La justice militaire. Revue historique des armées

14 mars 2024

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Photo : "Le capitaine Dreyfus devant le conseil de Guerre", à la une du Petit Journal du 23 décembre 1894. (c) Wikipédia
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La justice militaire. Revue historique des armées

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La première de couverture de ce numéro à toutes les raisons d’être séduisante, puisqu’elle représente une sorte de jeu de loi mettant en scène « l’affaire Dreyfus et de la vérité », un sujet qui a divisé la France, et mis en évidence les particularités de la justice militaire. L’éditorial fait d’ailleurs directement référence, tout comme le premier article à cette formule cinglante de Georges Clémenceau : « la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique ».

Revue historique des armées – numéro 311 – année 2023.

Plusieurs colloques ont eu lieu sur la justice militaire comme objet d’histoire, avec son évolution dans le temps, comme dans l’espace, notamment par la transformation de la maréchaussée en gendarmerie nationale, cette arme disposant de prérogatives prévôtales jusqu’en février 1791. La fondation d’une armée professionnelle avec une compagnie d’ordonnance organisée par le roi Charles VII entre 1439 et 1450, a rendu nécessaire l’existence d’un corps spécialisé permettant d’exercer des prérogatives à la fois judiciaires, mais également disciplinaires.

La marine est également concernée par l’ordonnance du 15 avril 1689, avec un code spécifique de justice maritime dont l’exécution est confiée aux officiers de marine. La justice militaire et son bras armé la maréchaussée traquent les routeurs comme les déserteurs, en prenant en compte évidemment le paramètre que peut représenter la population.

La Révolution Française a permis la création d’un corps spécialisé, un tribunal criminel militaire à partir de 1793 et en 1797 la création du conseil de guerre. Les effectifs croissants de l’armée ont rendu nécessaire cette rationalisation qui concerne également la marine. Le premier code pénal militaire date de la Convention, avec des codes pénaux spécifiques, celui des vaisseaux et celui des arsenaux.

Etat de siège

La justice militaire ne peut être dissociée de l’état de siège. Car il ne s’agit pas seulement de faire respecter la discipline au sein des armées, mais d’élargir les prérogatives des tribunaux militaires pendant les périodes de crises. Les deux articles rédigés par Yna Khamassi et Clémence Faugère qui traitent respectivement des émeutes de juin 1832, et de la liberté d’expression au cours de la guerre franco-prussienne, font écho à des situations plus contemporaines, et notamment le débat récurrent en France sur l’état d’urgence, qui s’inscrit dans une démarche civile bien entendu.

Il aurait été pertinent de faire un rapprochement avec la situation pendant la guerre d’Algérie, qui aurait pu être abordée également sous l’angle de la liberté de la presse. On pourra lire toutefois avec profit l’article de Quentin Lenormand consacré à la prosopographie d’une dissidence militaire à la fin de la guerre d’Algérie, entre 1961 et 1964. La justice militaire intervient alors comme un moyen de juger les activistes de la mouvance OAS, dans laquelle les militaires sont présents. C’est en 1963 que se constitue la cour de sûreté de l’État dont il convient de rappeler qu’elle a été supprimée le 29 juillet 1981, sur proposition du garde des Sceaux, Robert Badinter, récemment disparu. La guerre d’Algérie a été particulièrement « riche » en juridictions spéciales, comme la cour militaire de justice et auparavant le Haut tribunal militaire. Pour ce qui concerne cette période, Quentin Lenormand rappelle d’ailleurs que les condamnations des 710 individus qui ont été jugés entre 1961 et 1967, n’ont pas été fondamentalement différentes de celle qui auraient été infligée par des tribunaux de droit commun. Les remises de peine interviennent d’ailleurs dès le mois de décembre 1963 la première vague d’amnistie a lieu en décembre 1964.

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Rôle de l’infanterie

La justice militaire s’est développée au tournant du XVIe siècle, dès lors que l’infanterie a joué un rôle essentiel dans l’armée royale. Le fantassin, contrairement au cavalier, est essentiellement un roturier, et s’il dispose d’une sorte de privilège de justice, en contrepartie du service du roi, il n’est absolument pas comparable à celui dont peut bénéficier un noble. Les prérogatives de la justice prévôtale et de la justice ordinaire se chevauchent parfois, il faut attendre la fin des années 1530 pour que le « soldat » désigne explicitement le fantassin légitime du roi de France. De ce point de vue, même si cela n’est pas toujours systématique, le statut militaire permet de relever d’une justice spécifique. Cela ne s’applique pas aux déserteurs vagabonds, qui dès lors qu’ils ont « pris les champs » relèvent de la justice commune.

Cela permet de faire le lien avec l’article de Mathieu Raynal qui aborde le cas du Rouergue entre 1720 et 1791, sous l’angle de la lutte menée par la maréchaussée contre les déserteurs. Les recherches comme les captures sont d’ailleurs entreprises à l’initiative des lieutenances, sans réquisition d’une autorité ou intervention de la population. Bien souvent, c’est à l’occasion d’une arrestation que la situation de déserteurs des personnes appréhendées apparaît, ce qui évidemment permet de les livrer à l’autorité militaire.

L’exemple américain

Paradoxalement, en raison des séries télévisées spécifiques, comme « juge avocat général – Jag », le grand public connaît mieux la justice militaire américaine que la justice militaire française. L’article de David Gilles montre comment George Washington, commandant-en-chef de l’armée continentale et premier président des États-Unis a mis en place, avec une forte inspiration des articles de guerre britannique de 1765, ce que l’on connaît sous le nom de code uniforme de justice militaire.

Les Américains sont visiblement très fidèles, à l’exemple de leur constitution, aux textes anciens, puisque le premier code de justice militaire adoptée par le congrès en 1775 est resté quasiment inchangé jusqu’en 1951. La construction de la justice militaire américaine doit beaucoup aux « articles of war » britanniques, qui se sont progressivement construits après la période médiévale. C’est seulement en 1688, dans le contexte de la Glorieuse Révolution, que se mettent en place les différents cadres juridiques que George Washington reprend pour organiser, à partir des troupes de Virginie, les normes militaires américaines, dans le cadre de l’armée coloniale dans un premier temps, avant que cela ne s’applique à l’armée continentale.

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Ce numéro se révèle particulièrement riche pour celui qui s’intéresse au traitement des sources documentaires des services historiques de la défense, mais il serait souhaitable que ce qui relève littéralement « de l’atelier de l’historien » puisse être rendu plus accessible au grand public que des communications destinées à des spécialistes. L’éditorial du professeur Walter Bruyère-Ostells présente en effet les enjeux mémoriels de la justice militaire, mais également comment elle peut constituer un prisme privilégié pour l’histoire politique. Peut-être aurait-il fallu que les différentes communications mettent l’accent, au-delà de leur strict objet documentaire, sur les éléments de contextualisation, ce qui en aurait sans doute renforcé l’intérêt.

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À propos de l’auteur
Bruno Modica

Bruno Modica

Bruno Modica est professeur agrégé d'Histoire. Il est chargé du cours d'histoire des relations internationales Prépa École militaire interarmes (EMIA). Entre 2001 et 2006, il a été chargé du cours de relations internationales à la section préparatoire de l'ENA. Depuis 2019, il est officier d'instruction préparation des concours - 11e BP. Il a été président des Clionautes de 2013 à 2019.
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