Martinique : comprendre le mouvement contre la vie chère

8 novembre 2024

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Martinique (c) Pixabay

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Martinique : comprendre le mouvement contre la vie chère

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Le couvre-feu vient d’être levé en Martinique ce mardi 5 novembre, alors que l’île connaît, depuis le mois de septembre, un important mouvement contre la vie chère et des émeutes urbaines. Radiographie d’une révolte orchestrée par un collectif atypique, le RPPRAC dont le leader, sans emploi et sans expérience militante, s’est fait connaître grâce aux réseaux sociaux.

CONSTANT Fred, Université des Antilles

 


Les outre-mer connaissant périodiquement des mouvements de lutte contre la vie chère relayés par les acteurs politiques de la démocratie locale. En Martinique, un mouvement porté par un collectif jusqu’alors inconnu, le RPPRAC, a réussi à fédérer en quelques semaines la frange la plus vulnérable de la société autour d’un enjeu social longtemps négligé.

En marge de cette mobilisation sociale, plusieurs nuits de violence urbaine ont créé des dommages économiques, sociaux, psychologiques considérables. Deux cents entreprises ont été pillées, vandalisées ou incendiées, mille cinq cents emplois sont perdus ou menacés, et des infrastructures publiques ont été endommagées.

Un collectif atypique dans le champ des luttes sociales

À plus d’un titre, le collectif RPPRAC (le « R » comme l’appellent ses partisans qui associent volontiers Rassemblement et Rodrigue, le prénom de son leader), est un objet sociopolitique non identifié. Sans précédent ni équivalent outre-mer, ce collectif atypique apparaît publiquement en septembre 2024 au terme d’un ultimatum adressé deux mois auparavant à la grande distribution pour un alignement des prix sur ceux de l’Hexagone.

Rodrigue Petitot, son président et leader éponyme, n’a ni passé syndical ou politique. Il était cependant connu de la justice pour quelques actes délictuels commis dans l’hexagone. Adepte des réseaux sociaux où il s’est fait connaître, il s’empare du thème du coût de la vie qui le propulse rapidement au firmament de la popularité numérique, en fédérant virtuellement les groupes sociaux les plus vulnérables. Quadragénaire au style débonnaire, il crée l’adhésion avec des « punchlines » combinant français et créole. Secrétaire générale, Aude Goussard est souvent présentée comme l’éminence grise du collectif, en vertu d’un passé militant étoffé dans des formations d’extrême gauche. Candidate aux élections législatives de mars 2024, elle obtient 5,31 % des voix.

Une mise forme inédite de revendications égalitaristes ?

Comparé aux collectifs qui l’ont précédé, le RPPRAC se distingue par plusieurs traits spécifiques. En premier lieu, il n’appartient pas aux corps intermédiaires traditionnels. Il n’est ni une organisation syndicale ni une formation politique. À la différence du LKP guadeloupéen ou du Comité du 5 février (K5F) martiniquais, tous deux au cœur du mouvement de 2009 contre la vie chère, le RPPRAC ne regroupe aucune organisation politique ou syndicale. Ses principaux dirigeants ne sont ni syndicalistes ni militants de partis mais des demandeurs d’emploi. Enfin, le mouvement n’est pas structuré par des organes de décision et des espaces de délibération collective.

Sa direction ne semble pas obéir à une ligne politique claire, référencée et prévisible. Au contraire, les slogans qu’elle diffuse véhiculent des messages difficilement conciliables : « La Martinique aux Martiniquais » mais aussi « La Martinique, c’est la France » ou encore « Nous sommes des citoyens français, nous devons payer les mêmes prix qu’en France ».

Enfin, la manière de mener la lutte est définie par un trio de dirigeants qui entretient la confusion entre la mise en scène d’un populisme décomplexé et la consultation démocratique de la base sociale.

Le rassemblement du 19 octobre 2024 à Fort-de-France en est une illustration. Trois jours plus tôt, un protocole d’objectifs et de moyens de lutte contre la vie chère était signé par toutes les parties, à l’exception du RPPRAC, en vue de garantir une baisse moyenne des prix de 20 %. Cette manifestation retransmise en direct sur les réseaux sociaux, avait pour but de décider la poursuite ou non de la mobilisation. Juché sur une table, en présence du chanteur et rappeur Kalash, le leader du RPPRAC harangue ses soutiens : « Voulez-vous arrêter le mouvement ? », « Êtes-vous satisfaits de l’accord ? » avant d’annoncer la poursuite du blocage de l’île jusqu’à l’alignement de tous les prix sur ceux pratiqués dans l’hexagone.

Vitalité ou une régression démocratique ?

Le succès populaire du RPPRAC dans une partie de l’opinion publique repose sur le différentiel moyen de 40 % entre les prix locaux et en France continentale alors que le taux de pauvreté en Martinique est le double du taux mesuré dans l’Hexagone. Par ailleurs, les élus locaux et nationaux n’ont pas su répondre efficacement à la question du coût de la vie malgré le précédent de la grève massive de 2009 et le vote d’une loi sur le bouclier qualité-prix (BQP) en 2012. L’échec répété des corps intermédiaires à se saisir efficacement de la question des prix a évidemment favorisé l’adhésion des ménages aux revenus modestes aux thèses du RPPRAC.

Après une forte mobilisation, État, élus, partis politiques, et organisations syndicales ont été contraints de (re)prendre en compte cette thématique de la vie chère. Certains dénoncent l’irruption d’un nouvel acteur social aux méthodes populistes, qui court-circuitent les corps intermédiaires institués en revendiquant une communication directe avec le « peuple ». D’autres soulignent au contraire le mérite du RPPRAC d’avoir imposé aux pouvoirs publics la mise à l’agenda de cette question récurrente du coût de la vie outre-mer.

Les uns et les autres confortent par des voies différentes le diagnostic maintes fois établi d’une démocratie locale grippée, dont les acteurs ne parviennent pas depuis des décennies à s’entendre pour apporter une réponse efficace et durable aux problèmes les plus urgents de la population. D’où le détournement d’une partie d’entre elles du jeu politique conventionnel qu’elle juge coupé de ses préoccupations quotidiennes (pouvoir d’achat, logement, transport) et sa disponibilité aux appels d’un « leader en herbe » tel que Rodrigue Petitot en qui elle se reconnaît volontiers.

En réalité, la force du RPPRAC est d’avoir capté les aspirations d’une foule d’anonymes que n’unit aucun dessein politique sinon la même conscience d’appartenir à une société invisible déclassée socialement ou en voie de l’être. Sans emploi ou avec des revenus très bas, ces Martiniquais sont ravis d’avoir enfin trouvé un porte-parole qui leur ressemble et qui relaie sans concession leurs exigences auprès des institutions officielles et du secteur de la grande distribution.

Tendances perceptibles et incertitudes

Paradoxalement, le RPPRAC semble à son tour dépassé par les espoirs qu’il a soulevés. Non seulement ses leaders ne remettent pas en cause l’économie de rente qui a plongé la Martinique dans une crise structurelle depuis quelques décennies mais leurs revendications (l’alignement intégral et sans condition des prix sur ceux pratiqués dans l’Hexagone) sont loin de la placer dans la trajectoire vertueuse d’un développement durable et inclusif, qui appelle au contraire une réduction de sa dépendance alimentaire et la promotion d’un modèle économique alternatif au consumérisme ambiant.

Enfin, si l’opinion publique insulaire soutient largement la lutte contre la vie chère, elle est de plus en plus divisée sur la méthode endossée par le RPPRAC. Si ses dirigeants ne parvenaient pas à condamner clairement voire à endiguer les débordements violents qui émaillent ses actions sur le terrain, ils perdraient immanquablement une partie essentielle de leurs soutiens sociaux qui les désapprouvent sans ambiguïté. En outre, s’ils ne parvenaient pas non plus à convertir le populisme dans lequel il se drape, vers une forme de démocratie participative qui reste à inventer, il se priverait là encore des ressources politiques qui pourraient disqualifier la politique répressive que le gouvernement Barnier justifie actuellement par le désordre engendré par un collectif sans représentativité officielle.


Fred Constant a publié Géopolitique des outre-mer. Entre déclassement et revalorisation, Paris, Le Cavalier bleu, 2023.The Conversation

CONSTANT Fred, PROFESSEUR DES UNIVERSITES EN SCIENCE POLITIQUE, Université des Antilles

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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