L’État de droit, un totem aux mille facettes

16 octobre 2023

Temps de lecture : 3 minutes
Photo : La Justice, tableau de Pierre Subleyras (XVIIIe). (c) wikipédia
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L’État de droit, un totem aux mille facettes

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La question de l’État de droit peut sembler secondaire et ne concerner que les initiés. L’ouvrage de Ghislain Benhessa (Le Totem de l’État de droit, Concept flou, conséquences claires), docteur en droit public, avocat, philosophe et enseignant à l’Université de Strasbourg est là pour nous convaincre du contraire.

Ghislain Benhessa, Le Totem de l’État de droit, Concept flou, conséquences claires, éd. L’Artilleur, 2021, 240 pages, 18€.

Devenu un argument politique, fréquemment employé, il s’agit pourtant d’un concept philosophico-juridique difficile à définir.

C’est avant tout à ce travail de définition que se livre Benhessa, non sans déplorer que les promoteurs actuels de ce concept ne s’encombrent pas de la même rigueur intellectuelle en ayant fait de cette notion le « talisman ultime des démocraties occidentales, qui signifie tout à la fois, dans un gigantesque maelstrom, séparation des pouvoirs, indépendance de la justice, égalité devant la loi, transparence de l’action publique, liberté de la presse et de l’audiovisuel, pluralisme des partis politiques, et naturellement défense des droits fondamentaux et lutte contre les discriminations […] Un talisman dont les pouvoirs s’accroissent à mesure que d’énièmes droits lui sont implémentés, en fonction du contexte et des demandes sociales. »

L’État de droit est désormais cet outil permettant de faire passer l’intérêt général au second plan, forgeant un édifice dont les contours changent au gré de « valeurs protéiformes » défendus becs et ongles par le juge, figure centrale d’un système privilégiant la légalité à la légitimité ; en somme, « l’État de droit est devenu l’exercice du droit contre l’État », « l’outil de privatisation du monde au détriment du collectif, le cheval de Troie des doléances les plus diverses et les plus chamarrées. », un « dédale des libertés et des droits fondamentaux, sous l’autorité des juges. »

Deux conceptions du droit

Le modèle d’Hans Kelsen l’a emporté sur les conceptions de Carl Schmitt, un affrontement que Benhessa résume à merveille dans des pages consacrées à ce qu’il appelle le « combat des chefs » entre le « chevalier blanc » Kelsen et le « chevalier noir » Schmitt, le premier construisant un « système de compréhension du monde qui repose entièrement sur le droit », un « modèle scientifique de l’État de droit », le second en traquant les « apories et les angles morts » et puisant dans la « théologie et l’histoire des idées pour lui opposer le concept d’état d’exception ».

Le travail de Benhessa est aussi salvateur pour comprendre les conceptions gaulliennes et ses métamorphoses à partir de 1971, date à laquelle le Conseil constitutionnel se fait gardien des libertés fondamentales avec sa décision Liberté d’association. Le début d’une dérive, qui aboutira à une situation dans laquelle « les juges s’arrogent la fonction d’interprète exclusif de la Constitution », ce que le Général de Gaulle n’aurait jamais accepté.

Nous sommes désormais loin des conceptions initiales du Rule of Law destiné à « contenir la puissance publique du Gouvernement face à l’individu » et même de la pyramide des normes pensée par Hans Kelsen. L’État de droit est devenu le concept servant de terreau à un « rêve d’émancipation sans limites », un phénomène sur lequel avertissaient déjà Alexis de Tocqueville et John Locke, évoquant respectivement les notions de « liberté corrompue, dont l’usage est commun aux animaux comme à l’homme, et qui consiste à faire tout ce qui plaît » et de « libertés positives, [soit] le désir d’être son propre maître. »

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Conséquences pour l’Union européenne

Selon Benhessa, Jürgen Habermas est celui ayant opéré à la fusion entre « identité européenne » et cette « notion bâtarde d’État de droit. » Véritable « mentor spirituel » de l’Union européenne, Habermas a une œuvre qui « éclaire l’idéologie qui traverse l’Union européenne, sur la question des nations, des frontières, des libertés et des droits fondamentaux. Une sorte de lucarne sur l’épicentre du grand projet fédéraliste. »

« Religion civile », l’État de droit a ses « meilleurs ennemis », la Hongrie et la Pologne, et n’accepte pas que des critiques soient émises contre son « coup de force terminal : par-delà la promotion des valeurs progressistes dont elle se veut le chantre — égalité, non-discrimination, tolérance, droits des minorités —, l’État de droit autorise l’Union européenne à verrouiller une bonne fois pour toutes l’hégémonie de ses normes dans leur intégralité. »

Il s’agit d’être pour l’État de droit ou contre. Aucune place pour la nuance et la critique. L’État de droit apparaît comme étant l’arme conceptuelle de prédilection utilisée par Bruxelles pour mater les réfractaires. Un chantage politique à destination de ceux élevant la voix contre les « valeurs » et les idéologies en vogue, ou encore le gouvernement des juges et les atteintes à la souveraineté nationale non prévues par les traités.

Rédigé d’une plume à la fois saillante et sûre de sa maîtrise des notions, l’ouvrage de Ghislain Benhessa mériterait d’être mis entre les mains de tous ceux maniant un concept dont ils n’ont bien souvent pas la moindre idée des véritables ressorts.

À propos de l’auteur
Yann Caspar

Yann Caspar

Yann Caspar est journaliste et chercheur au Centre d'études européennes du Mathias Corvinus Collegium à Budapest.
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