<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les Multi-Domain Operations (MDO)

14 octobre 2021

Temps de lecture : 14 minutes
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Les Multi-Domain Operations (MDO)

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Les multi domain opérations sont un concept opérationnel américain, présenté en 2016, dont le but est d’anticiper un affrontement majeur entre les États-Unis et leurs concurrents proches (Chine, Russie). Les MDO proposent notamment d’améliorer les capacités permettant de mener des opérations conjointes dans l’ensemble des différents milieux.

 

Atteindre les objectifs des Multi-Domain Operations (MDO) est un vaste défi, qui nécessite d’importantes ressources, de nombreux investissements dans la technologie et des réformes institutionnelles d’ampleur, jusqu’au cœur de la structure organisationnelle des gouvernements. Paradoxalement, la tâche est plus facile pour les petites puissances, qui, en définissant des objectifs réduits, rendent les MDO plus cohérentes que la version originale américaine. La Grande-Bretagne a récemment fait d’importants progrès à cet égard, et la France gagnerait à suivre son exemple.

Le concept des Multi-Domains Operations (MDO) s’est fait connaître grâce à la publication, en 2018, par le Commandement de la formation et de la doctrine de l’U.S Army (TRADOC) de la brochure 525-3-1, The U.S. Army in Multi-Domain Operations 2028. Elle contient un certain nombre d’idées importantes, mais souffre d’un manque général de cohérence et d’une confusion tant sur le plan des problèmes soulevés que sur celui des solutions proposées. Ainsi, tout effort concerté visant à adapter les MDO à ses moyens et à ses besoins, en particulier pour ceux qui ne disposent pas des importantes ressources du ministère de la Défense américain, devrait d’abord chercher à extraire les différents éléments qui composent les MDO et à les étudier séparément. Qu’est-ce qui est utile et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Qu’est-ce qui serait utile pour les alliés des États-Unis d’adapter, d’imiter ou d’ignorer ?

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Des défis mal appréhendés

La brochure 525-3-1 met l’accent sur plusieurs défis à relever. Le premier est celui représenté par les capacités dites « Anti-Access/Area Denial » (A2AD) des grands adversaires de l’Amérique que sont la Chine et la Russie. Ces moyens – principalement des tirs de précision à longue portée – sont une menace réelle étant donné que la stratégie américaine de sécurité repose généralement sur sa capacité militaire à projeter une force offensive loin de son sol. Cette capacité à se projeter est à la fois essentielle pour les États-Unis dans leur savoir-faire de la guerre et contribue, de fait, à la dissuasion militaire, en complément de la dissuasion nucléaire. L’A2AD pourrait émousser l’épée américaine et donc diminuer la valeur de dissuasion de la puissance militaire conventionnelle américaine. L’A2AD est une menace particulièrement préoccupante qui diminue la capacité des États-Unis à répondre militairement[1], les empêchant de prévenir les actes d’agression rapides de « fait accompli » des adversaires, comme ce fut le cas en Crimée en 2014.

Un autre défi est celui posé par la conduite et la maîtrise présumée par les adversaires d’une approche globale de la guerre, dans laquelle ils utilisent tous les leviers de puissance à leur disposition – plus particulièrement les diverses formes de guerre « non cinétique » ou même politique et les formes d’agression qui tombent en dessous du seuil du conflit armé. Ces formes d’agressions comprennent la désinformation, les opérations d’influence et les cyber-attaques. Elles peuvent servir à bien des fins néfastes, notamment à diviser les alliés et l’opinion publique pour en affaiblir le soutien. Les MDO sont menacées à la fois par les formes d’agression variées auxquelles les États-Unis et leurs alliés doivent faire face, et par l’efficacité avec laquelle leurs adversaires semblent être capables de coordonner des actions dans de multiples « domaines » (souvent simultanément) et de réaliser ainsi des synergies produisant des effets puissants.

Ces deux ensembles de défis sont réels, mais le document 525-3-1 les regroupe en un seul problème et s’efforce de trouver une solution unique là où plusieurs solutions distinctes sont requises. De plus, en fusionnant le défi de l’A2AD avec celui, par exemple, des campagnes de désinformation et d’autres tactiques de guerre hybrides, TRADOC finit par regrouper les actions « hors guerre » ou « sous le seuil » avec le feu longue distance et les traite comme un problème tactique et, de fait, comme un problème militaire, ou du moins un problème pour lequel les militaires devraient avoir des solutions. Se focaliser uniquement sur les militaires dans les MDO, c’est passer à côté de l’essentiel et ne pas comprendre la maîtrise, par les adversaires, d’une approche globale dont l’action militaire n’est qu’un des nombreux domaines d’opération. De même, on néglige l’idée fondamentale selon laquelle l’action militaire dans les conflits hybrides ou asymétriques, certes nécessaire, n’est souvent pas suffisante.

On peut aller plus loin et affirmer que les MDO, comme présentées dans la brochure 525-3-1, sont détachées de la réflexion stratégique. La brochure contient, il faut le noter, peu de réflexion sur la nature ou la dynamique de la dissuasion, le risque d’escalade, ou l’existence même des armes nucléaires. Les auteurs du document sur les MDO semblent n’avoir lu aucun écrit de l’époque de la guerre froide sur la stratégie et la dissuasion ni, visiblement, les travaux du général André Beaufre, vieux de 50 ans, qui apporte une vision éclairante sur la dissuasion nucléaire et conventionnelle, l’agression sans guerre et la nature limitée du rôle des militaires dans toute « stratégie totale ». Beaufre, comme tous ceux qui ont participé à la guerre froide, a compris que, avec l’avènement des armes nucléaires, le but de la force militaire n’était plus de gagner les guerres, mais de les dissuader de se produire. Autrement dit, pour citer la terrible critique de Hube Wass de Czege à propos de 525-3-1[2], « la victoire doit être définie comme le maintien de la paix ». De son côté, la brochure 525-3-1 appréhende, de manière assez effrayante, la façon de défaire les adversaires.

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Une nécessaire restructuration

Les MDO doivent être des opérations non seulement interarmées, mais également interagences ou élargies à « l’ensemble du gouvernement », ce qui suggère que la direction des MDO soit en dehors et au-dessus de l’armée. Il n’y a guère de sens à identifier un service particulier, notamment l’armée, comme le principal protagoniste. Dans les mains de l’armée, les MDO sont réduites à ce que l’armée sait faire, c’est-à-dire « faire feu ». Les actions « non-guerrières » comme la guerre politique ou les opérations d’influence deviennent des armes à part entière comme les obus d’artillerie, bien que vraisemblablement menés par des unités des forces spéciales, dont les limites sont heureusement négligées. La brochure 525-3-1 insiste également sur une vision linéaire du front et imagine des zones arrière clairement définies que les tirs de précision doivent pouvoir atteindre[3]. Cette vision semble anachronique. Les lecteurs français devraient se rappeler les arguments du général Guy Hubin concernant la non-linéarité croissante des combats modernes ainsi que l’effet de « lacunarité », autrement dit, le fait que les armées contemporaines sont tout simplement trop petites pour soutenir des champs de bataille continus. Le résultat en est, entre autres, la profonde « imbrication » des unités bleues et rouges. En tout état de cause, il faut s’interroger sur le rôle des forces terrestres dans la lutte contre les tirs longue distance par rapport, surtout, à l’armée de l’air, à moins que tout cela ne soit conçu comme un argument pour développer et acquérir des systèmes d’armes de longue portée lancées depuis le sol, ce que fait actuellement l’armée américaine.

Par ailleurs, l’incohérence générale des MDO, du moins telles que présentées dans la brochure 525-3-1, masque le fait que les différentes composantes ont une vision des choses bien établie, surtout lorsque le focus est déplacé au niveau interarmées, ce qui a pourtant plus de sens. Ainsi, le récent dérivé des MDO, le Joint All-Domain Command and Control (JADC2)[4], situe les MDO au niveau interarmées et se concentre sur les structures de commandement et de contrôle. Le postulat est que les MDO nécessitent une architecture de réseau d’information bien plus robuste que celle qui existe actuellement, afin que les informations nécessaires puissent circuler plus librement horizontalement et verticalement et de manière à effacer, en grande partie, non seulement les hiérarchies verticales, mais aussi toute distinction traditionnelle entre services et échelons. De plus, tout doit être rapide. Cela signifie que les MDO sont une extension des efforts entrepris à la fin des années 1990 et dans les années 2000 pour numériser les systèmes de commandement et de contrôle militaires et exploiter les nouvelles capacités offertes par les réseaux d’information. Ceux-ci étaient, en grande partie, internes à chaque branche de l’armée et visaient à maximiser les synergies interarmes, bien qu’il y ait également eu un effort pour stimuler le partage d’informations afin de favoriser le feu interarmées. Le JADC2 met l’accent sur le partage d’informations au niveau interarmées et même gouvernemental. Le JADC2 répond également à la nécessité d’une intégration interarmées, étant donné que les campagnes à grande échelle seraient certainement des opérations en coalition.

Cela ne signifie pas que l’armée n’a pas sa place dans les MDO. Celle-ci a plutôt besoin de connaître sa place au sein d’une construction interarmées, gouvernementale et interalliées plus large. Une bonne stratégie doit permettre d’attribuer un rôle à chaque branche et d’en définir les limites.

Il s’ensuit que pour les pays plus petits, certains aspects des MDO peuvent et doivent être extraits de l’ensemble. C’est le cas, par exemple, de deux documents publiés en 2020 par le ministère de la Défense du Royaume-Uni. Le premier est l’Integrated Operating Concept 2025 (IOC)[5], daté de septembre 2020, et le second est le Joint Concept Note 1/20, Multi-Domain Integration (MDI)[6], publiée en novembre de la même année. Tous deux ont le mérite de réduire la vision communiquée par la brochure TRADOC 525-3-1, en séparant certains aspects des MDO, et en les rendant, ainsi, plus réalistes.

Le dépassement des anciennes dichotomies

L’IOC se distingue immédiatement de la brochure 525-3-1 en abandonnant le sujet de l’A2AD. L’accent est plutôt mis sur la capacité des adversaires à mettre en œuvre différentes formes d’agression hybrides et asymétrique grâce à la maitrise d’un large éventail d’activités « hors guerre ». Il s’agit de la cyberguerre, mais également des opérations d’influence, de désinformation, de guerre politiques, etc. Une attention particulière est également accordée aux capacités militaires émergentes, notamment au développent de l’apprentissage automatique (machine learning) et de l’intelligence artificielle qui sont autant de promesses d’un changement fondamental de la nature de la guerre. Néanmoins, le manque d’intérêt pour l’A2AD semble libérer les Britanniques de la nécessité de réfléchir à des tirs de précision conventionnels de longue portée (par exemple des missiles) et aux distances physiques d’un front linéaire imaginaire. Ils peuvent ainsi se concentrer sur les menaces de manière plus créative.

L’ancienne distinction entre défense extérieure et défense intérieure est de moins en moins pertinente. Lorsque les fake news proviennent non pas de l’étranger, mais de chez nous, elles gagnent en crédibilité et en portée, alimentant la confusion, le désaccord, la division et le doute dans nos sociétés… La « maison » n’est plus un sanctuaire sûr d’où l’on peut choisir de lancer des interventions sans entraves. « L’extérieur » n’est plus un horizon régional, mais mondial, impliquant l’espace extra-atmosphérique et le spectre électromagnétique. De même, le « front » ne se trouve plus sur un théâtre d’opérations lointain, mais dans un port, un aérodrome ou une caserne. Il se situe dans le spectre électromagnétique ; il est dans l’espace et à l’intérieur de nos réseaux ; il rôde déjà dans nos chaînes d’approvisionnement.

Une solution : une nouvelle intégration

Après avoir en quelque sorte défini le problème, l’IOC propose des solutions : premièrement, la « multi-domain integration ». Il faut relever la nette distinction effectuée par les Britanniques entre le MDI et l’interarmées, qui explique en partie leur préférence pour le MDI plutôt que pour le modèle américain des MDO. « Nous allons au-delà de l’interarmées » explique le document. « L’intégration est maintenant nécessaire au niveau tactique de la guerre, et pas seulement au niveau opérationnel, là où le terme « interarmées » s’applique. On pourrait penser qu’il s’agit tout de même du niveau « interarmées », mais peut-être s’agit-il maintenant de faire descendre la concertation à des échelons inférieurs. Toutefois, le langage employé n’est pas clair, problème que ce document partage avec la brochure du TRADOC. En effet, l’IOC reproduit les mauvaises habitudes linguistiques de la défense américaine, usant d’un jargon vague et de termes étonnants comme l’insistance sur ce que font parfois les soldats, le « war fight ». En effet, les autres solutions proposées par les auteurs de l’IOC sont également vagues. Le début du document, prometteur, exprime toutefois l’idée que l’armée britannique dans son ensemble devra s’en tenir à ce qu’elle possède déjà en termes d’équipement ; la structure actuelle des forces ne sera pas abandonnée. De plus, les forces britanniques devront généralement devenir plus petites, plus rapides et plus furtives pour ne pas être détectées, elles devront réduire la protection physique au profit de la mobilité et reposer de plus en plus sur la guerre électronique ainsi que de la tromperie passive.

La Joint Concept Note sur le MDI plaide plus fortement en faveur de ce qui constitue une approche très britannique des MDO. Elle prend en effet explicitement ses distances par rapport à la brochure 525-3-1 du TRADOC, qu’elle cite explicitement. Il est précisé que « le MDI britannique n’est pas une copie du concept de l’U.S Army ». « Compte tenu des différences d’échelle et d’ambitions géostratégiques », est-il indiqué, « cette note conceptuelle commune est plus proche de l’idée d’intégration globale d’un état-major américain interarmées qui permettrait une intégration transrégionale, tous domaines confondus, et multifonctionnelle »[7]. L’accent est donc mis sur l’intégration, le commandement et le contrôle, afin de faire un meilleur usage des capacités militaires existantes ou pouvant être mises à disposition. « Il n’est pas réaliste d’acquérir plus de formations militaires, de plates-formes et de systèmes longue portée que nos adversaires », indique la note[8]. « Le Royaume-Uni devrait plutôt accroître la gamme des capacités qui peuvent être mises à contribution au-delà des déploiements de forces maritimes, terrestres et aériennes. Il est question y compris des capacités non militaires et de synchroniser leur emploi pour obtenir le meilleur impact global ».

Penser l’ennemi

Une fois de plus, il n’y a aucune référence à l’A2AD, si ce n’est qu’il s’agit d’une préoccupation américaine, et qu’on met davantage l’accent sur l’utilisation synergique par les adversaires de tous les leviers de puissance disponibles, ce qu’on appelle la « capacité multi-domaines de l’adversaire » :

« Les pensées militaires russe et chinoise reconnaissent la valeur des mesures non militaires pour créer un effet désiré en appui des plans militaires… Ainsi, bien que nos principaux adversaires n’aient pas de concepts directs équivalents dans plusieurs domaines, ils sont déjà en train d’interopérer des capacités militaires et non militaires et d’opérer avec liberté dans tous les domaines, tant chez eux qu’à l’étranger[9]. »

La note souligne également le « défi du seuil inférieur », à travers diverses activités comme l’utilisation de procurations dans le cadre de la « guerre juridique » qui peuvent être utilisées comme des opérations de « façonnage » initiales, mais également s’avérer décisives en soi[10]. Enfin, il existe des technologies avancées qui produisent des « effets de précision » et effacent « les frontières traditionnelles entre les forces terrestres, maritimes et aériennes »[11].

La solution proposée par le MDI est, tout simplement, une intégration plus poussée et meilleure pour inclure une « fusion à travers le gouvernement », c’est-à-dire l’intégration des capacités militaires et non militaires, ainsi que l’« intégration à travers les niveaux de guerre »[12]. Le document souligne également la nécessité de ne pas se contenter de solutions techniques, proposant une acculturation. Les différences culturelles au sein des différentes organisations et agences doivent être prises en compte. Comme l’IOC, le document JCN tente de tracer une ligne entre « interarmées » et MDI, mais avec plus de succès :

« Le MDI est plus qu’un bon outil interarmées ou servant simplement à appréhender des considérations des domaines spatiales, cyber ou électromagnétique. Le MDI consiste à concevoir et à configurer la force entière pour une intégration dynamique et continue de toutes les capacités globales, à l’intérieur et à l’extérieur du théâtre, qu’elles soient armées ou non, au-dessus ou en dessous du seuil de conflit armé. L’objectif le plus important sera de faire fonctionner en symphonie autant de capacités que possible pour trouver des solutions auxquelles l’adversaire ne s’attend pas ou ne peut pas anticiper. Forcer l’ennemi à défendre en permanence tous les domaines, dans toutes les directions, permettra d’ouvrir des failles et de le rendre vulnérable. Il ne s’agit pas seulement d’un concept offensif ; les idées et les conceptions sont tout aussi applicables à la défense et à la recherche d’influence[13]. »

Il y a là plus qu’un soupçon de réflexion stratégique, plus certainement que 525-3-1. Ou du moins, cette réflexion est plus facile à identifier grâce à la prose supérieure. On pourrait même reconnaître la stratégie opérationnelle de base de Foch en 1918, bien qu’ici largement étendue à de multiples domaines et sans front linéaire comme cible.

La stratégie à l’heure du MDI

La JCN tente de définir des domaines. La note cite la Joint Doctrine Publication 0-01.1, UK Terminology Supplement to NATOTerm[14], qui définit les « domaines opérationnels » comme « des sphères discrètes d’activité militaire dans lesquelles des opérations sont entreprises pour atteindre des objectifs d’appui à la mission »[15]. C’est regrettable dans le sens où l’accent mis sur l’activité « militaire » contredit l’idée que, compte tenu de l’adoption par les adversaires de stratégies qui inscrivent l’action militaire au sein d’une large panoplie d’activités, il faut faire de même en coordonnant l’action jusqu’au niveau gouvernemental. Les MDO devraient être plus importantes que l’armée, devraient s’appliquer au-delà du niveau interarmées. Plus utile encore, la JCN poursuit en décrivant le terme « domaines opérationnels » comme « utile en tant que cadre imaginaire pour la planification ». « En particulier », l’utilisation de « domaines sert à souligner l’importance de réfléchir latéralement à toute la gamme des capacités qui pourraient être à disposition ». Les planificateurs sont sans doute à l’aise pour « penser latéralement » à toute la gamme des capacités offertes aux niveaux interarmes et interarmées, mais le MDI et, en fait, les MDO de manière plus générale, partent du principe que les planificateurs et les commandants ne le font pas assez bien. La JCN aborde en effet le sujet des « coutures » qui divisent les services et de l’habitude bien ancrée chez les acteurs de ne penser que du point de vue de leur service[16]. De plus, les domaines de la cybernétique et de l’espace extra-atmosphérique sont mal compris et souvent mis de côté[17]. Dans le MDI, il est donc au moins autant question des habitudes de pensée des personnes que des infrastructures des réseaux d’information et de la haute technologie. En effet, la JCN consacre ensuite une large section au « défi culturel » inhérent au MDI et à la nécessité de recruter, de former et de promouvoir des personnes qui ont ou pourraient développer les « bonnes compétences »[18], s’entend la capacité à comprendre les autres ministères et à développer des relations qui favorisent la « fusion »[19]. Le MDI comprend donc la problématique de la gestion des ressources humaines, jugée essentielle par les Britanniques. Dans tous les cas, l’idée n’est pas d’utiliser le plus grand nombre de domaines possible lors de la planification, mais d’être imaginatif et de « créer, trouver et exploiter des vulnérabilités non protégées en étendant la gamme d’activités et de capacités qui peuvent être mises à profit dans les différents domaines ». Pour cela, la JCN semble mettre à disposition « trop de combinaisons pour que l’adversaire puisse les anticiper »[20].

L’approche stratégique de la JCN ancre solidement les MDO, en se fondant davantage sur les principes de la guerre que sur les promesses de la technologie. La stratégie, telle que le document la présente (sans utiliser ce mot, étrangement), consiste à exploiter les vulnérabilités et, surtout, à surprendre. La faiblesse peut être physique – une lacune dans une ligne – mais aussi virtuelle ou cognitive. L’idée est d’« induire en erreur l’adversaire en créant des dilemmes permettant d’affaiblir la volonté et la cohésion et modifiant ainsi les perceptions, les croyances et les comportements »[21]. Le document insiste sur le fait que le MDI est « manœuvrant »[22]. Cette seule idée distingue l’approche britannique de l’approche américaine, cette dernière insistant sur le fait de « surpasser » ou de « dominer » ceci ou cela. Les Britanniques n’ont pas la force nécessaire pour jouer ce jeu ; la voie à suivre est celle de la manœuvre et, bien sûr, de la vitesse. La JCN fait ainsi référence à l’« avantage informationnel », une aspiration bien plus modeste que la « domination informationnelle ».

La JCN envisage, pour le reste, la question du bon positionnement des forces pour que celles-ci soient en mesure de saisir rapidement toute « fenêtre d’opportunité » qui pourrait se présenter dans un ou plusieurs domaines à la fois. Simultanéité, coordination et synchronisation sont les maîtres mots. Le document stipule que de « multiples boucles OODA » fonctionnant simultanément aux niveaux de l’alliance, de la stratégie nationale, de la stratégie militaire, des opérations et de la tactique doivent permettre un renforcement mutuel[23].

Un virage à prendre en France

L’armée française a intérêt à suivre la direction britannique, plus cohérente, plus modeste, axée sur l’humain et appropriée aux ambitions françaises que ne l’est la direction américaine. En effet, l’idée d’opérations multi-domaines, qui couvre toute la gamme des activités, du combat aux actions « de courte durée » et non militaires, est une évidence pour les lecteurs de Beaufre, qui a insisté sur la nécessité d’une « stratégie totale » dans laquelle l’action militaire ne pourrait jouer qu’un rôle relativement faible compte tenu des limites imposées par les armes nucléaires. Lorsque la brochure 525-3-1 parle d’actions militaires de « fait accompli », les lecteurs de Beaufre devraient se rappeler de son argumentation sur le « salami » ou sur la « manœuvre de l’artichaut ». L’insistance de Beaufre sur la subordination de l’action militaire à la stratégie politique dictée par les civils devrait, en outre, éviter aux militaires français d’imaginer, comme le fait le TRADOC, que les MDO sont une sorte de stratégie aux mains des seuls militaires. Les MDO ne sont même pas interarmées, leur échelle est plus large. Les branches militaires ne peuvent jouer que des rôles de soutien et doivent être conscientes des limites de ces rôles. Cette distinction semble échapper aux Américains. Les Britanniques en sont sans doute plus conscients, mais il reste à voir s’ils prennent cela à cœur ou s’ils finiront par permettre à leurs militaires d’envisager les MDO comme une affaire strictement militaire, en se contentant d’approuver du bout des lèvres les aspects non militaires du concept, comme les militaires américains le font.

L’armée française devrait également reconnaître que la vision de la JCN sur l’opérationnalisation du MDI ressemble à s’y méprendre à celle proposée par le général Guy Hubin. M. Hubin a fait valoir que, en raison notamment de la nature transparente du futur champ de bataille, les petites unités aient un accès considérablement accru aux capacités communes tout en continuant à manœuvrer rapidement pour exploiter au mieux les différentes opportunités. La vision de M. Hubin ne repose pas sur l’apprentissage machine ou l’IA, mais sur des bureaux et des sous-officiers hautement qualifiés et compétents qui, grâce à une culture de la subsidiarité, peuvent largement fonctionner de manière autonome. Autrement dit, il y a dans la vision d’Hubin de multiples boucles d’OODA à chaque niveau, avec des entités opérant à différents niveaux qui détectent et décident et, idéalement, surprennent l’adversaire.

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[1] TRADOC, The U.S. Army in Multi-Domain Operations 2028, Pamphlet 525-3-1 (TRADOC, 2018), 11.

[2] https://publications.armywarcollege.edu/pubs/3726.pdf

[3] Regarder, par exemple, TRADOC, 16.

[4] https://fas.org/sgp/crs/natsec/IF11493.pdf

[5] https://www.gov.uk/government/publications/the-integrated-operating-concept-2025/the-integrated-operating-concept-2025-accessible-version#:~:text=The%20Integrated%20Operating%20Concept%202025%20sets%20out%20a%20new%20approach,rapidly%20evolving%20character%20of%20warfare.&text=It%20will%20lead%20to%20a,the%20way%20it%20is%20used.

[6]https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/950789/20201112-JCN_1_20_MDI.PDF

[7] Ministry of Defence, Multi-Domain Integration, Joint Concept Note 1/20 (Ministry of Defence, 2020), 7.

[8] Ministry of Defence, 8.

[9] Ministry of Defence, 4.

[10] Ministry of Defence, 5.

[11] Ministry of Defence, 7.

[12] Ministry of Defence, 9–10.

[13] Ministry of Defence, 11.

[14] https://www.gov.uk/government/publications/jdp-0-01-1-united-kingdom-supplement-to-the-nato-terminology-database

[15] Ministry of Defence, 17.

[16] Ministry of Defence, 19.

[17] Ministry of Defence, 18.

[18] Ministry of Defence, 57.

[19] Ministry of Defence, 57.

[20] Ministry of Defence, 19.

[21] Ministry of Defence, 20.

[22] Ministry of Defence, 20.

[23] Ministry of Defence, 49.

 

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À propos de l’auteur
Michael Shurkin

Michael Shurkin

Titulaire d’un doctorat sur l’histoire de l’Europe moderne à l’Université de Yale, Michael Shurkin a longtemps travaillé pour la communauté du renseignement aux États-Unis. Il est aujourd’hui analyste politique sénior au sein de la RAND Corporation, spécialiste de la sécurité au Sahel.
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