L’œcuménisme conservateur, un épiphénomène ?

19 septembre 2025

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L’œcuménisme conservateur, un épiphénomène ?

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Confrontés depuis plusieurs décennies à l’effondrement de la foi chrétienne, des fidèles conservateurs de différentes églises tentent de regrouper leurs forces pour endiguer la sécularisation de la société occidentale. Avec des résultats encore très modestes.

Article paru dans le N59 Droite. La nouvelle internationale ?

Budapest, 28 juin 2025, la marche des fiertés LGBT traverse le pont qui sépare l’ancienne ville médiévale de Buda de la ville moderne de Pest. Malgré son interdiction par le gouvernement hongrois, des dizaines de milliers de militants, venus de toute l’Europe, défilent contre Victor Orban sur ses terres. Devant les ambassadeurs de France réunis le 4 janvier 2025 à Paris, Emmanuel Macron avait pourtant mis en garde contre l’émergence « d’une internationale réactionnaire en Europe ». L’élection de Donald Trump, soutenue par Elon Musk, Giorgia Meloni et Victor Orban, était perçue par le président français comme une menace imminente pour le progressisme occidental. La Budapest Pride est venue démentir ses alarmes. Car, même en Hongrie, le modèle familial chrétien est remis en question. Un phénomène profond qui a poussé quelques conservateurs chrétiens à s’unir dans les années 1990.

Une union à faible intensité

Sans surprise, c’est dans l’entourage des églises évangélistes américaines que le dialogue religieux des fidèles conservateurs s’est d’abord incarné. Sans hiérarchie centralisée, habituées à se scinder, mais aussi à coopérer et à s’entraider localement, les églises américaines pratiquent l’œcuménisme pour ainsi dire naturellement. Le 1er mai 1994, Charles Colson, ancien conseiller juridique de Richard Nixon à la Maison-Blanche, converti pendant sa détention consécutive à l’affaire du Watergate, signe avec l’ancien pasteur luthérien devenu prêtre catholique, Richard John Neuhaus, une déclaration intitulée « Évangélistes et catholiques unis, la mission chrétienne au troisième millénaire ». Richard John Neuhaus voit son influence culminer sous la présidence de George W. Bush (2001-2009). Texan comme lui, son apostolat a contribué à la conversion du président américain, lequel a publiquement reconnu avoir puisé dans ses écrits pour formuler ses nouvelles convictions chrétiennes et ses discours. En 1994, la déclaration passe inaperçue, mais Colson et Neuhaus sont parmi les premiers à comprendre qu’à la suite des bouleversements sociétaux et liturgiques des années 1960, les conservateurs évangélistes et catholiques ont des intérêts en commun. C’est ce qu’ils appellent bientôt « l’œcuménisme des tranchées », terme popularisé par le journaliste de la revue American Conservative, Rod Dreher, dans un essai devenu fameux, Le pari bénédictin, comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus (Artège, 2017). L’auteur, élevé dans une église méthodiste, s’est converti au catholicisme avant de rejoindre une église orthodoxe aux États-Unis, puis de s’installer à Budapest. Loin de renier ses appartenances passées, Rod Dreher adresse son livre à tous les chrétiens devenus minoritaires en Occident. Significativement, le texte de Colson et Neuhaus fait référence à l’appel du pape Jean-Paul II à un « nouveau printemps » pour l’évangélisation, publié le 7 décembre 1990 dans sa lettre encyclique Redemptoris Missio. C’est une date charnière pour Neuhaus, car la victoire du système libéral et capitaliste sur la dictature communiste entraîne un questionnement sur l’avenir du monde occidental. La question fut posée dès juin 1978 par Soljenitsyne dans son fameux discours de Harvard, année de l’élection pontificale de Jean-Paul II. Mais la chute de l’empire soviétique en 1990 prive les États-Unis de son ennemi principal. Encore quelques années et la progression de l’athéisme en Occident va entraîner des bouleversements civilisationnels contraires aux commandements divins (avortement, euthanasie, homosexualité, etc.).

Sans doute faut-il préciser que cet « œcuménisme des tranchées » énoncé par Colson et Neuhaus se distingue du dialogue entre églises protestantes progressistes, dont l’objectif peut s’apparenter à la recherche un peu vaine d’une synthèse humaniste du christianisme. Côté conservateur, le respect des doctrines et des théologies est fondamental. Il s’agit de partager des pratiques, des méthodes et des réseaux pour lutter contre la sécularisation des sociétés occidentales. Il n’est pas question de chercher à unifier les croyants sous un même drapeau, mais simplement de valoriser les différentes identités ecclésiales dans un combat commun contre le sécularisme, autour des valeurs morales traditionnelles du mariage, de la famille et du respect de la vie. « Cela fait du bien de se retrouver avec d’autres hommes qui prennent autant le christianisme au sérieux que vous. Vous vous rendez compte qu’on est tous ensemble, dans cette bataille avec le monde » témoigne un évangéliste cité par Rod Dreher.

« Que faire du monde moderne ? »

Lutte mondiale

Au cœur de cet œcuménisme conservateur américain se trouvent par exemple les éditions Eight Days Books, situées à Wichita dans le Kansas, avec son institut éponyme fondé par l’éditrice d’origine italienne Erin Doom. À partir de là sont nés des petits groupes de prières et de réflexion, Hall of Men pour les hommes et Sisters of Sophia pour les femmes, qui se réunissent dans des clubs ou des bars, créant par la prière et la lecture des textes une fraternité de fait entre chrétiens de différentes confessions, dont la communauté orthodoxe.

Dans le texte fondateur de Colson et Neuhaus publié en 1994, le rapprochement avec les églises orthodoxes, issu du schisme d’Orient, est d’ailleurs inscrit au programme. Il participe au mouvement d’ouverture consécutif à la chute du mur de Berlin cinq ans plus tôt. L’espoir de rassembler la civilisation gréco-romaine autour de la foi apparaît salutaire pour beaucoup d’intellectuels chrétiens qui ne veulent pas se contenter du capital et de la démocratie. Le pontificat du pape Jean-Paul II, considéré comme conservateur, mais très actif dans le domaine œcuménique, renforce la portée de l’initiative. Dans les années 1990, Jean-Paul II engage à la suite de son encyclique Fides et Ratio une véritable croisade contre l’athéisme et le matérialisme. La proposition est saisie par un jeune évêque orthodoxe, Hilarion Alfeyev, métropolite à Vienne, puis à Vilnius avant d’être promu, en 2009, responsable des relations extérieures de l’Église orthodoxe russe. Hilarion appelle à son tour à former un « front uni » contre l’athéisme. Mais en juin 2022, il est nommé métropolite de Budapest. Ayant refusé de soutenir publiquement l’invasion de l’Ukraine, il est écarté par le patriarche de Moscou Kirill. Le positionnement en Hongrie du métropolite Hilarion lui offre néanmoins la possibilité de côtoyer des chrétiens conservateurs, comme Dreher, désireux de faire cesser la guerre en Ukraine et de concentrer les efforts occidentaux contre l’athéisme et le progressisme sociétal. Ce dernier est régulièrement cité par le vice-président des États-Unis J. D. Vance. Converti au catholicisme après une jeunesse très difficile dans le Midwest, Vance associe Dreher à ses principales références intellectuelles que sont Tolkien, saint Augustin et René Girard.

En 2015, Dreher se demandait dans American Conservative si une ouverture en direction des musulmans américains, dont les conceptions familiales et morales peuvent sembler proches des traditionalistes américains, était possible. Cette stratégie n’est pas sans rappeler la diplomatie du Parti républicain au Moyen-Orient sous George W. Bush et Donald Trump. Les accords d’Abraham, conçus par le gendre du président Trump, Jared Kushner, de confession juive, ont pour ambition de réunir les trois grandes religions orientales, juive, chrétienne et musulmane dans une sorte de Pax Americana. Cette double alliance américaine autour d’Israël, de l’Égypte et de l’Arabie saoudite a pris son essor sous la présidence de Ronald Reagan quand les néo-conservateurs du Parti républicain ont développé le sionisme chrétien tout en maintenant l’alliance avec l’islam wahhabite. Si les néo-conservateurs américains ont échoué à régler la question israélo-palestinienne, les conservateurs républicains peuvent a contrario se targuer d’avoir fait reculer le droit à l’avortement dans une dizaine d’États d’Amérique du Nord.

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Michel Chevillé

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