<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La France en Afrique de l’Ouest : le piège « terroriste »

12 août 2022

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Des milliers de personnes se joignent à un rassemblement organisé par le gouvernement dans la capitale du Mali, Bamako, vendredi 14 janvier 2021, pour protester contre les nouvelles sanctions économiques régionales et la pression croissante de l'ancien colonisateur, la France, après que le dirigeant militaire du Mali ait repoussé de quatre ans les élections promises. Crédits: AP Photo/Harandane Dicko
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La France en Afrique de l’Ouest : le piège « terroriste »

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Partie au Mali « pour lutter contre le terrorisme », la France s’y retrouve engluée et sans réelle solution. Près de dix ans plus tard, les objectifs initiaux sont loin d’avoir été atteints, le terrorisme est toujours là et le Mali toujours instable. La France serait-elle tombée dans le piège terroriste ?

Laurent Bansept et Élie Tenenbaum, « Après Barkhane : repenser la posture stratégique française en Afrique de l’Ouest », Focus stratégique, no 109, IFRI, mai 2022.

Il est rare que les auteurs d’un document d’analyse stratégique offrent au lecteur, dès les premières lignes du résumé, l’occasion d’un éclat de rire. C’est pourtant ce que Laurent Bansept (colonel de l’armée de terre) et Élie Tenenbaum (historien, IFRI) réussissent à faire en écrivant : « Près d’une décennie après sa guerre victorieuse contre le terrorisme au Mali, la France est aujourd’hui en passe de tourner une page de son histoire militaire en Afrique » (p. 5). En effet, parler de « guerre victorieuse » à propos, sans doute, de l’opération Serval (janvier 2013-juillet 2014) qui a permis d’arrêter la progression des entités djihadistes vers le sud du Mali sans rien régler du conflit en cours, est quelque peu étrange. Et suggérer que l’on fait la « guerre au terrorisme » n’est pas moins déconcertant.

Pourtant, en dépit de son début peu prometteur, ce document est important au moins à deux titres. D’abord parce qu’il permet de réfléchir sur certains aspects problématiques de l’expertise française en matière stratégique, et ensuite parce qu’il impose de procéder à une analyse renouvelée de la nature de la guerre telle qu’elle se manifeste au Mali.

Sur le plan de l’expertise stratégique, le fait de privilégier la répétition de thèmes et concepts généraux et flous (voire faux) à l’exploration de démarches alternatives, éventuellement dérangeantes, mais ouvrant la voie à de vrais débats, est une tendance lourde. Or cette situation aboutit à des objectifs flous et, comme le remarquent très justement les auteurs à « […] une mécanique stratégique de plus en plus grippée, aux prises avec des lignes politiques contradictoires, une dispersion des moyens et des motivations de moins en moins lisibles » (p. 19). Ainsi, notamment l’usage du terme « terrorisme » réduit à son contenu sémantique polémique (un ennemi vraiment très méchant), au détriment de sa réalité (telle que la définit une démarche scientifique) comme technique de communication violente s’inscrivant dans un ensemble complexe d’interactions[1], a des effets délétères. En effet, cette réification généralisante conduit à rassembler sous une même dénomination infamante un ensemble hétéroclite d’acteurs dont les motivations, projets et capacité de nuisance sont différents et surtout potentiellement antagonistes. En outre, ce prisme polémique rend des sorties de crise problématiques, voire impossibles, car « on ne négocie pas avec des terroristes ». La conceptualisation erronée conduisant ici à la catastrophe, pudiquement nommée « contre-performance stratégique » dans le document de l’IFRI.

Terrorisme ?

Ce qui nous mène directement au cas malien, particulièrement riche en enseignements. S’il est clair que l’on se trouve en présence d’une guerre, encore faut-il, suivant le sage précepte clausewitzien, en comprendre la nature. Et il est curieux que Bansept et Tenenbaum ne s’attardent guère sur ce point, alors que des travaux intéressants existent déjà sur ce sujet et méritent discussion[2]. Car si on a clairement à faire à une modalité de la guerre irrégulière, asymétrique et totale (GIAT)[3], la complexité des acteurs internes et externes qui participent du conflit malien en fait une sorte de « guerre artichaut » dont la compréhension exige une analyse minutieuse. Or, c’est justement cette exigence qui se trouve occultée par le recours polémique au terme « terrorisme », qui conduit notamment à ignorer une masse de travaux pourtant hautement pertinents[4]. Mais cette ignorance du « réel désagréable », fait de conflits ethniques (dits « communautaires » en novlangue) anciens, de trafiquants polycriminels, d’autorités étatiques changeantes et problématiques, etc., sans oublier les interventions externes (dont le financement qatari dont il n’est pas fait mention), ou les effets de diaspora qui influencent la politique française à Bamako, mais aussi à Montreuil, a des conséquences sur la précision du diagnostic que l’on attend d’un document stratégique.

Sans pouvoir entrer dans le détail de l’analyse de ce « Focus stratégique », qui contient par ailleurs bon nombre d’informations et réflexions utiles, une autre question mérite un bref commentaire. Il s’agit de la nature de la menace que représentent les entités djihadistes au Sahel.

À ce propos, commençons par constater que si bien la majorité des actions armées au Sahel relève d’insurrections privilégiant des actions de guérilla, certains acteurs recourent, essentiellement en milieu urbain, à de vrais actes de terrorisme. Ces actions, souvent spectaculaires (attaques d’hôtels, de restaurants, certains massacres de populations locales…), au demeurant peu nombreuses, ne constituent pas, ici comme ailleurs, une menace existentielle pour les régimes en place. Mais c’est bien l’ensemble hétérogène des forces insurgées, polémiquement labélisées comme « terroristes » qui sont au cœur de la guerre que mène la France (et ses alliés) dans la région. Il est donc important d’évaluer le genre de menace qu’ils représentent. Car il ne suffit pas de dire que la France intervient au Sahel pour contrer la « menace terroriste », sans en préciser la nature.

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Sahel ?

Ici un premier constat s’impose. Les deux mouvances djihadistes principales, rattachées à Al-Qaïda et à l’État islamique opèrent au Sahel suivant une logique stratégique (donc territoriale) fondamentalement régionale. Cela ressort nettement de travaux cartographiques effectués récemment (et que les auteurs auraient pu mettre à profit pour étayer leur raisonnement) qui montrent une dynamique constante en direction du Sud et des pays du golfe de Guinée[5]. C’est donc, ainsi que le notent justement les auteurs, les intérêts français dans les pays concernés qui se trouvent menacés, plus en termes d’influence d’ailleurs que d’opportunités économiques.

En centrant l’interrogation sur la composante spécifiquement terroriste, on ne dispose pas (pour le moment) d’indications permettant de penser que des attentats sur le sol français aient été commis ou projetés par des acteurs en relation avec des entités agissant au Sahel. La menace n’est donc probablement pas de cette nature, et quand bien même elle le deviendrait, son caractère existentiel est hautement improbable. En revanche, en concomitance avec l’immigration massive en provenance notamment de l’Afrique de l’Ouest, la synergie entre les procès d’islamisation radicale (violente ou pas) sur les deux rives de la Méditerranée est une tendance déjà observable et dont les conséquences méritent de plus amples développements que les sept lignes consacrées à l’immigration dans le document de l’IFRI (p. 39-40). Ce qui revient, très concrètement, à (re)poser la question de base de toute analyse stratégique et géopolitique : qui est l’ennemi ? Ce qui ne manque pas de renvoyer à la nécessité de définir tout aussi concrètement la nature du sujet qui opère la distinction ami/ennemi. Et en la matière, parler de « la France » s’avère clairement insuffisant.

Compte tenu des remarques qui précèdent, et justement parce qu’il soulève des questions de fond qui gagnent à être discutées, ce document mérite une lecture attentive. Outre une masse d’informations qui actualisent partiellement les données exposées dans un précédent ouvrage[6], il oblige le lecteur à une réflexion critique sur les enjeux stratégiques de la France en Afrique, sans oublier la place du « terrorisme » dans le tableau d’ensemble d’une situation géopolitique complexe.

[1] Voir : Daniel Dory, Jean-Baptiste Noé (Dirs.), Le complexe terroriste, VA Éditions, Versailles, 2022.

[2] Par exemple : Werner Albl, « La “merveilleuse trinité” aujourd’hui, ou Clausewitz au Mali », in : Benoît Durieux (Dir.), La guerre par ceux qui la font, Éd. du Rocher, Monaco, 2016, 115-138.

[3] Sur ce point : Daniel Dory, « Le terrorisme et les transformations de la guerre : un état de la question », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 285, 2022, p. 41-57.

[4] On peut citer, à titre d’exemple : Elena Dal Santo ; Elizabeth Johanna van der Heide, « Escalating Complexity in Regional Conflicts : Connecting Geopolitics to Individual Pathways to Terrorism in Mali », African Security, vol. 11, n3, 2018, p. 274-291.

[5] Notamment : Hervé Théry, Daniel Dory, « Solhan : cartographier le terrorisme et la dynamique d’une insurrection », Mappemonde, no 131, 2021, (en ligne).

[6] Marc Hecker, Élie Tenenbaum, La guerre de vingt ans, Robert Laffont, 2021. Ouvrage analysé dans : Daniel Dory, « L’antiterrorisme en perspective historique : quelques éclairages récents », Sécurité globale, no 27, 2021, p. 189-199.

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À propos de l’auteur
Daniel Dory

Daniel Dory

Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.
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