Histoire militaire – L’Archiduc Charles et sa pensée

28 octobre 2024

Temps de lecture : 15 minutes

Photo : La Bataille d'Essling par Fernand Cormon

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Histoire militaire – L’Archiduc Charles et sa pensée

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L’Archiduc Charles est un penseur oublié de la guerre, occulté notamment par Clausewitz. Quasiment inconnue en France, sa pensée mérite pourtant d’être redécouverte et intégrée à la réflexion de l’histoire militaire.

Swan Dubois, officier de l’Armée de Terre

Dans la patrie de Hegel, l’histoire n’est pas une suite hasardeuse de faits isolés, mais une progression dialectique. C’est pourquoi Königgrätz n’est pas prise comme étant une bataille majeure, mais aussi comme la défaite d’une pensée stratégique face à une autre, tenue pour meilleure . La pensée de Clausewitz est devenue la référence de toutes les écoles de guerre, et celle qui a été disqualifiée est quasi inconnue hors de sa patrie, l’Autriche[1].

Quelques fois évoqué dans les travaux d’Hervé Coutau-Bégarie et de ses élèves, ou dans le Dictionnaire de stratégie de Gérard Chaliand[2], on ignore tout de l’Archiduc Charles (1771-1847) en France jusqu’au détail près qu’il a gagné à Essling et perdu à Wagram en l’espace d’un mois. Cadet de Bonaparte de deux ans, il a précocement fait ses Humanités avant d’être formé par différents vétérans, puis d’être engagé dès 1792 dans la guerre contre les Français. Reichgeneralfeldmarschall, c’est-à-dire commandant des Impériaux, ministre, son action est régulièrement entravée par une cour viennoise au fonctionnement surannée, et par son frère l’empereur François qui n’apprécie que peu son aura. Il réforme habilement l’armée autrichienne, mais pris de court par la politique de son frère, il ne peut empêcher la défaite de 1809 en dépit d’une grande victoire à Essling. Écarté du commandement, il termine ses jours en se consacrant à l’écriture de traités, activité entamée dès 1795. Il rend son âme en 1848. Son ouvrage principal, Principes de la stratégie, traduit dès 1818 en français par Jomini lui-même[3], devient l’ouvrage fondateur d’une armée autrichienne dont il est le plus grand commandeur.

Un général, un penseur

La carrure de penseur de l’archiduc Charles ne se fait pas seulement derrière son opus magnum, mais se déploie au travers de plusieurs livres et de plusieurs dizaines d’articles qui donnent corps à un système de pensée sur la guerre[4]. Reprenant la classification faite par Hervé Coutau-Bégarie[5], c’est une stratégie classique et opérationnelle, dans la mesure où elle traite essentiellement du mouvement des armées. Tardivement seulement, cette pensée intégrera des réflexions sur les cultures guerrières[6], l’influence de la géographie… Chose intéressante à noter tant parce qu’elle se démarque du reste que par sa précocité dans l’histoire, l’archiduc Charles propose dès les années 1820 d’éduquer les soldats plus que de seulement les entrainer au combat. Il démontre que c’est leur compréhension du plan et la confiance dans les compétences de leur général qui les fait tenir, par raison, au combat et à la guerre[7]. Ce point précis, s’il tranche avec le reste de la doctrine malgré son prisme rationaliste, ne doit pas faire oublier l’ancrage profond de Charles dans la pensée du XVIIIe siècle. Son imprégnation par la pensée des Lumières, entre Humanités et sciences appliquées, et les travaux de théoriciens proches de lui dans le temps comme Lloyd et Venturini (Autrichien lui aussi méconnu), l’a sans doute conduit à adopter une schématisation géométrique.

S’il est plutôt habituel d’opposer la méthode géographique et géométrique, à la méthode philosophique et historique, qui se rapporterait par nature à l’ennemi comme élément central, il est salutaire de dépasser ce manque de subtilité en observant que la première des deux ne manque pas de fondements philosophiques. Le lien entre géographie et géométrie est, dans l’esprit d’un homme comme l’Archiduc Charles, un lointain legs platonicien qui veut que la première soit essentialisée par la seconde. Là où la philosophie extrait de l’histoire des constantes, la géométrie opère à son tour une dialectique depuis la géographie afin de l’essentialiser. Prendre l’espace comme centre du cercle n’occulte en rien la nature dialectique de la guerre avec l’ennemi puisque ce qui est essentialisé à travers l’espace est la manœuvre, c’est-à-dire le mouvement des armées selon des segments reliant des points figurant dans la théorie, les lieux notables et les routes du monde sensible. La théorisation géométrique traitait de la nature de la guerre en la définissant par deux mouvements s’opposant dans l’espace. Elle pose un cadre plus général et surtout premier par rapport au seul acte de la confrontation armée, qui ne semblait pas renfermer dans son concept toute l’essence de la guerre. La conséquence a priori de ces prémisses étant que la destruction est secondaire si la manœuvre est réussie. C’est un cheminement qui ne manque pas d’audace à l’époque où l’Archiduc Charles écrit, époque où le feu accroit sa puissance sur le plan tactique et où l’attrition semble seule apporter un facteur d’achèvement aux conflits tant les princes sont opiniâtres dans leurs querelles.

Clausewitz est celui que ses disciples ont le moins bien compris, ainsi les échecs autrichiens répétés du XIXe siècle ne sauraient disqualifier à fond l’Archiduc Charles dont il faut aborder aujourd’hui les écrits avec plus de subtilité. L’équilibre entre la place de l’attrition et celle de la manœuvre dans le plan global est la réponse à la question de savoir comment va-t-on abattre la volonté ennemie. Question qui trouve son origine au cœur des cabinets des palais d’Europe dont les relations mutuelles conditionnent le visage de la guerre qui vient.

Une théorie de la guerre de manœuvre par la méthode géométrique

L’Archiduc Charles a vécu, commandé et écrit dans une époque transitoire (s’il en est) où les usages du XVIIIe siècle rencontrent les nouveautés apportées dans le sillage de Bonaparte. À cet égard, l’Archiduc dans sa définition de la stratégie ne dénotait pas de ses contemporains :

 « La stratégie est la science de la guerre, elle esquisse les plans, elle embrasse et détermine la marche des entreprises militaires ; elle est à proprement parler la science des généraux en chef […] La stratégie détermine les points dont l’occupation est absolument nécessaire, et indique les lignes qui doivent les lier entre eux. […] La stratégie caractérise les points décisifs d’un théâtre de guerre, et indique la manière de baser et de mener à leur fin les opérations militaires »[8]

Cette définition, qui a l’heur de forcer la discussion sur la différence, discutable, entre polémologie et stratégie, tranche en privant cette dernière de son aspect d’étude du phénomène de guerre. La stratégie ne spécule pas sur la nature de la guerre qui s’incarne dans le mouvement des armées, elle traite de comment la pratiquer, comment organiser ces mouvements. Chaque élément géométrique est un lieu ou une route permettant le mouvement des troupes. Les plus importants dans la théorie, les premiers abordés par Charles lui-même, sont les « points stratégiques » :

« Un point est réputé stratégique, quand sa possession présente un avantage majeur pour les opérations. Cette possession n’est décisive qu’autant qu’elle assure la communication qui y conduit, qu’elle est liée à la probabilité de s’y maintenir, que l’ennemi ne peut impunément le dépasser ; et enfin, que de ce point, on a la faculté de se porter dans des différentes directions »[9]

Les lignes suivantes ajoutent qu’on trouve des points, peu nombreux dont la possession change le cours de la campagne, passage qui est érigé en dogme, est à l’origine de la croyance qui poussa les Autrichiens à tenir Könnigrätz plutôt qu’à s’engager au-devant des Prussiens avant leur concentration. Viennent ensuite les lignes, entre les points, qui représentent les routes carrossables sur lesquelles il est possible de convoyer l’armée et son soutien. La ligne stratégique étant celle qui va être empruntée parmi toutes en raison des possibilités qu’elle offre en termes de directions et de capacités de passages. Un triangle par exemple va pouvoir figurer les lignes entre trois points. Selon le point occupé, l’armée amie se verra en position avantageuse pour emprunter telle ou telle ligne, ou au contraire en situation de voir sa propre ligne coupée par l’ennemi.

Être à l’offensive, c’est conquérir des points en s’avançant vers l’adversaire, être à la défensive, c’est demeurer sur ceux que l’on possède et se mouvoir entre eux. Au contraire de Clausewitz, l’Archiduc Charles considérait la première comme supérieure à la seconde, car elle seule permet par la conquête de points, de manœuvrer sur les lignes ennemies. La défense n’étant qu’un gain de temps, une manœuvre pour repasser à l’offensive.  Cette dernière elle-même a un but précis, celui de concentrer les forces :

« Puisque les armées qui se font face sont généralement relativement égales en nombre de troupes, un seul point est décisif : celui sur lequel on peut réunir un plus grand nombre de troupes. Ce principe de base, inhérent à la nature de la guerre, et conduisant seul à des résultats décisifs, donne la véritable définition de l’art de la guerre : il consiste dans l’art de réunir et d’utiliser un nombre supérieur de troupes au point décisif. »[10]

Un siècle environ avant Foch, l’Archiduc Charles théorisait déjà une concentration des forces telle que Bonaparte la pratiquait, et ce en raison d’un autre phénomène, l’offensive :

« Chaque force a un temps pendant lequel elle agit le plus, et si ce temps est dépassé, elle diminue, et s’élimine enfin complètement par son propre agissement. C’est au moment de la plus grande efficacité que l’on peut attendre les plus grands résultats. Le général doit donc savoir déterminer correctement ce point ; d’où le calcul du temps, d’où la conséquence que le moyen le plus sûr de remporter la victoire est de déterminer correctement le moment où la plus grande masse de ses propres forces peut obtenir le plus haut degré d’efficacité. »[11]

Encore avant Clausewitz, l’offensive était déjà théorisée dans ces écrits avec son principe de croissance, de culmination puis de détente. L’acmé de l’offensive amie devant arriver avant ou après celui de l’offensive ennemie, à ceci près que le point et le moment où cela arrive ne sont pas ceux de la bataille décisive, mais dirigée contre un point sur la ligne stratégique :

« Il n’y a qu’un moyen efficace pour forcer son adversaire à abandonner un de ses points stratégiques : c’est de menacer de gagner avant lui la base d’opération et de communication, ou bien de le prévenir sur la position qui couvre sa ligne de retraite. »[12]

Dans ces derniers mots réside l’idée importante de la théorie de Charles : la manœuvre opérative crée les conditions de défaite dès lors que la ligne d’opération devient inutilisable. C’est en quelque sorte, de l’approche indirecte. On remporte la dialectique des volontés en privant l’ennemi de sa capacité à manœuvrer, par la rupture de ses lignes d’opération, plutôt que par l’attrition de ses forces. Une grande partie de sa théorie est ainsi consacrée aux questions de logistique et de soutien. Il affirme qu’on doit constituer des stocks proches de la ligne de front, et d’autres centraux sur les points les plus importants du théâtre. Toujours, ils doivent être situés sur des points stratégiques afin de pouvoir se tourner vers différentes directions, conservant ainsi la possibilité de changer de ligne d’opération pour manœuvrer. Un soutien et une logistique adaptés à la manœuvre, réversibles, autant d’idées modernes qui conduisirent Charles à modifier les anciens services de l’armée impériale en un vrai train des équipages. Le souci de la logistique relève une vision à l’échelle du théâtre, et la préoccupation qu’il a des lignes qui en sont le support trahit sa conception d’une victoire avant tout opérative, dont il fit la démonstration lors de son premier haut fait d’armes.

La campagne de 1796, un exemple limité

Loin des critiques qui tentent d’affirmer que l’Archiduc Charles fut peu cohérent entre ses actions sur le champ et ses dires dans ses œuvres, il faut plutôt lui rendre sa gloire d’avoir été l’un des seuls hommes de guerre ayant été à la fois un grand commandant et un grand théoricien. De notre côté des Alpes, la victoire de Wagram fait souvent oublier qu’il mena en 1796 une brillante campagne en Allemagne qu’il prit lui-même en illustration de ses idées, car elle fut bel et bien une excellente occurrence, une manœuvre en position centrale menée de main de maitre par un général sous son premier commandement âgé d’à peine 25 ans. En mai 1796, le jeune archiduc est envoyé sur le Rhin pour y servir de symbole, ce pour quoi deux adjudants lui sont flanqués tant pour le conseiller que pour le surveiller. Lui est donné à cette occasion le titre de général en chef du Saint Empire, qu’il sera le dernier à porter. Très rapidement, par la démonstration de sa science et de son art de commander, il se trouve de facto seul véritable commandant des Impériaux, de surcroit alors que Würmser est dépêché en Italie avec une partie de l’armée.

À ce moment, Moreau au Sud avec l’Armée de Rhin et Moselle comptant 65 000 hommes, et Jourdan au Nord avec l’Armée de Sambre et Meuse de 77 000 combattants, s’opposent à l’armée autrichienne, forte de 146 000 hommes environ désormais, leur faisant face sur l’autre rive du fleuve des Germains. Sur ce théâtre, parmi la multitude de routes et de places, Charles dessine deux lignes stratégiques, l’une le long du Danube, l’autre du Main, les deux se rapprochant l’une de l’autre à l’est du théâtre jusqu’à Ratisbonne. Elles sont jalonnées de plusieurs points stratégiques : Frankfort, Würzburg, Amberg au nord, Ingolstadt au sud. Au nord, Charles laisse une armée avec le Feldmarschall[13] Wartensleben, au sud, une autre avec le Feldzeugmeister [14]Latour. Lui-même se place au centre du théâtre avec une troisième.

Dès le 16 juin, Charles renforcé par Wartensleben met un coup d’arrêt à la marche de Jourdan qui a franchi le Rhin, lors de combats de Wetzlar. À son tour, il bat en retraite vers l’est, disposant 30 000 hommes dans les places fortes du Rhin, Mannheim, Mayence et Philipsburg, et laisse Wartensleben sur la ligne Nord. Au sud Moreau traverse à son tour.

Sur la ligne nord, Wartensleben recule depuis Francfort, et laisse même Würzburg qui tombe le 16 juillet. À force de retraiter, entrainant Jourdan toujours plus loin de France et étirant ses lignes, Charles et Wartensleben sont sur le point de se retrouver aux environs d’Amberg le 21 aout. Ce jour-là, Jourdan s’est aventuré trop loin à la poursuite des Autrichiens, sans prendre en compte l’Archiduc Charles qui fond sur sa ligne depuis le sud. Un premier combat se déroule entre l’armée de Charles et le flanc-garde de Jourdan. Puis à Amberg, Charles et Wartensleben se réunissant livrent un bref combat d’arrière-garde. Jourdan, dont la ligne a manqué d’être coupée une première fois, fuit vers l’ouest. L’expérience est renouvelée à Würzburg, où les Autrichiens coupent à nouveau la route de Jourdan le 1er septembre. Une courte bataille est livrée, sans issue décisive. Du point de vue matériel, la capacité de l’armée de Sambre et Meuse est peu entamée. Le moral, lui, est sévèrement atteint, si bien qu’à la mi-septembre, l’armée de Sambre et Meuse a repassé le Rhin.

Tout ce temps durant, Latour a reculé vers l’est devant les Français, mais dès le 3 septembre, Moreau et son armée, qui ont reçu la nouvelle de la défaite de Jourdan, choisissent la retraite. L’archiduc Charles s’est en effet tourné au sud, et appuyé sur les forteresses du Rhin qui le soutiennent, il s’apprête à couper la ligne stratégique de Moreau. Mi-septembre à son tour, après quelques combats d’arrière-garde, le général français a repassé le Rhin. On est surpris de cette campagne, car en trois mois à peine, Charles a bouté hors d’Allemagne deux armées supérieures en nombre, sans bataille décisive. Aucun général n’a voulu tenter la Fortune par une bataille pouvant couter une armée, et c’est pourquoi la crainte de se voir coupés de leur logistique par la manœuvre en position centrale de l’Archiduc a conduit les généraux français à se retirer.

Au cœur de l’attrition et de l’abattement de la volonté ennemie, le paradigme politique de la guerre limitée

Pourtant, malgré cette campagne parfaite, les Français repassent le Rhin l’année suivante. D’une part, l’empereur François avait interdit à son frère d’entrer en négociations malgré l’offre avantageuse offerte par Moreau, au contraire de Bonaparte qui avait les mains libres de parlementer à Campo Formio. Par ailleurs, le potentiel « matériel » de l’ennemi n’était pas effacé, ce qui n’aurait pas manqué de l’être si une bataille « décisive » avait eu lieu. Charles lui-même dans ses Principes, regrettant n’avoir pas engagé une véritable bataille contrairement à ce que sa propre théorie dicte, fait la démonstration du gouffre ontologique résidant entre toute théorie de la guerre, et la réalité sensible, à laquelle elle trouve des lois. Tout projet de stratégie spéculative est par essence aristotélicien puisque dans le réel, empirique, vécu par soi-même ou à travers l’histoire, on cherche l’attribut universel. L’universel ne se livrant hélas à nous qu’en se dégradant dans la matière, le retrouver quand elle varie n’est pas tâche aisée. Si en 1796, comme durant tout le XVIIIe siècle, le contexte européen permettait de se passer de l’attrition, l’arrivée du Stupor Mundi Bonaparte, modifiant ce paramètre politique, allait aussi modifier la manière de faire la guerre. Charles en a eu l’intuition dès Austerlitz, et en 1813, lorsqu’il écrit et publie ses Principes, le rôle de la bataille est revu :

 

« une faute de tactique peut entrainer la perte des points et des lignes stratégiques, et les manœuvres les plus justes de la tactique ont rarement un avantage durable, dès qu’on les exécute dans des positions et des directions non stratégiques. Aussi, lorsque la stratégie et la tactique sont en collision […], il est de règle de sacrifier la seconde à la première. »[15]

« Tout plan stratégique doit pouvoir être mis à exécution par les moyens de la tactique. Cet art enseigne à conduire les troupes aux différents points stratégiques, à les y disposer, à les mobiliser sur les lignes adoptées pour atteindre le but proposé : la tactique est donc subordonnée à la stratégie »[16]

« Au contraire, un chef doué d’un génie stratégique […] anéantit souvent jusqu’à ses derniers moyens [ceux de son adversaire] en une seule bataille, qu’il sait amener d’après les principes de stratégie, et livrer selon les règles de la tactique. »[17]

Bonaparte, si loin de Charles ? Le second pensait que le premier agissait exactement comme lui, à ceci près que Bonaparte poussait toujours son avantage opératif jusqu’à l’attrition, chose que l’Autrichien comprendra beaucoup plus tard. Pas d’opposition franche et nette comme on pourrait le croire par facilité, car Bonaparte s’engageait sur le champ au terme d’une manœuvre réussie, et lui aussi visait les lignes d’opérations considérées comme centres de gravité. Pas si éloignés donc, puisque les deux tenaient la bataille pour confirmation de l’avantage opératif. En tirer une conséquence politique favorable est une autre affaire puisque Bonaparte savait le faire, son rival ne le pouvait. L’Archiduc Charles n’était pas tant rivé au terrain par rapport à Clausewitz, dont il n’est finalement pas si loin non plus. Sinon leur méthode, leur différence principale est que Charles était dans ses idées, trop proche de la réalité sensible pour se livrer à des spéculations lointaines telles que celles de son cadet prussien sur l’Absoluterkrieg.

Oublier la juste place de la bataille dans la pensée de l’Archiduc Charles serait cependant une faute, car il n’y a pas vraiment de bataille décisive et parce que la primauté reste à la manœuvre opérative. Car là aussi, les exemples comme Austerlitz et Wagram nous montrent qu’en dépit d’une grande attrition, les Autrichiens auraient pu continuer la guerre si leurs dirigeants n’étaient pas persuadés de perdre. En somme, c’est placer le seuil de l’entrée en pourparlers plus haut.

Que nous dit finalement l’Archiduc Charles, théoricien oublié d’une nation à notre entendement, piètre à la guerre, et d’un âge qui en tout nous semble étranger ? L’école géométrique en rapportant la guerre à la géographie, lui a donné un ancrage sensible et réaliste qui, tout en rappelant sa nature dialectique, la garde de certains écueils extrêmes. Au contraire, il nous rappelle qu’en instrument des princes, elle ne peut nuire à leurs États. Pour des raisons politiques interdisant la mise en jeu de ressources immenses, et prescrivant la guerre en vue du rétablissement d’un équilibre, la stratégie de manœuvre est la voie de finesse. Elle permet de prendre l’ascendant sur l’adversaire, tout en confinant l’agôn à un degré acceptable pour laisser la porte de la conversation ouverte.

L’Archiduc Charles est le penseur brillant de la guerre limitée, dont l’expression est la stratégie de manœuvre, enfermée sous un certain seuil d’affliction que l’on impose et que l’on s’impose, parce que nous aurons besoin de l’ennemi après, comme lui en retour. Ceci suppose une entente, une culture, du moins des intérêts et des garde-fous communs à ne pas céder à la folie de détruire l’autre.

Les historiens qui l’ont étudié ont souligné que l’Archiduc Charles a vécu et grandi à Florence durant sa prime jeunesse, temps et lieu où lui fut présenté Machiavel, qu’il admirait selon ses propres dires. Plus discrètement, nous gageons qu’il fréquenta aussi Pic de La Mirandole, et fut l’ami de sa foi en l’homme essentiellement enclin à choisir le Bien en dépit de sa liberté de vouloir le mal, et ce faisant, rejoint son Principe. Misons plus encore, sans prendre garde à la folie d’hypothèses lointaines, que c’est depuis cette idée qu’il pensa à une guerre limitée, parce que ses congénères raisonnables.

[1] Peu d’ouvrages, essentiellement en langues germanique et britannique, EYSTURLID Lee W. The Formative Influences, Theories and Campaigns of the Archduke Carl of Austria, Greenwood Press, Wesport, Connecticut 2000, HERTENBERGER Helmut, WILTSCHEK Franz, Erzherzog Carl, Der Sieger Bei Aspern, Verlag Styria, Wien Gräz und Köln, 1983, ROMBERG Winfried, Erzherzog Carl von Österreich, Geistigkeit und Religiosität zwischen Aufklärung und Revolution, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2006, ROTHENBERG Gunther E. Napoleon’s Great Adversary. Archduke Charles and the Austrian Army 1792-1814, History Press Limited, 2004

[2]CHALIAND Gérard BLIN Arnaud Dictionnaire de stratégie, Perrin, Paris, 1998, entrée « Prince Charles »

[3] HABSBOURG-LOTHRINGEN, AUTRICHE-TESCHEN Charles-Louis (archiduc de), Grundsätze der Strategie, erläuert durch die darstellung des Feldzuges von 1796 in Deutschland, Vienne, 1818, traduction Principes de stratégie par l’illustration de la campagne de 1796 en Allemagne, commentée par le général baron de Jomini, Libraire Militaire de J.-B. PETIT, Bruxelles 1840

[4] Ses autres ouvrages notamment HABSBOURG-LOTHRINGEN, AUTRICHE-TESCHEN Charles-Louis (archiduc de) Grundsätze der höhern Kriegskunst für die Generäle der österreichsischen Armee, Wien 1806, traduction par nos soins avec pour titre dans le mémoire Principes de l’art supérieur de la guerre pour les généraux de l’armée autrichienne

[5] COUTAU-BEGARIE Hervé, Traité de Stratégie, Economica, 7e édition, Paris, 2011, p. 127

[6] HABSBOURG-LOTHRINGEN, AUTRICHE-TESCHEN Charles-Louis (archiduc de) Grundsätze der höhern

Kriegskunst für die Generäle der österreichsischen Armee, op. cité p. 83, 84

[7] « Geist des Kriegswesens überhaupt“ in HABSBOURG-LOTHRINGEN, AUTRICHE-TESCHEN Charles-Louis (archiduc de) Erzherzog Karl. Ausgewählte militärische Schriften erlaüert und mit einer Einleitung versehen dur Freiherr Von Waldstätten, Richard Wilhelmi, Berlin 1882

[8] HABSBOURG-LOTHRINGEN, AUTRICHE-TESCHEN Charles-Louis (archiduc de), Grundsätze der

Strategie, erläuert durch die darstellung des Feldzuges von 1796 in Deutschland, p.7

[9] Ibid. p.10

[10] HABSBOURG-LOTHRINGEN, AUTRICHE-TESCHEN Charles-Louis (archiduc de) Grundsätze der höhern Kriegskunst für die Generäle der österreichsischen Armee, Wien 1806, p.2

[11]HABSBOURG-LOTHRINGEN, AUTRICHE-TESCHEN Charles-Louis (archiduc de) Grundsätze der höhern Kriegskunst für die Generäle der österreichsischen Armee, op. cité p. 89

[12]HABSBOURG-LOTHRINGEN, AUTRICHE-TESCHEN Charles-Louis (archiduc de), Grundsätze der

Strategie, erläutert durch die Darstellung des Feldzuges von 1796 in Deutschland op. cité p.17

[13] Grade à l’équivalence variable entre général de corps d’armée et général de division

[14] Grade dont l’équivalence varie, associé à un général de corps d’armée, littéralement. « Maître de l’artillerie de campagne » (l’équivalent dans la cavalerie est le grade de General der Kavallerie). L’Archiduc Charles porta lui-même longtemps ce grade.

[15] HABSBOURG-LOTHRINGEN, AUTRICHE-TESCHEN Charles-Louis (archiduc de), Grundsätze der

Strategie, erläutert durch die Darstellung des Feldzuges von 1796 in Deutschland, p.8

[16] Ibid p.7

[17] Ibid p.19

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