<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le nucléaire tactique : la dynamique d’une nouvelle course aux armements

4 mars 2022

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Le nucléaire tactique : la dynamique d’une nouvelle course aux armements

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Le désarmement nucléaire est un objectif fixé par le traité de non-prolifération. Depuis, les regards ont tendance à se fixer sur les seules armes stratégiques, selon une grammaire écrite par les Américains et les Russes. Mais qu’en est-il des autres catégories, les armes nucléaires tactiques ? Passant de la discrétion à la médiatisation, cette catégorie d’armements alimente une nouvelle course aux armements.

Si l’on sait identifier les sous-marins lanceurs d’engins et les missiles nucléaires en silos, il n’en est pas de même des armes « tactiques ». Visant les cibles militaires, elles sont mobiles, dissimulées dans les systèmes d’armes classiques, et très précises. En s’attaquant aux armes stratégiques, les États-Unis et la Russie avaient négocié ensemble de stabiliser leur dialogue nucléaire. Tel est l’esprit des traités successifs Salt, Start et New Start depuis un demi-siècle. Tout change avec la sortie en 2017 du traité INF signé en 1987 par Moscou et Washington. Étape clé de sortie de la guerre froide, ce traité avait proscrit en Europe les missiles à portée intermédiaire, soit 1 500 km. L’abandon de ce traité vient de stimuler une nouvelle dynamique d’armement alors même que se développent les rivalités dans le cyber et le spatial.

Un héritage de la guerre froide

 

L’arme nucléaire tactique puise ses arguments dans l’expérience de la guerre de Corée lorsque l’US Army s’est retrouvée submergée par les Nord-Coréens. Une arme nucléaire adaptée au combat saurait rétablir une situation de terrain compromise en délivrant une forte énergie sur l’assaillant et ses arrières. La puissance de l’arme vient compenser l’infériorité numérique des forces classiques. Aux scientifiques de concevoir les charges à loger dans un obus, une torpille, une mine, un petit missile et dans une bombe fixée sous un avion léger. Elle doit être disponible sans préavis. Plus question, comme en août 1945, en vue des raids sur le Japon, de consacrer deux jours en atelier à assembler les monstres. Il y eut des milliers d’engins sol-sol Honest-John et Lance américains, Scud et Frogsoviétiques. On s’arrête devant la Davy Crockett, une roquette aussi compacte qu’un ballon de rugby utilisée comme un missile antichar ! Des tests atmosphériques sont conduits dans l’immensité russe et dans le Nevada pour voir comment une armée saurait manœuvrer à côté d’une frappe tactique. Sur les destroyers, il y eut des missiles antiaériens nucléaires ou encore ce drone QH-50, un petit hélicoptère armé d’une grenade de sous-marin atomique (la Mk-57). La confusion s’installe avec les armes de bataille dont la puissance équivaut à celles délivrées sur le Japon. Quant aux retombées radioactives, elles se seraient diffusées largement sur les populations. Dans le cas français, la bombe AN52 prévue pour les chasseurs Jaguar et Mirage III affichait une énergie équivalente à l’arme qui a ravagé Hiroshima. Elle a servi la dissuasion de 1972 à 1991. Vient le 8 novembre 1989 et la chute du mur de Berlin. Les gouvernants s’engagent résolument dans le désarmement. Pershing et SS20 sont éliminés, la marine américaine a ordre de retirer les bombes nucléaires de ses porte-avions, idem pour les armes à neutrons dont le rayonnement aurait percé les blindages des chars de bataille. La technologie va servir la stratégie : l’électronique et le GPS dessinent une nouvelle révolution militaire. Par leur précision, les nouveaux missiles classiques se substituent aux armes nucléaires de combat, tout en élargissant les options militaires. La guerre du Golfe de 1991 met en lumière leur efficacité. Le nucléaire est désormais réservé aux situations extrêmes de légitime défense. La dissuasion s’en trouve consolidée.

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La course aux armements version 2020, une nouvelle dynamique

Pourtant, bien qu’en nombre réduit, les armes nucléaires de bataille ont perduré et de nouveaux projets sont en vue. La posture nucléaire approuvée par le président Donald Trump est venue ébranler un équilibre fragile en ajoutant de nouvelles charges, caractérisées par une plus faible puissance, mieux adaptées à des cibles militaires ou politiques. À la suite d’une décision de Barack Obama, l’US Air Force disposera de bombes B-61 modernisées avec un kit GPS à précision métrique. Les avions F-35 livrés à plusieurs États européens de l’OTAN sauront les délivrer à compter de 2024. Sous contrôle exclusif de la Maison-Blanche, 200 de ces armes sont stockées dans les bases de l’OTAN. Il s’agit d’appliquer la posture officielle de l’organisation qui stipule que « l’OTAN est une alliance nucléaire », déclaration au passage qui intègre l’arsenal souverain de la France. L’opacité s’exprime en revanche sur les nouveaux vecteurs hypersoniques aptes à embarquer tout type de charge. En 2021, l’US Army a dévoilé le Dark Eagle, équivalent aéroporté du PGM-158 destiné aux bombardiers. Une nouvelle posture américaine est attendue en 2022 à la demande du président démocrate Joe Biden. Elle devrait trouver un équilibre entre le souhait de réduire la place du nucléaire, et la tentation de tenir le rythme de la course aux armements. À ce jour, les nouvelles armes hypersoniques américaines répondent aux DF-17 chinois (engin dévoilé en 2019) et au Kinzhal russe observé sous chasseur MiG31. La Russie dispose aussi d’engins aérobies dans de nouveaux sous-marins et parachève les essais de l’arme hypersonique Zircon des frégates Admiral Gorshkov. Moscou est très clair. Dans Principes de dissuasion nucléaire, memento publié en 2020, l’arme nucléaire tactique pourrait être employée sur des forces adverses dans les situations où la sécurité de l’État serait engagée. Selon la Federation of American scientists, la Russie disposerait de 2 000 armes dans cette catégorie. La Chine se tient à l’écart des processus de limitation américano-russes. Son arsenal serait en hausse et aurait dépassé la France (donc au-delà de 300 charges). Inde, Pakistan, Corée du Nord poursuivent dans le secteur des missiles de croisière. Quant à Israël, son ambiguïté officielle forme une exception rhétorique dissuasive. À 180 ° des objectifs de désarmement du TNP, Boris Johnson annonce en mars 2021 que l’arsenal britannique (soit 180 charges à ce jour) serait relevé à hauteur de 40 %, sans autre précision. La France est au seuil d’une prise de décision : ses choix guideront le remplacement à l’horizon 2035 de l’actuel missile ASMP-A lancé par les Rafale. Notre siècle sera durablement nucléaire. Précaution pour ceux qui la détiennent, la bombe se lit comme une assurance vie, son abandon pouvant conduire à un autre univers, un abîme d’incertitudes.

Transparence française

 

Si le monde n’a pas l’expérience d’un duel nucléaire, il a appris de la guerre froide, et du rôle central de la diplomatie, alors même que les arsenaux étaient six fois plus volumineux.

Le principe de suffisance reste valable pour maintenir la crédibilité de la stratégie de dissuasion, comme déjà entrevu par l’amiral Raoul Castex en octobre 1945 dans la Revue Défense nationale. Devant la puissance de telles armes, le nombre est un paramètre secondaire en application du pouvoir égalisateur de l’atome, avait-il remarqué. La vision française de l’atome réserve donc la force de frappe à une mission de légitime défense, une posture qui met le pays à l’écart d’une course quantitative aux armements. Elle se réserve à la défense des intérêts vitaux, d’où l’impératif de crédibilité des vecteurs, une capacité de riposte en second et la virtualité de frappes préstratégiques. Cette position avait été clarifiée par François Mitterrand dès 1981 : les armes tactiques « d’ultime avertissement » sont requalifiées de « préstratégiques ». En parfaite continuité avec ses prédécesseurs, le 7 février 2020, à l’École militaire, Emmanuel Macron, président de la République, fut sans ambiguïté : « Un avertissement nucléaire, unique et non renouvelable, pourrait être délivré à un agresseur étatique pour signifier clairement que le conflit vient de changer de nature et rétablir la dissuasion. » L’option est attribuée au missile air-sol ASMP-A des Rafale.

Il est acquis que le futur missile français aéroporté aura une spécificité hypersonique dans le cadre d’un schéma de dissuasion solidement établi. Dans son nouveau Concept d’emploi des forces terrestres, l’armée de terre française évoque une situation où il faudrait concevoir de la part de nos adversaires « une utilisation tactique de frappes nucléaires visant des cibles spécifiques », des centres de commandement, des unités blindées, des points logistiques névralgiques. Face à ces armes nouvelles, et vu l’impossibilité d’en mesurer le nombre exact, la dissuasion antiforce peut alors trouver une nouvelle vigueur. Encore aujourd’hui, États-Unis et Russie rassemblent 90 % des armes nucléaires de par le monde. Tout processus de désarmement, dans l’espoir qu’il puisse reprendre un jour, ne saurait faire l’économie, pour être sincère, d’un régime spécifique à l’égard des nouvelles armes tactiques.

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À propos de l’auteur
Philippe Wodka-Gallien

Philippe Wodka-Gallien

Institut français d’analyse stratégique. Auditeur de la 47e session nationale de l’IHEDN, Armement économie de défense. Auteur de l’ouvrage récent : La dissuasion nucléaire française en action. Dictionnaire d’un récit national, éd. Decoopman. Titulaire du prix Vauban pour son livre Essai nucléaire, la dissuasion nucléaire française au XXIe siècle, éd La Vauzelle.
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