un espace propice à une écoute active. En quittant le théâtre, les spectateurs, néophytes ou familiers de Baudelaire, emportent une nouvelle compréhension de son œuvre, tout en ayant passé une agréable soirée littéraire.
Charles Baudelaire (1821-1867), figure emblématique de la modernité littéraire, occupe une place de choix dans l’histoire des lettres françaises, à la croisée du romantisme et du symbolisme. Orphelin de père à l’âge de six ans et en désaccord avec le remariage de sa mère avec le général Aupick, il entretient des relations conflictuelles avec sa famille, qui désapprouve son mode de vie bohème et sa quête d’indépendance. Envoyé en voyage vers les Indes en 1841 pour rompre avec ses mauvaises fréquentations parisiennes, Baudelaire fait escale à l’île de la Réunion, une expérience marquante qui nourrit son imaginaire exotique.
La vie de Baudelaire est marquée par des excès, notamment dans la consommation d’opium et de vin. Ces éléments irriguent son œuvre en nourrissant ses réflexions sur la décadence, l’hypocrisie sociale et la dualité de l’être humain. Son rejet des conventions bourgeoises et des normes sociétales se traduit dans ses écrits par une tension permanente entre une quête d’idéal inaccessible et un spleen existentiel, cette mélancolie qui devient chez lui une condition universelle de l’âme.
Un poète qui parle encore à l’âme
Son recueil Les Fleurs du mal (1857), qui lui vaut une condamnation pour « outrage à la morale publique et religieuse », constitue une synthèse magistrale de ses obsessions. Les poèmes du recueil explorent la beauté dans l’éphémère, le mal comme source de fascination, et l’évasion par les sens ou l’art. Baudelaire y développe une poétique où le langage, chargé d’images saisissantes, transcende la réalité pour atteindre une dimension universelle.
Baudelaire ne se limite pas à sa production poétique. En tant que critique d’art, il célèbre des figures comme Eugène Delacroix, dont il admire la puissance expressive, et s’impose comme l’un des premiers théoriciens de l’art moderne. En parallèle, son travail de traduction des œuvres d’Edgar Allan Poe révèle une affinité intellectuelle profonde avec l’auteur américain, dont il partage le goût pour l’étrange et le macabre.
Précurseur de la pensée symboliste, Baudelaire inspire directement des poètes comme Rimbaud et Mallarmé, qui prolongent et amplifient son exploration des correspondances mystérieuses entre le visible et l’invisible. En cela, il occupe une place essentielle dans l’évolution de la poésie, transformant les codes hérités du romantisme en une modernité radicale, et préfigurant le symbolisme et le surréalisme.
Les poèmes lus dans le cadre de « Judith Magre dit Baudelaire » révèlent toute la richesse et la complexité de cet univers. Ils mettent en lumière la capacité de Baudelaire à exprimer l’indicible : la beauté dans le malaise, l’idéal dans la déchéance. Ces textes, porteurs d’une musicalité unique et d’une charge émotionnelle intense, admirablement bien rendue par Judith Magre, permettent au spectateur d’entrer en résonance avec l’âme du poète et de redécouvrir toute l’actualité et la profondeur de son œuvre.