Les jeux du cirque : passion, sensations et émotions dans l’Antiquité romaine

18 avril 2023

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Colisée à Rome (c) Pixabay
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Les jeux du cirque : passion, sensations et émotions dans l’Antiquité romaine

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Les courses de chars, de même que les combats de gladiateurs, apparaissent de nos jours comme l’un des spectacles emblématiques de la Rome antique. Rappelons que les courses de chars avaient lieu dans des cirques, tandis que les combats de gladiateurs, qui n’appartenaient pas au programme des jeux du cirque, se déroulaient soit sur les forums, soit dans des amphithéâtres, comme le Colisée.

Sylvain Forichon, Université Bordeaux Montaigne

Article paru dans The Conversation.

Notre perception moderne des courses de chars romaines reste encore largement influencée (voire déformée !) par Ben-Hur : A Tale of the Christ, le roman à succès de Lewis Wallace, paru en 1880, et surtout par ses multiples adaptations cinématographiques avec le fameux passage de la course de chars, en particulier dans la version de 1925 et dans celle de 1959. La reconstitution architecturale du cirque y est pour le moins fantaisiste, de même que les costumes des cochers et les chars. Il n’est pas certain en outre que tous les coups étaient permis entre les cochers, comme on le voit dans ces films.

Ces séquences comportent aussi quelques gros plans sur les spectateurs qui tantôt bondissent de leur siège, tantôt sont surpris, tantôt sont en larmes… Mais qu’en était-il réellement dans l’Antiquité ? Comment le public réagissait-il lors des courses de chars et des autres spectacles des cirques ? Quelles émotions et sensations éprouvait-il ?

Depuis plusieurs années, des chercheurs tentent d’appréhender l’expérience sensorielle et émotionnelle des hommes et des femmes de l’Antiquité, ce que des universitaires anglophones ont appelé le « sensory turn » des classical studies.

Des divertissements très appréciés

Il faut préciser tout d’abord que de nombreux passages de la littérature ancienne attestent l’engouement suscité par les courses de chars auprès de l’ensemble de la population de l’Empire romain, même si certains auteurs antiques, membres ou proches des cercles aristocratiques, tendent à réduire ces amateurs au peuple et aux esclaves. Pourtant, plusieurs textes montrent bien que des sénateurs ou des intellectuels, comme nous dirions de nos jours, appréciaient eux aussi grandement ces divertissements, de même que certains empereurs.

Ainsi lit-on dans Les Histoires d’Ammien Marcellin (trad. de É. Galletier et de J. Fontaine, Paris, CUF, 1968) :

« Et c’est une chose tout à fait étonnante de voir une plèbe innombrable, l’esprit envahi par une sorte de passion brûlante, suspendue à l’issue d’une course de chars. Ces futilités et autres semblables ne permettent pas que l’on fasse à Rome rien qui soit digne de mémoire ou rien de sérieux. »

Cette passion des courses de chars a laissé en outre de nombreuses traces matérielles qui sont parvenues jusqu’à nous.

Plus de soixante cirques nous sont connus, répartis tout autour du bassin méditerranéen et même au-delà, puisque les restes d’un cirque ont été découverts par exemple à Colchester, en Angleterre. Nombre de musées conservent également de nos jours différents types d’objets (manches de couteau, lampes à huile, bas-reliefs, médaillons, sarcophages…), mais aussi des mosaïques ou encore des fresques d’époque romaine qui portent la représentation de cochers, de chevaux, parfois même toute une course de chars.

Comment expliquer un tel attrait pour ces compétitions hippiques ? L’historien n’est malheureusement pas en mesure de sonder les cœurs et les Romains de l’Antiquité avaient sûrement de multiples raisons de se rendre au cirque. Il est certain en tout cas que les courses de chars procuraient à l’assistance de multiples sensations et émotions.

Un suspense renouvelé

Une lecture attentive des textes anciens révèle en effet que les cirques, durant les courses de chars, constituaient un univers sensoriel particulièrement stimulant. Prenons l’exemple du Circus Maximus à Rome, le plus grand cirque de l’Empire romain et, selon toute vraisemblance, le plus grand édifice de spectacle de l’Antiquité romaine. Il aurait compté entre 200 000 et 225 000 places assises, et si nous ajoutons les spectateurs qui restaient debout au sommet des gradins, cet édifice pouvait probablement accueillir jusqu’à 250 000 personnes. Plusieurs sources textuelles évoquent des bousculades à l’entrée du cirque et des spectateurs serrés les uns contre les autres dans les tribunes.

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Assister à une course dans le Circus Maximus, c’était donc s’immerger dans une foule compacte, faire corps avec la masse, avant même d’ailleurs que la compétition n’ait commencé. Les courses de chars sollicitaient aussi bien évidemment les yeux du public.

Pour autant, dans un cirque comme le Circus Maximus – où la piste mesurait entre 500 et 600 m de longueur pour une largeur de l’ordre de 80 m – aucun spectateur n’était en mesure de suivre la compétition de manière continue, même si certaines places étaient plus avantageuses que d’autres. Cette vision discontinue du spectacle ne faisait qu’accroître le suspense. Chaque course durait environ 15 minutes. Les cochers, juchés sur leur attelage et après s’être élancés des stalles de départ, devaient tourner sept fois autour d’une barrière centrale, appelée euripe ou spina dans les textes anciens.

Les sept tours de piste au Circus Maximus (schéma issu de Fauquet, F. (2008) : « Le fonctionnement du cirque romain : déroulement d’une course de chars », in : Nelis-Clément, J. et J.-M. Roddaz (éd.) : Le cirque romain et son image, Bordeaux, Ausonius Editions, p. 268, fig. 7).

Le contournement des bornes à chaque extrémité de cette barrière constituait l’étape la plus délicate pour les cochers, car ils risquaient à chaque fois de se renverser avec leur char dans le virage. Or durant ces 15 minutes, chaque attelage contournait 14 fois les bornes, soit une fois toutes les minutes. L’issue de la compétition demeurait donc imprévisible jusqu’au franchissement de la ligne d’arrivée.

Des parieurs enfiévrés

De plus, les spectateurs pariaient. Nous pouvons donc imaginer l’attente fébrile des parieurs qui voyaient, ou parfois seulement entrapercevaient, les chars lancés à pleine vitesse zigzaguer et se dépasser sur la piste, contourner toutes les 60 secondes environ les bornes et quelquefois se renverser ou entrer en collision les uns avec les autres. Par ailleurs, nombre de témoignages littéraires évoquent les hurlements des spectateurs qui encouragent leur cocher favori ou expriment par ce biais des émotions fortes (stupeur, colère, angoisse…).

Selon des calculs réalisés par un ingénieur acousticien, les cris de 250 000 spectateurs, au plus fort de la course, auraient atteint les 116 à 118 dB. De plus, le Circus Maximus se situait dans une dépression, entre les collines du Palatin et de l’Aventin, ce qui devait amplifier la répercussion des sons. Plusieurs extraits de la littérature ancienne nous confirment d’ailleurs que les vociférations de la foule pendant les courses du Circus Maximus résonnaient à travers la ville de Rome.

Cette multiplicité de stimulations sensorielles – visuelles, auditives et tactiles – générait dans l’assistance toute une palette d’émotions. Plusieurs auteurs anciens décrivent notamment l’impatience de bon nombre de spectateurs à leur arrivée au cirque, puis leur angoisse juste avant le départ des chevaux, leur nervosité durant la course, et enfin la colère ou la tristesse de ceux qui ont soutenu l’une des équipes qui a perdu, face à la joie des partisans de l’écurie victorieuse.

Ammien Marcellin en témoigne (traduction de M.-A. Marié, Paris, CUF, 1984) :

« Tous les [spectateurs] en grand désordre se hâtent et se précipitent [au cirque], avant que la lumière solaire ait pris tout son éclat, au point de surpasser en rapidité les chars mêmes qui doivent disputer la course : sur l’issue de celle-ci, leurs vœux passionnés divergent et ils sont très nombreux à passer dans l’angoisse des nuits sans sommeil. »

Mais le cirque offrait d’autres divertissements, comme des numéros de voltige de cavaliers acrobates et aussi des chasses avec des animaux en provenance parfois de contrées lointaines. Quelques textes font état à ce sujet de l’étonnement, voire de l’émerveillement de la foule devant des espèces inconnues, mais aussi de son effroi en entendant les rugissements des fauves ou devant l’aspect féroce de certains animaux.

Un lieu de rencontres et d’expression

Pour autant, les émotions du public au cirque n’étaient pas seulement engendrées par les spectacles qui se déroulaient sur la piste. Les gradins constituaient des espaces propices aux rencontres de toutes sortes. Contrairement aux combats de gladiateurs par exemple, où les femmes étaient reléguées dans la partie haute des gradins depuis l’époque augustéenne (27 av. J.-C. – 14 apr. J.-C.), au cirque les hommes et les femmes étaient autorisés à s’asseoir les uns à côté des autres. Certains y venaient donc pour trouver l’âme sœur, d’autres pour y faire des mondanités.

Ainsi lit-on dans les Amours d’Ovide cette déclaration (traduction de H. Bornecque, Paris, CUF, 1930) :

« Si je viens m’asseoir ici, ce n’est pas que je m’intéresse aux chevaux dont on parle ; néanmoins, celui que tu appuies de tes vœux, je lui souhaite la victoire. C’est pour causer avec toi que je suis venu, pour être assis auprès de toi, pour ne pas te laisser ignorer l’amour que tu fais naître. Toi, tu regardes la course et moi je te regarde ; regardons tous deux ce qui nous charme et tous deux repaissons-en nos yeux. Heureux, quel qu’il soit, le cocher que tu appuies de tes vœux ! »

Enfin, les cirques à Rome, en particulier le Circus Maximus, étaient aussi des édifices où l’empereur et ses proches se montraient en public, se faisant applaudir et acclamer à cette occasion. Mais parfois les applaudissements étaient timides ou des acclamations équivoques et inopinées se faisaient entendre. Dans le pire des cas, la foule proférait des menaces.

Le cirque romain n’était donc pas seulement un endroit où le spectateur venait pour se défouler et éprouver quantité d’émotions, il était aussi un lieu de rencontres et d’expression collective où le pouvoir politique romain pouvait de son côté prendre le pouls de l’opinion publique.The Conversation

Sylvain Forichon, Chercheur en histoire romaine, Université Bordeaux Montaigne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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