<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les dilemmes de Tsahal

3 janvier 2022

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : The Latrun, Israel, The Armored Corps Memorial Site

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Les dilemmes de Tsahal

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Confrontée à une multitude de menaces et à un environnement instable, l’armée israélienne doit rebâtir sa doctrine militaire. Tout en se préparant à un conflit d’envergure avec l’Iran et le Hezbollah, son objectif reste le maintien d’une hypothétique force de dissuasion.  

 Maxime Pérez, ancien correspondant de presse au Proche-Orient. Il a notamment couvert cinq conflits.

 

Israël sait-il encore gagner une guerre ? Ou le peut-il seulement ? Surprenante de prime abord, la question pourrait s’adresser à tout pays engagé face à des organisations radicales, plus ou moins hybrides, pour qui vaincre équivaut à résister ou à ne pas totalement disparaître. L’asymétrie tient déjà dans cette problématique. Comment, dès lors, redéfinir le concept de victoire quand l’enjeu d’une bataille, en Afghanistan ou au Mali, et sans doute au Proche-Orient plus qu’ailleurs, repose aussi sur des considérations politiques, humanitaires, morales et que la guerre des images devient son seul arbitre ?

Face à ces contraintes, l’équation strictement militaire demeure toujours plus complexe à résoudre. Quand elle n’est pas insolvable. En Cisjordanie, puis au Liban-Sud et dans la bande de Gaza, Tsahal se heurte depuis plusieurs décennies aux écueils de la guérilla urbaine. En dehors de l’opération Rempart (mars 2002) qui a mis fin au second soulèvement palestinien, aucune des cinq dernières grandes offensives conduites par l’état-major israélien depuis – au Liban, en juillet 2006, et à Gaza, entre 2008 et 2021 – n’a entraîné une cessation durable des hostilités. Ni n’a dissuadé le Hezbollah et le Hamas, ses deux bêtes noires, de se réarmer massivement. En mai dernier, au sortir de dix jours d’affrontements par missiles interposés avec les groupes armés palestiniens, le major général Aharon Haliva, commandant des opérations israéliennes, résumait la situation ainsi : « Si vous m’obligez à vous dire ce que je considère comme un succès, ma réponse serait : cinq ans d’accalmie, peut-être plus. »

Faute de légitimité internationale – talon d’Achille de la diplomatie israélienne –, mais aussi pour éviter de s’embourber dans une offensive terrestre coûteuse en vies humaines et, enfin, parce qu’une réoccupation de ce territoire contrôlé par les islamistes comporte beaucoup trop d’inconnus politiques, Tsahal fait un choix discutable sur le plan stratégique : affaiblir ses ennemis plutôt que les défaire ou les anéantir. Or, d’un conflit à l’autre et malgré une supériorité technologique incontestable, il affronte des organisations toujours plus aguerries. La dissuasion, élément clé de la doctrine israélienne, devient réciproque. Elle ne tient plus qu’à un fragile équilibre de la terreur.

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Le danger du Hezbollah

D’un petit groupe insurrectionnel dans les années 1980, l’Iran a fait du Hezbollah un véritable corps expéditionnaire des Gardiens de la révolution à l’arsenal de missiles et roquettes plus important que celui de toutes les armées européennes réunies – 140 000 projectiles selon les estimations du renseignement militaire israélien (Aman), plaçant n’importe quel point du territoire, de la Galilée au Néguev, à portée de tir. En Syrie, ses combattants ont pris une part active à la défaite de la rébellion sunnite, parfois en combinant certaines offensives avec l’aviation russe. « Nos responsables ont juré après la deuxième guerre du Liban que tout sera fait pour empêcher le Hezbollah de rebâtir sa force. Leurs déclarations se sont révélées sans fondement. Un monstre a vu le jour à notre frontière nord », se désole l’expert militaire, Yoav Limor.

Pire, le modèle a fait des émules. D’une organisation terroriste connue à l’origine pour ses attentats kamikazes, le Hamas palestinien – et, à moindre mesure, le Jihad islamique – s’est mué en organisation militaire avec un commandement décentralisé, des brigades autonomes, des commandos voués à des missions suicide transfrontalières, un vaste réseau de tunnels logistiques et offensifs, des lances-roquettes multiples enfouis sous terre et difficilement détectables, des unités antichars et une flotte de drones. Le tout, soutenu par une industrie d’armements clandestine et la contrebande, accentuée par la perte de contrôle du Sinaï par le pouvoir égyptien.

Paradoxalement, alors que la position d’Israël semble renforcée dans la région du fait de l’effondrement ou de l’affaiblissement de pays arabes voisins (Syrie, Irak, Liban, voire Égypte), historiquement ennemis, et du rapprochement opéré avec les pétromonarchies du Golfe sous l’ère Trump, acté par la signature des « Accords d’Abraham », ces organisations terroristes font peser des menaces beaucoup plus lourdes à l’arrière-front israélien qu’elles sont en capacité de paralyser. Ainsi, en cas de nouvelle guerre avec le Hezbollah, 2 000 roquettes pourraient viser quotidiennement les grandes agglomérations du pays. Des salves d’une telle ampleur auront pour conséquence de saturer le bouclier antimissile de Tsahal et infligeront de lourds dommages aux infrastructures stratégiques militaires (aérodromes en premier chef), et civiles (centrales électriques, usines de dessalement, voire le réacteur nucléaire de Dimona déjà visé par le Hamas). Si l’armée israélienne se prépare depuis des années à ce scénario du pire, elle se garde de toute opération à même de le précipiter.

Changer d’approche

Ces dernières années, Tsahal a privilégié une autre approche : des actions clandestines ou à « faible signature » – certaines ont parfois été revendiquées à demi-mots pour servir de levier de pression diplomatique – dont l’objectif consiste à détruire, sans provoquer d’engrenage, certaines capacités ennemies susceptibles de remettre en cause la suprématie israélienne en cas de confrontation future. Baptisé en anglais the campaign between wars (« la bataille de l’entre-deux-guerres »), cette doctrine préventive repose sur l’idée d’une guerre d’usure de basse intensité. Elle mobilise d’importants moyens de renseignement. Appliqué en Syrie (plusieurs centaines d’opérations menées depuis 2012) et plus sporadiquement sur le sol irakien, le CBW se traduit concrètement par des frappes contre des cibles militaires – iraniennes ou « pro-iraniennes » le plus souvent – pouvant servir de base arrière à des opérations contre l’État hébreu. Au Liban, des actions de sabotage ont également des dépôts de missiles supposés du Hezbollah ou des sites utilisés pour la conversion de roquettes en arme de précision – programme que nombre d’experts israéliens considèrent comme un casus belli.

À l’origine, ce concept a fait son apparition au Soudan, considéré à l’époque d’Omar el-Béchir comme une plaque tournante africaine du trafic d’armes au Moyen-Orient. Entre 2009 et 2012, plusieurs attaques aériennes contre des convois de transport et des hangars abritant des armes de fabrication iranienne à destination du Hamas ont été imputées à l’aviation israélienne. Progressivement et avec toutes les précautions d’usage – la discrète mise en état d’alerte de l’armée et des unités de défense passive –, le modèle a été reproduit sur le « front nord » contre la force Al-Qods iranienne, le Hezbollah et l’État islamique. Son concepteur, l’ancien chef d’état-major Gadi Eisenkot, estime qu’elle présente de nombreux avantages.  « Même si nous ne pouvons jamais exclure une escalade militaire, les risques sont calculés. Cette stratégie éloigne les risques de conflit généralisé. Elle a grandement renforcé la force de dissuasion israélienne dans la région. Nous avons aussi amélioré nos capacités opérationnelles et créé de nouveaux mécanismes de coopérations avec les États-Unis et la Russie. En repoussant ces menaces, notre pays connaît de plus longues périodes d’accalmie sécuritaire. C’est profitable à l’économie, au tourisme, à notre prospérité. »

Pour parfaire cette doctrine, Tsahal s’efforce de maintenir des capacités militaires modulables couvrant tout le spectre opérationnel, simultanément si nécessaire. Celles-ci combinent des moyens à la fois offensifs et défensifs. Dans cette optique, l’aviation reste le fer de lance absolu de l’armée israélienne. Cette force dotée de seulement 38 000 hommes (hors réservistes, soit un vivier de 55 0000 soldats fréquemment mis à contribution) gère sans doute la plus puissante flotte aérienne du Moyen-Orient : près de 400 chasseurs opérationnels (F15I, F16I et F35 furtifs), préparés aux missions de longue portée, 200 hélicoptères (dont plusieurs escadrilles d’Apache), des dizaines de ravitailleurs (Super Hercules, KC-707), d’avions de transport, de guerres électroniques, des satellites militaires et une vaste panoplie de drones et mini-drones (armés, tactiques) issus de l’industrie aéronautique israélienne, leader du marché mondial.

L’aviation de Tsahal commande aussi un autre pion essentiel de la stratégie israélienne : la défense antiaérienne. Dans les années qui suivirent la guerre du Golfe, en 1991, le programme antimissile de l’État hébreu s’est focalisé sur la menace balistique avec le système Arrow, développé avec l’appui financier et logistique des États-Unis. Mais avec le retrait militaire de la bande de Gaza et, surtout, la seconde guerre du Liban (2006) durant laquelle 4 000 roquettes furent tirées par le Hezbollah sur les villes du nord d’Israël, la protection de l’arrière-front est devenu une priorité. Sous l’impulsion de l’ancien ministre de la Défense, Amir Peretz, le système « dôme de fer » est développé en un temps record grâce à l’injection de centaines de millions de dollars. Dans un premier temps hostile à cette technologie jugée trop coûteuse, l’état-major de Tsahal finit par l’intégrer en 2011. Dix ans plus tard, le dôme de fer totalise des milliers d’interceptions pour un taux de réussite avoisinant 90 %.

Savoir se protéger

Si d’autres systèmes sont venus progressivement compléter l’arsenal de l’armée de l’air (Barak, Fronde de David, pour contrer les missiles de croisière et de moyenne portée), faisant d’Israël le seul pays au monde doté d’un bouclier antimissile en plusieurs strates, les généraux restent divisés sur l’impact tactique et même psychologique du dôme de fer. « Ce système est à la fois la meilleure et la pire chose qui nous soit arrivé. En sauvant d’innombrables vies, il donne à notre commandement une vraie latitude pour organiser la riposte. Mais c’est aussi parce que nos villes ne sont pas réduites à feu et à sang que nous perdons toute légitimité à mener des opérations de grande envergure, au sol », confie un haut gradé. Alors que la guerre des images et des narratifs bascule en un instant sur les réseaux sociaux, les responsables israéliens peinent à expliquer au monde que sans bouclier antimissile, Tel-Aviv compterait autant de bâtiments en ruines que Gaza.

Mais pour nombre d’observateurs, la frilosité apparente de l’appareil militaire résulte des difficultés de l’échelon politique, sans réelle vision stratégique, à fournir des instructions claires à l’état-major. À l’été 2014, l’opération Bordure protectrice contre le Hamas s’est enlisée. Résultat : cinquante-cinq jours d’échanges de tirs ininterrompus face à un ennemi le plus souvent invisible et des gains tactiques limités par la réticence du pouvoir à renverser les islamistes, installés au pouvoir depuis 2007. Ce dilemme renvoie à la relation entre le pouvoir civil et l’armée en Israël, délicate à gérer dans une démocratie en état de guerre. Depuis toujours, Tsahal exerce un quasi-monopole de la pensée stratégique et ses généraux s’insèrent fréquemment dans le débat public, y compris dans des instruments supposés apporter une contre-expertise, à l’instar de la commission de la défense et des affaires étrangères de la Knesset, voire le cabinet de sécurité israélien. Composé des principaux ministres du gouvernement, des chefs de l’armée et des services de renseignements, ce « cabinet restreint » dispose d’un poids considérable. Voué à anticiper des situations d’urgence (comme pendant la crise sanitaire) ou, par exemple, approuver la conduite d’opérations militaires, ses membres passent au crible différents scénarios d’escalade avant de délibérer par vote secret, en laissant parfois fuiter la teneur des débats. Sous l’ère Netanyahou (2009-2020), l’armée y est apparue comme un élément modéré et pragmatique, tranchant avec l’esprit belliqueux de certains ministres. Les ennemis d’Israël l’ont interprété comme une faiblesse. « Sous la pression d’une société moins encline que par le passé au sacrifice, plus anxieuse, nos responsables politiques n’aspirent qu’à faire perdurer les périodes de calme. Même l’establishment militaire s’est résolu à réduire au maximum les frictions avec nos adversaires. Cette approche stratégique est erronée et entretient une illusion de stabilité. Notre force de dissuasion s’en retrouve largement écorné. La rétablir, l’opinion publique doit en avoir conscience, ne peut passer que par la guerre », explique le major-général retraité Gershon Hacohen, longtemps en charge de l’immense corps de réserve de Tsahal (« Gis Ha’matkali ») : près de 600 000 hommes.

Contrairement à l’impression laissée par les dernières campagnes israéliennes aériennes, les généraux israéliens ne paraissent pas englués dans une stratégie purement défensive caractérisée par la seule maîtrise des cieux. Le concept d’opérations éclair, qui a longtemps forgé le mythe de Tsahal jusque dans les années 1980, revient au cœur de sa doctrine. En juillet 2016, dans un document déclassifié de 33 pages, le chef d’état-major de l’armée israélienne, Gadi Eizenkot, exposait sa vision pour Tsahal et les fondements de sa force de dissuasion. « Défaire l’ennemi » nécessite de vastes manœuvres terrestres et l’action, ciblée, de forces spéciales visant à porter le combat sur le territoire adverse.« L’initiative et la rapidité d’exécution doivent créer choc et surprise chez l’ennemi. L’usage de la force cherchera l’efficacité, en combinant puissance et précision. Notre riposte ne doit plus viser une organisation mais les infrastructures de l’État qui l’abrite afin d’écourter la durée du conflit. Ce changement des règles d’engagement, en accord avec les directives de l’échelon politique qui doit veiller à l’aspect légal de toute action engagée, doit montrer notre capacité à prendre des risques et contribue à notre dissuasion », écrit le général.

Mais face à cinq fronts possibles allant du Yémen des Houthis, au sud, à l’axe irano-irakien à l’est, et syro-libanais au nord, sans oublier une possible déstabilisation du front intérieur – Palestiniens, révolte d’Arabes israéliens – et la défense de ses gisements gaziers en Méditerranée, l’État hébreu est-il suffisamment armé ? Certains hauts gradés multiplient les mises en garde : ces dernières années, avec la réduction amorcée du temps de service obligatoire, du corps d’officiers, la suppression d’unités blindées et de régiments de réservistes, Tsahal devient une armée plus compacte et perd une partie de ses capacités de projection indispensables dans l’hypothèse d’un conflit régional. L’inquiétude vient aussi d’une tendance à investir massivement dans les moyens cybernétiques, privilégier de plus en plus la technologie au nombre – tourné vers la robotisation et le champ de bataille multidimensionnel –, la précision des munitions à la puissance de feu et le combat disséminé aux grandes manœuvres, incarné par le regroupement des forces spéciales dans une même division. « Tsahal et le pays tout entier, au niveau de ses services d’urgence, ne sont pas prêts au déluge de feu qui s’abattra sur nous à la prochaine guerre. La réduction trop brutale de nos effectifs s’est faite sans coordination entre l’infanterie, l’artillerie et les blindés. Cela a entraîné de graves disparités dans le niveau de préparation de notre armée de terre, tant au niveau de l’entraînement que logistique. Nos lois de programmation militaire n’ont pas été respectées. Nous faisons face à une menace existentielle », conclut le général de réserve Yitzhak Brick, contrôleur de l’armée et auteur d’un rapport parlementaire sur l’état des forces armées israéliennes, toutefois largement contesté par l’état-major.  

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Maxime Pérez

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