Le Cambodge enserré dans les réseaux criminels chinois

15 juillet 2025

Temps de lecture : 4 minutes

Photo : Pnom Penh, Cambodge (c) Unsplash

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Le Cambodge enserré dans les réseaux criminels chinois

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Le Cambodge est devenu un hub majeur pour les réseaux criminels chinois, attirés par un environnement permissif, une régulation financière laxiste, et une complicité bien ancrée dans certaines sphères de pouvoir. Jeux d’argent, cyberescroqueries, traite humaine, blanchiment d’argent : les activités de ces groupes ont pris une ampleur alarmante, transformant certaines villes cambodgiennes en centres de criminalité transnationale. Des collusions dénoncées par de nombreuses ONG.

La base arrière des réseaux chinois

La montée en puissance de ces réseaux s’explique d’abord par la répression du jeu en ligne en Chine, qui a contraint de nombreux groupes mafieux à se délocaliser. Le Cambodge, avec son usage massif du dollar américain et l’absence de certaines règles de transparence financière, s’est rapidement imposé comme une terre d’accueil.

Des villes comme Sihanoukville, Poipet ou encore Bavet sont devenues les nouveaux épicentres de ces activités illicites. Autrefois connues pour leurs casinos, elles abritent aujourd’hui des « scam compounds », ou complexes fermés, où des centaines de personnes sont exploitées pour mener des arnaques en ligne à grande échelle.

Des activités criminelles diversifiées

Ces structures sont le théâtre d’escroqueries en ligne sophistiquées, allant des fraudes à l’investissement aux arnaques sentimentales, en passant par les manipulations autour des cryptomonnaies. Amnesty International recense plus de cinquante de ces complexes dans le pays, souvent protégés par des hommes armés et des murs hauts, empêchant toute évasion des travailleurs piégés à l’intérieur. L’organisation de défense des droits humains Amnesty International a accusé le gouvernement cambodgien d’« ignorer délibérément » les abus commis par des gangs cybercriminels qui font venir des personnes du monde entier, y compris des enfants, pour les réduire en esclavage dans des complexes où ils sont victimes de brutalités.

Les victimes proviennent de toute l’Asie du Sud-Est, mais aussi d’Afrique ou même d’Europe. Elles sont attirées par de fausses offres d’emploi promettant des salaires compétitifs, avant d’être retenues contre leur gré, parfois torturées ou électrocutées en cas de refus d’obéissance. Des mineurs de 15 ans ont été identifiés parmi les victimes.

Un système soutenu par des complicités locales

Plus troublant encore est le niveau d’imbrication entre les réseaux criminels et certaines élites locales. Des figures puissantes, comme le sénateur Kok An, propriétaire de plusieurs casinos, sont soupçonnées de faciliter ou couvrir ces opérations. En 2016, 70 ressortissants chinois ont été arrêtés pour avoir mené une escroquerie en ligne au Crown Casino, propriété de Kok An. En 2022, un ressortissant thaïlandais a été retrouvé mort dans le casino Poipet de Kok An, casino qui a été lié à des opérations de cyberescroquerie. Dans quelle mesure le sénateur est-il au courant de ces escroqueries et les laisse-t-il se développer ? Les enquêtes devront le déterminer.

Plusieurs rapports évoquent également le rôle du Consortium Huione, un groupe financier cambodgien lié à des activités de blanchiment d’argent, désormais dans le viseur du Trésor américain.

Le Cambodge ne fait par ailleurs pas partie du système international d’échange automatique d’informations fiscales (CRS), ce qui rend le pays attrayant pour les criminels cherchant à dissimuler des fonds.

Cette criminalité prospère sous le regard complaisant si ce n’est bienveillant de la dynastie Hun, à la tête du pays depuis près de 40 ans.

Face à la gravité de la situation, la Chine a mené plusieurs opérations conjointes avec Phnom Penh pour rapatrier ses ressortissants impliqués dans des fraudes. Plus récemment, une opération régionale a permis l’arrestation de plus de 1 800 personnes liées à ces réseaux criminels. Mais il reste beaucoup à faire tant l’inertie des autorités semble grande.

Dans son rapport, Amnesty International dénonce l’esclavage, la traite des enfants, les tortures et les maltraitances avec des mots qui glacent d’effroi sur la situation des personnes concernées :

« Dans ce rapport, Amnesty International documente la crise alarmante des droits humains qui sévit dans le secteur de l’escroquerie au Cambodge depuis 2022. L’organisation a identifié au moins 53 complexes où des violations des droits humains ont été commises ou continuent de l’être, notamment la traite des êtres humains, la torture et d’autres mauvais traitements, le travail forcé, le travail des enfants, la privation de liberté et l’esclavage.

Amnesty International a également mis en évidence un comportement défaillant de l’État, qui a permis à de graves violations de prospérer. La réponse lamentablement inefficace du gouvernement et son incapacité à remplir ses obligations en matière de prévention et d’enquête sur la crise des escroqueries démontrent sa complicité et laissent présager une implication dans les violations des droits humains qui ont lieu. »

Une menace qui dépasse les frontières

La montée en puissance de ces réseaux ne constitue pas seulement un problème cambodgien. Par leur usage massif des technologies numériques, de l’intelligence artificielle et des deepfakes, ils menacent également la sécurité numérique mondiale. Un récent rapport (avril 2025) de l’office des Nations unies de lutte contre la criminalité a ainsi étudié les connexions mondiales de ces réseaux de scam centers.

Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC), les groupes criminels transnationaux basés en Asie du Sud-Est se transforment en « prestataires de services criminels » proposant toute une gamme d’activités illégales. Les experts poursuivent : « Les opérations illicites, connues sous le nom de « fermes à arnaques », se sont multipliées depuis la pandémie de COVID-19 en Asie du Sud-Est, notamment aux Philippines, où elles ont souvent coexisté avec des entreprises de jeux d’argent légales ».

Les pertes financières liées à ces escroqueries se chiffrent en milliards de dollars, affectant des victimes sur tous les continents. Une contagion aux pays voisins n’est pas non plus à exclure tant la criminalité se joue des frontières. Autant dire que les voisins du Cambodge regardent avec une grande inquiétude le déploiement de ces réseaux criminels dans le pays d’Angkor.

Localisation des scam center (c) UNODC

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

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