<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’histoire mot à mot : « Un rideau de fer est descendu [sur l’Europe] »

8 juin 2023

Temps de lecture : 3 minutes
Photo : Avec Staline et Truman à la conférence de Potsdam, juillet 1945. Wiki Commons
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L’histoire mot à mot : « Un rideau de fer est descendu [sur l’Europe] »

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Alors que tout le monde parle de nouvelle guerre froide, voire de Troisième Guerre mondiale, revenons aux grands classiques. Universellement connue, l’expression « rideau de fer » pour désigner la coupure de l’Europe en deux blocs réserve pourtant quelques surprises. 

Winston Churchill est connu pour l’avoir utilisée en public à l’université de Fulton (Missouri), le 5 mars 1946. À l’époque, celui qui n’a peut-être pas gagné la guerre, mais sûrement empêché qu’elle ne fût perdue, n’est plus Premier ministre puisque les Conservateurs ont été battus aux élections de juillet 1945 par les « Rouges » – les Travaillistes. Ce qu’on sait moins, c’est que Churchill avait déjà employé la formule le 12 mai 1945, dans un télégramme secret à Harry Truman, tout juste devenu président des États-Unis après le décès de F.D. Roosevelt. L’ultime contribution de Roosevelt avait été la conférence de Yalta, en février, saluée comme un succès grâce à la « Déclaration sur l’Europe libérée », par laquelle les « trois Grands » s’engageaient à laisser les peuples européens choisir leur futur gouvernement par le biais d’élections pluralistes. Churchill indiquait à un président novice, peu au fait des négociations avec Staline, que l’URSS ne semblait pas décidée à appliquer ce texte et que les Alliés occidentaux n’avaient aucun moyen de savoir ce qui se passait dans les pays qu’elle occupait – le rideau de fer évoquait l’opacité d’un magasin fermé. 

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À vrai dire, même celle de 1945 n’était pas la première utilisation de la métaphore. Elle semble apparaître dans le contexte de la Première Guerre mondiale, par exemple lorsque la reine des Belges parle en 1914 du « rideau de fer ensanglanté » que l’agression et les exactions allemandes ont dressé entre les deux peuples. Mais significativement, c’est le régime issu de la révolution d’Octobre qui inspire très tôt cette image. La travailliste Ethel Annakin, vicomtesse Snowden, écrit dès 1920 être passée « derrière le rideau de fer » pour parler de son voyage dans la nouvelle Russie, et Andrée Viollis utilise la même expression dans son récit de 1927, Seule en Russie. 

Churchill va plus loin en traçant une frontière géographique : « Depuis Stettin jusqu’à Trieste, un rideau de fer est descendu à travers le continent. » Cette limite part de la nouvelle frontière occidentale de la Pologne, sur le fleuve Oder, qui est encore provisoire. Comme toute l’Europe centrale, ces régions ont connu d’importants déplacements de populations germanophones : certaines ont fui dès 1944 devant l’avance des Soviétiques, mais la majorité est expulsée après-guerre pour éviter de nouvelles revendications pangermanistes. Au moins 11 millions d’« Allemands », en provenance de Pologne, Hongrie, Roumanie, voire Yougoslavie ou URSS, arrivent ainsi dans les zones occupées par les vainqueurs, principalement celles des Occidentaux, où ils compensent, et au-delà, les pertes du conflit. Ils sont remplacés en Silésie, Poméranie et Prusse orientale par environ 5 millions de Polonais « évacués » des provinces orientales du pays, annexées par l’URSS depuis 1939, grâce au pacte germano-soviétique. 

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Le point méridional de cette frontière inclut la Yougoslavie dans ce qui ne s’appelle pas encore le « bloc de l’Est ». Cela ne doit pas nous surprendre car, en dépit de la légende propagée du temps de Tito, l’appui soviétique a été indispensable aux communistes yougoslaves pour prendre le pouvoir, éliminer Mihailovic1 Draza Mihailovic, initiateur de la résistance antiallemande en Yougoslavie et chef du mouvement monarchiste des « Tchetniks ». Sa condamnation à mort, prononcée et exécutée en 1946, a été annulée par la Haute Cour de Serbie en 2015.

et abolir la monarchie, que les Occidentaux envisageaient de rétablir, comme en Grèce. Le parti communiste yougoslave participe d’ailleurs à la fondation du Kominform en 1947 ; c’est seulement en 1948 qu’il en est exclu et que la Yougoslavie prend ses distances avec le modèle stalinien, passant de l’autre côté du rideau de fer et recevant même une aide américaine ! 

Le rideau de fer churchillien n’est donc pas tout à fait celui qui restera dans l’histoire, d’autant qu’il ne disait rien de l’Allemagne, dont le destin politique ne basculera qu’en septembre 1946, au discours de Stuttgart. Et le mur de Berlin, qui rendra concret ce rideau, ne sera construit qu’en 1961. 

À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.
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