<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’industrie militaire et la guerre. Entretien avec Pierre Conesa.

10 août 2022

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Photo : Bernard-Henri Levy sur le plateau de LCI. Paris, FRANCE - 23/03/2022. Crédits : RETMEN/SIPA
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L’industrie militaire et la guerre. Entretien avec Pierre Conesa.

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Pierre Conesa fut membre du Comité de réflexion stratégique du ministère de la Défense et professeur à Sciences-Po Paris. Auteur d’une œuvre abondante, notamment son célèbre La fabrication de l’ennemi (2011), il analyse dans Vendre la guerre. Le complexe militaro-intellectuel (Éditions de l’Aube, 2022), la façon dont les médias et les commentateurs conditionnent l’opinion pour leur faire accepter les guerres. Entretien réalisé par Étienne de Floirac.

Dans votre dernier ouvrage, vous affirmez l’existence d’un « complexe militaro-intellectuel » belliciste et propagandiste, à l’instar de celui « militaro-industriel » déploré par le président Eisenhower. De qui parlez-vous exactement ? 

Avant le discours du président Eisenhower faisant le lien avec le complexe militaro-industriel, le processus de déclenchement des guerres dans les démocraties n’a jamais fait l’objet d’analyse, partant du principe qu’une démocratie serait par nature pacifique. Pourtant France et Grande-Bretagne avaient colonisé la quasi-totalité de la planète. La guerre froide et la course aux armements a semblé donner raison à Eisenhower.

Avec la disparition de l’URSS qui avait structuré la pensée stratégique occidentale pendant soixante-dix ans, et la victoire éclair (en cent vingt heures) de la guerre du Golfe, première guerre sous mandat onusien, vécue en live sur les écrans de télévision, l’Occident animé par un certain nombre d’acteurs du complexe militaro-intellectuel s’automandate « gendarme de la planète » : les interventions militaires ne sont plus destinées à faire la guerre, mais de la police militarisée : interposition (Sarajevo), humanitaire (Somalie), maintien de l’ordre (crises africaines), sauvetage de réfugiés, toutes opérations sans aucun enjeu stratégique. La pression de différents acteurs pousse à la guerre, mais il faut un massacre manifeste pour déclencher le bombardement de la Serbie (1999).

Le 11 septembre est en revanche un séisme stratégique : le responsable est un homme bien connu des services américains, G. W. Bush invente des coupables (Iran, Irak, Corée du Nord), en évitant soigneusement l’Arabie saoudite qui a pourtant fourni 15 des 19 terroristes. La décision militaire animée par les néoconservateurs américains ne cherche pas les responsables de l’attentat, ils les « connaissent ». Devant la stupéfaction de l’attaque terroriste sur le sanctuaire national américain, apparaissent alors dans le cercle des « experts », les psychanalystes qui vont faire de cet ennemi incompréhensible, un paranoïaque, seule façon audible de ne pas se pencher sur les causes profondes et les responsabilités occidentales. On en retrouve le pendant aujourd’hui avec les multiples diagnostics à distance de l’état mental de Poutine qualifié de paranoïaque, fou, autiste et même d’impuissant sexuel[1]. Pourtant aucun psychiatre ne se risquerait à un diagnostic sans entretien avec lui. « Déroger à cette règle serait de la médecine de foire », rappelle le Dr Guillaume, psychiatre au pôle Paris XI. On constate donc avec cette profession l’intérêt d’intégrer le complexe et la médiatisation.

Vous dénoncez ces « experts » qui, par plateaux télévisés interposés, appellent à la « guerre juste », désignent eux-mêmes l’ennemi et mandatent l’Occident en gendarme international. Dans quelle mesure risquent-ils de nous entraîner dans de nouveaux conflits ?

Le nouveau paysage stratégique se caractérise dorénavant par deux ou trois données :

1/ Le grand ennemi ayant disparu et le risque d’instrumentalisation de conflit local en même temps, aucune crise n’est plus prioritaire. Dès lors, ce sont les différents acteurs du complexe militaro-intellectuel qui interpellent le politique à partir des plateaux télé des chaînes d’info en continu, employant un argumentaire imparable « on ne peut pas ne pas… » : laisser faire un massacre ou un génocide (BHL en a recensé quatre), la guerre devient « juste[2] » et même nécessaire pour éviter la guerre comme l’invasion de l’Irak par exemple.

2/ La couverture médiatique des crises en live raccourcit considérablement le temps de l’action politique, obligé de réagir au timing des interpellations médiatiques par rapport à l’analyse précise des composantes de la crise. Le point paroxystique de cette dérive étant bien évidemment Kouchner, ancien humanitaire devenu ministre, qui décide de l’intervention armée en Somalie (ce que les ONG avaient toujours refusé) ; ou BHL et la guerre en Libye, intervention déclenchée à partir d’un mensonge (la colonne de chars marchant sur Tripoli), l’inflexion du mandat onusien d’interdiction de survol en bombardement au sol, etc.

3/ Enfin l’échéancier électoral français fixe le timing des décisions stratégiques qu’on retrouve avec les successeurs de Jacques Chirac qui décident de rejoindre la coalition internationale en Irak, etc.

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À rebours de ceux qui souhaiteraient nous « vendre la guerre », comme l’indique le titre de votre ouvrage, quelle posture la France devrait-elle adopter pour se détacher de cette ligne va-t-en-guerre ?

D’abord, il faut constater que la quasi-totalité des interventions militaires se sont soldées par des retraits parfois piteux : Afghanistan, vingt ans pour les Américains ; Irak, huit ans ; huit ans au Mali pour la France…

Cet interventionnisme perd son crédit : les opinions ne comprennent plus que des soldats meurent dans ce genre d’action. Rappelons que les Américains ont refusé d’agir au Rwanda après la mort de leurs GI’s en Somalie. Enfin, comme l’avait montré le 11 septembre 2001, la réplique terroriste sur le sanctuaire national est la forme la plus traumatisante qui secoue les opinions (Madrid, Londres, Paris…) obligeant parfois au retrait. Il faudrait donc commencer par analyser la crise, en mesurer l’impact stratégique, et savoir si le moyen d’action militaire est le plus adapté. Personne ne songe à intervenir au Yémen où le massacre tourne pourtant autour de 300 000 morts, ni à retourner en Somalie où les chefs de clan tuent dans le plus grand désintérêt international. C’est la fin de l’époque irénique postsoviétique.

La position de la France à propos de la Russie met-elle suffisamment en lumière la puissance du complexe militaro-intellectuel ? Pensez-vous qu’il soit possible et souhaitable, d’y remédier ?

Depuis le début de l’invasion russe, j’ai recensé environ 150 spécialistes de ce conflit sur les différents plateaux télé (je ne savais pas que la France comptait tant de spécialistes de l’Ukraine et de la Russie). Dans ce nouveau contexte, c’est l’apparition en plateaux télé qui fait l’expert et non pas sa connaissance de terrain. Mais on remarquera que les intellectuels médiatiques les plus présents ne vont pas combattre à la différence de leurs grands ancêtres (Malraux, Debray…). Le passage sur zone, même rapide, suffit parfois à légitimer une « expertise ». Les militaires français de Sarajevo avaient surnommé BHL, « UHS » (une heure à Sarajevo).

Je ne pense pas que cette mécanique médiatico-politique cessera.

Quel est, selon vous, l’adversaire qui devrait concentrer notre attention aujourd’hui ?

Si on ne recense que le nombre de victimes françaises, c’est incontestablement le salafisme djihadiste : 290 morts et 900 blessés dans les rues de Paris depuis 2015. Cet ennemi présente plusieurs caractéristiques qui doivent nous inciter à la prudence : l’activisme militaire occidental s’est surtout concentré sur le monde arabo-musulman allant jusqu’à une guerre totalement mensongère ; l’action terroriste sur le sanctuaire national est la réplique du faible au fort (entre 1979 et 2021 48 035 attentats recensés dans le monde dont 82 pour la France seule). D’autre part, le monde arabo-musulman est traversé de crises sunnites/chiites (Pakistan, Afghanistan, Syrie, Irak, Liban, Bahreïn, etc.). Quelle est la légitimité occidentale des « mécréants » à intervenir, dans un conflit religieux ?

La Russie a retrouvé progressivement avec Poutine une nouvelle dimension menaçante, tenant à la proximité géographique, à la menace des services russes (rappelons que la tentative d’assassinat raté de Sergueï Skripal a suscité une campagne de sanctions internationales alors que l’équarrissage de Jamal Kassoggi n’en a suscité aucune) ; à la persistance rétinienne de l’image de la terrifiante Armée rouge pourtant en grande difficulté aujourd’hui. La « poutinophobie » du complexe militaro-intellectuel n’a d’équivalent que l’ukrainophilie aveugle qui gomme les responsabilités dans la genèse de l’actuel conflit. Sur la ligne de front avec les régions sécessionnistes, il y a eu plus de 14 000 morts depuis la révolution de Maïdan, certainement pas tous Ukrainiens, et les deux accords de Minsk qui tentaient d’apporter une solution n’ont pas été respectés.

Sous la pression de ces acteurs du complexe militaro-intellectuel, on a privilégié après 1991, l’approche sécuritaire (extension de l’OTAN, ambiguïté sur le sort de l’Ukraine…) à l’approche diplomatique qui aurait dû proposer une architecture de sécurité européenne incluant la Russie. Je renvoie à cet égard à un article de Henri Kissinger du Washington Post du 5 mars 2014 qui déjà plaidait pour une approche diplomatique avec Moscou sur la question ukrainienne, faisant un constat prémonitoire à partir de son expérience vécue : « Le débat public sur l’Ukraine ne se fait qu’en termes de confrontation. Mais savons-nous où nous allons ? Dans ma vie, j’ai vu quatre guerres que nous [les États-Unis] avons commencées avec beaucoup d’enthousiasme et le soutien de l’opinion publique, toutes sans que nous sachions comment les terminer et de trois desquelles nous nous sommes retirés unilatéralement », constatait-il.

Pour en terminer, je rappellerai cette phrase de BHL qui me paraît symbolique du nouveau mécanisme de décision dans les démocraties : « Tant mieux si j’y suis pour quelque chose » déclarait-il le 1er avril 2018 dans une interview de promotion de son livre La guerre sans l’aimer, alors que se déroulait la seconde bataille de Tripoli lors de la seconde guerre civile libyenne après le renversement de Kadhafi. Ces propos traduisent la triple ambigüité d’un des membres les plus actifs du complexe militaro-intellectuel : belliciste, mais pas combattant ; propagandiste actif de l’interventionnisme dans des « guerres justes » même si le remède s’avère pire que le mal ; enfin symbole de « l’intellectuel Tefal » sur lequel les critiques glissent sans accrocher. Il n’est que la figure la plus médiatique du complexe militaro-intellectuel mêlant intellectuels médiatiques, penseurs néoconservateurs, radicaux religieux, universitaires, humanitaires, hommes politiques d’opposition, diasporas, associations droit-de-l’hommistes, journalistes, enfin récemment militaires en retraite…

[1] Pascal Neveu à la télévision le 24 février : « Comment on peut se dire que ce n’est pas une pathologie et qu’on n’a pas peut-être une petite quéquette pour se dire à un moment donné “je reste au pouvoir aussi longtemps”. Et alors que je suis dans la folie et l’usure absolue, je suis capable de déclencher une guerre mondiale. »

[2] Collectif et Fabrice Weissman, À l’ombre des guerres justes : L’Ordre international cannibale et l’action humanitaire2003.

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Etienne de Floirac

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Étienne de Floirac est journaliste
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