<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Quelle politique étrangère pour la France ? Entretien avec Renaud Girard

14 juillet 2022

Temps de lecture : 13 minutes
Photo : La ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, deuxième à droite, regarde des photos montrant les corps de civils tués pendant l'occupation russe lors d'une visite à l'église de Bucha, dans la banlieue de Kiev, en Ukraine, lundi 30 mai 2022. Crédits : AP Photo/Natacha Pisarenko
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Quelle politique étrangère pour la France ? Entretien avec Renaud Girard

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Grand reporter au Figaro depuis 1984, Renaud Girard a couvert la quasi-totalité des conflits et des grandes crises politiques de la planète y compris la guerre en Ukraine en 2022. À l’aube d’un nouveau quinquennat d’Emmanuel Macron et alors que l’Europe est plongée dans une guerre longue en Ukraine, il analyse pour Conflits la place de la France dans le monde d’aujourd’hui.

Renaud Girard est normalien, énarque et grand reporter international au Figaro depuis 1984. Pour son journal, il a couvert la quasi-totalité des conflits et des grandes crises politiques de la planète y compris la guerre en Ukraine en 2022. Tous les mardis, il écrit la chronique internationale du Figaro. Il est également professeur de stratégie internationale à Sciences-Po Paris. Partisan du retour au réalisme géopolitique, il publie en 2017 un essai Quelle diplomatie pour la France ? Prendre les réalités telles qu’elles sont (Éditions du Cerf).

Entretien réalisé par Louis du Breil

Quel bilan dressez-vous de la politique étrangère menée par Emmanuel Macron lors de son premier quinquennat ?

D’une certaine manière, au moins au début de son quinquennat, Emmanuel Macron a suivi ce qu’avait fait Sarkozy. Il avait beaucoup de mépris pour la politique intérieure et extérieure menée par Hollande. Sarkozy avait fait deux choses importantes au début de son mandat : une mesure pour sauver l’Europe et une autre pour se rapprocher de la Russie. Macron a fait exactement la même chose. Il s’est concentré sur le rôle de la France dans l’Union européenne dès le discours de la Sorbonne en septembre 2017. La seconde mesure, ce sont les bonnes relations avec la Russie. Dès 2008, quand il est président de l’Europe, Sarkozy arrive à négocier avec Medvedev et Poutine pour que les chars russes n’entrent pas à Tbilissi. C’est un succès. De la même manière, le premier acte de la politique étrangère d’Emmanuel Macron est d’inviter Vladimir Poutine à Versailles pour l’inauguration d’une exposition consacrée au 300e anniversaire des liens diplomatiques franco-russes. Macron s’est beaucoup impliqué pour cette politique : il s’est rendu lui-même à Saint-Pétersbourg où il s’est entretenu longuement avec Poutine et a rencontré sa famille, il a ensuite invité Poutine à dîner en tête-à-tête à Brégançon puis a organisé une rencontre à Paris entre Poutine et Zelensky qui s’est d’ailleurs mal passée.

Évidemment, cette politique russe a aujourd’hui échoué, car elle n’a pas empêché la Russie d’envahir l’Ukraine. Toutes les entreprises françaises qui avaient investi en Russie sous les encouragements de Macron ont été obligées de se retirer du territoire russe. Elles n’ont pas été contraintes par Macron, mais par peur des représailles du Trésor américain. En fait, la politique française en Russie est en cendres.

Aujourd’hui, Macron a toutefois une position différente de ses alliés anglo-saxons sur la Russie, car il continue de parler avec Poutine. Johnson et Biden, qui ont traité Poutine de « boucher » et de « crocodile », expliquent qu’ils veulent profiter de l’occasion pour affaiblir la Russie. Si on était méchants, on ajouterait qu’ils sont prêts à le faire jusqu’à la dernière goutte de sang ukrainien. En même temps, Macron condamne évidemment la violation flagrante de la charte des Nations unies par Poutine. Personne ne peut accepter qu’un pays envahisse un autre pays sous un prétexte fallacieux, car il est totalement faux de dire que les Ukrainiens s’apprêtaient à envahir la Russie. Il n’y avait pas d’opération Barbarossa en préparation.

Et au Donbass ?

Il est vraisemblable que les Ukrainiens envisageaient un jour ou l’autre de récupérer militairement le Donbass et c’est un fait que ce sont les Ukrainiens qui n’ont pas appliqué les accords de Minsk II qui prévoyaient l’autonomie des régions sécessionnistes de Donetsk et de Lougansk, autonomie qui aurait dû figurer dans la constitution ukrainienne. Ils avaient dû signer cet accord en février 2015 après le désastre militaire de Debaltsleve, mais ils ne l’ont pas appliqué par la suite. Zelensky a essayé en 2019, mais il a dû faire face à des manifestations violentes à Kiev contre l’application des accords et il a fait marche arrière. Donc il est tout à fait possible que les Ukrainiens envisagent de récupérer le Donbass un peu comme le 4 août 1995, les Croates, conseillés par les Américains, avaient récupéré la Krajina, la partie serbe de la Croatie, par une offensive militaire. Mais les choses étaient différentes, car le président Milosevic était d’accord pour cette opération et il avait retiré les troupes serbes la veille. Dans tous les cas, est-ce une raison pour bombarder des villes comme Kharkov ou Marioupol ? La réponse est évidemment non.

Les Russes ont annexé la Crimée en 2014, car ils craignaient que le gouvernement de Maidan donne le port de Sébastopol à l’OTAN. Ensuite ils se sont trompés en s’en prenant au Donbass, car la population y est certes russophone et méfiante vis-à-vis de Maidan, mais ils se sentent ukrainiens. C’est pour cela que des villes comme Kharkov n’ont pas basculé et que l’opération fut un échec en 2014. Toute cette guerre est une vengeance russe pour la non-application d’un très bon accord négocié par la France, l’Allemagne et la Pologne le 21 février 2014. Car les puissances européennes ont commis l’énorme erreur de ne pas baby-sitter leur propre accord qu’ils avaient fait signer aux trois leaders de l’opposition ukrainienne. Fabius, Steinmeier et Sikorski ont raté le prix Nobel de la paix. Ils ont oublié les leçons du grand Kissinger.

Vous expliquez que le conflit russo-ukrainien a ressuscité l’OTAN. L’Europe est-elle en train de sceller sa dépendance aux États-Unis ?

L’erreur de Poutine est un effet d’aubaine incroyable pour les Américains pour vassaliser l’Europe. La France reste le seul pays qui n’est pas complètement vassalisé en Europe. Mais c’est un cas particulier, car c’est le seul à avoir une arme nucléaire indépendante. À part la France, toute l’Europe s’est alignée sur les États-Unis avec même la Finlande et la Suède qui demandent à adhérer à l’OTAN. Les Américains vont bien sûr en profiter. Déjà, l’Allemagne a décidé de consacrer une partie de son budget exceptionnel de 100 milliards d’euros à l’achat d’avions et d’hélicoptères américains plutôt que le Rafale français ou le Grippen suédois. À cela s’ajoute le pouvoir incroyable du Trésor américain en plus de l’extraterritorialité de leur droit. Ainsi, les sociétés Total et Renault ont dû quitter la Russie sans que le président français ne leur ait jamais rien demandé. C’est une vassalisation tout à fait inédite. L’Europe va payer son énergie beaucoup plus chère et notamment du gaz de schiste américain. Nous faisions beaucoup de commerce avec la Russie et nous n’en avons plus tandis que les Anglo-Saxons n’en ont jamais fait que très peu. L’Europe va s’appauvrir et les États-Unis vont s’enrichir.

Qu’aurait-il fallu faire ?

D’abord les Européens n’ont pas suffisamment écouté ce que leur disait Poutine dans son discours de février 2007 à la conférence de sécurité de Munich ou au sommet de l’OTAN de Bucarest en avril 2008. Il aurait fallu être clair. Surtout mettre un veto absolu et non pas provisoire à l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine dans l’OTAN. La France et l’Allemagne, qui étaient très échaudées à l’époque par la guerre civile provoquée par les Américains en Irak, ont dit « non pas tout de suite » à la proposition américaine d’intégrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN. Il aurait fallu dire poliment « non pas du tout et jamais ». Il aurait fallu dire que la Géorgie et l’Ukraine donnent sur la mer Noire et non pas sur l’océan Atlantique comme le stipule la lettre A de « OTAN ». Puis en 2013, la Commission européenne a commis l’erreur de proposer un accord d’association avec l’Ukraine. Au lieu de l’abandonner au simple commissaire tchèque et antirusse Stefan Füle, on aurait dû faire un grand discours politique avec les principaux dirigeants de l’UE de l’époque en disant que nous proposions cet accord d’association dans les mêmes termes à la Russie. Tout comme Truman avait proposé le plan Marshall dans les mêmes termes aux Occidentaux et aux pays d’Europe orientale, y compris la Russie. C’est Staline qui a refusé. Troisièmement, il y a eu cette initiative excellente des Européens du 20 et 21 février 2014 qui fut un succès. Il fallait s’y tenir et lui accorder beaucoup plus d’importance. Enfin, la dernière faute stratégique commise par les Occidentaux fut celle de Biden lorsqu’il déclara qu’en aucune façon des soldats américains ne seraient envoyés pour défendre l’Ukraine en cas d’invasion. Ce sont des choses qu’on ne dit pas. On cache ses intentions à son adversaire. C’est la base de la stratégie. Il l’a sans doute fait pour des raisons de politique intérieure. Mais quand les politiques étrangères sont faites sur des considérations de politiques intérieures, on court toujours à la catastrophe.

Il faut toujours établir des rapports de force. Je suis favorable à d’étroites relations avec la Russie qui est un partenaire historique. En septembre 1914, la Marne est gagnée grâce à une offensive russe sur le front de l’Est forçant l’armée allemande à y envoyer certaines divisions de l’Ouest. Il faut aussi se souvenir que 85 % des divisions nazies ont été détruites par l’Armée rouge. Je trouve que c’est une erreur cardinale de pousser les Russes dans les bras des Chinois. Mais cela dit, on ne peut pas accepter les coups de force. Je suis donc en même temps favorable à livrer des armes à nos alliés de l’OTAN. Nous en sommes membres et donc Pacta sunt servanda. Il faut bien faire comprendre aux Russes que nous sommes présents dans la mer Baltique. Je trouve également normal d’équiper un pays agressé avec des matériels militaires français comme les canons César.

Je pense que Macron a tout autant de possibilités qu’Erdogan de faire la paix avec les Russes. L’inconvénient c’est qu’il s’est joint aux sanctions et je n’y suis pas favorable, car non seulement on se tire nous-mêmes une balle dans le pied, mais aussi c’est tout à fait faux de dire qu’on affaiblit les autocraties de cette manière. Dans l’histoire, cela n’a jamais fonctionné. Les Américains ont sanctionné sévèrement le régime castriste à Cuba à partir de 1959, cela a jeté le régime dans les bras de l’URSS et Castro est mort dans son lit. Même chose pour Saddam Hussein, Kim Jong-un ou Khamenei. Ça ne sert à rien. Les autocraties sanctionnées se renforcent. En 1937, de manière agressive et injustifiable en droit international, les Japonais s’emparent de Pékin. Les Américains les ont sanctionnés. Est-ce que cela a diminué l’agressivité japonaise ? On aurait pu penser à ce que la France ne s’associât pas aux sanctions de manière à pouvoir rester cet honest broker tout en marquant bien qu’on fait une différence entre un agresseur et un agressé et tout en livrant du matériel militaire au pays agressé s’il le demande.

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La Russie comme l’Ukraine sont dans un piège stratégique dans lequel elles pourraient sombrer ensemble. Poutine ne peut pas revenir en arrière et l’Ukraine refuse le concept de « paix à tout prix ». Face à ce que vous appelez la rhétorique américaine du « chiffon rouge », comment la France peut-elle s’affirmer comme un honest broker fiable sans froisser son allié américain ? Quelle fenêtre reste-t-il ?

C’est vrai que les Ukrainiens, et on peut les comprendre, ne peuvent pas céder, car s’ils font des concessions territoriales, ils vont aiguiser l’appétit des Russes. Il faut dire qu’ils ont l’histoire pour eux. Quant aux Russes, ce qui compte pour Poutine, c’est de sauver son régime autocratique qui repose sur un appareil militaro-policier qui ne supporterait pas une défaite.

L’important est qu’ils recommencent à se parler. Personne ne fera la paix sur le dos des Ukrainiens. D’abord parce que la presse joue un très grand rôle dans les pays occidentaux où personne ne voudra lâcher les Ukrainiens. Il ne faut pas non plus pousser Zelensky au crime. Il faut essayer d’obtenir que Poutine accepte de le voir en tête-à-tête et qu’ils s’entendent. Mais ce n’est pas pour demain ! Il serait déjà intéressant qu’il y ait des terrains d’entente technico-économiques entre les deux hommes. Aujourd’hui, Kiev chauffe son eau avec du gaz russe. Il pourrait y avoir des discussions sur les gazoducs, sur l’exportation des céréales et la pacification de la mer Noire. Il faut mettre l’ONU dans le jeu.

Peut-être que les Russes veulent revenir à la table internationale par le biais de l’ONU qui est une organisation qu’ils respectent puisqu’ils y ont un droit de veto. On pourrait concevoir d’abord l’établissement d’un corridor alimentaire céréalier entre le port d’Odessa et le Bosphore ainsi qu’une pacification de toute la mer Noire pour que les bateaux russes puissent exporter leurs propres céréales. Il faudrait aussi lever les sanctions contre la Russie dans les ports européens. Ce corridor commercial sous drapeau de l’ONU me semble une solution viable. Il faut bien commencer quelque part, une sorte de pelote dont on tire le fil, pour aller progressivement vers un cessez-le-feu de facto puis de jure. Pour qu’il y ait des négociations de paix, il faut aussi remettre à plus tard le sort des sujets les plus difficiles comme la Crimée et le Donbass. De toute façon, je ne pense pas que les Russes renoncent un jour à la Crimée. En revanche, si demain il y avait un nouveau pouvoir en Russie, je pense qu’ils ne s’accrocheraient absolument pas au Donbass.

L’un des grands jalons du dernier quinquennat est le retrait progressif des forces militaires françaises du théâtre africain à la suite de l’enlisement de l’opération Barkhane. Un sentiment antifrançais s’est même développé dans une grande partie du Sahel et la question aujourd’hui est de savoir comment l’on peut se retirer du théâtre africain la tête haute. Dans ce contexte, quel est l’intérêt de la France en Afrique de l’Ouest aujourd’hui ?

Nous sommes effectivement tombés dans le piège colonial. Dominique de Villepin avait pourtant averti. Ce n’est pas une faute de Macron puisque cet engagement date d’une décision du président Hollande en 2013. Quant à la désorganisation du Sahel, elle remonte à la plus grave faute stratégique de politique étrangère de toute la Ve République française qui est l’intervention en Libye décidée par Sarkozy en mars 2011. C’est elle qui a provoqué un désordre inouï dans toute la région et la guerre au Mali. Le président Macron a donc fait ce qu’il a pu. Sans doute aurait-il dû se retirer plus tôt lorsque l’un des grands terroristes emblématiques Abdelmalek Droukdel fut tué. On a alors probablement raté une opportunité parce que l’armée de terre voulait rester plus longtemps.

Pourquoi je parle de piège colonial ? Parce qu’il faut être constant en politique étrangère. Nous avons librement décidé sous le général de Gaulle de quitter nos colonies en Afrique noire. Nous n’avons pas à nous substituer aux États même quand ils sont défaillants sinon nous retournons à la colonisation. Or nous avons renoncé à la mission civilisatrice de la colonisation, politique de gauche lancée par Jules Ferry en 1885. Il faut nous tenir à cette politique. On peut aider de manière ponctuelle une armée alliée qui serait en difficulté, mais on ne peut pas installer des bases, car si nous revenons sur la terre africaine, nous serons tenus pour responsables de ses misères.

Le problème du Mali, c’est que nous n’avions pas le même ennemi que le président Ibrahim Boubacar Keïta. Les ennemis des Maliens de Bamako sont les Touaregs. Nos ennemis sont les islamistes. Mais les dirigeants maliens n’ont aucun problème avec l’islamisme, ils sont contre les Touaregs. Or les Touaregs ne peuvent pas supporter l’idée que les petits-enfants de leurs esclaves prétendent les gouverner. C’est aussi simple que cela. Mais ce n’est plus notre problème aujourd’hui. Nous avons quitté l’Afrique et nous n’avons pas à la pacifier.

En fait, notre politique est sens dessus dessous, parce que si l’islamisme est intolérable chez nous, il faut bien laisser les Africains vivre comme ils le veulent chez eux. La réforme de l’islam n’est pas notre problème. Cela me fait penser à Tony Blair qui plutôt que de gérer les problèmes dans le Londonistan va attaquer l’Irak alors que Saddam Hussein ne s’en prenait pas aux intérêts anglais. Et puis le Royaume-Uni est victime d’un attentat en plein Londres en 2005 qui n’est pas du tout du fait des Irakiens, mais de terroristes venus du Londonistan.

Peut-on réparer l’erreur de 2011 en Libye ? En d’autres termes, peut-on reconstituer un glacis protecteur au Maghreb pour contenir les migrations du sud ?

Macron a essayé d’être un honest broker en Libye, mais les Français se sont fait prendre la main dans le pot de confiture à soutenir le général Haftar lorsqu’un hélicoptère de la DGSE s’est fait descendre par les forces de Tripoli. La position était dès lors beaucoup plus dure à tenir.

La France pourrait d’abord avoir une politique de coopération en matière agricole pour garder la population masculine en Afrique. Ce sont les hommes africains des classes moyennes qui partent, financés par leur famille pour payer les passeurs afin d’aller travailler en Europe et ensuite envoyer de l’argent à leur famille. La deuxième mesure, c’est d’avoir des partenariats avec les pays maghrébins et africains. D’une part, il ne faut pas accorder d’aides économiques et d’autre part, il faut supprimer tout commerce s’ils refusent de reprendre leurs citoyens clandestins expulsés. Nous devons être beaucoup moins laxistes sur le droit d’asile qui est systématiquement détourné. Beaucoup de réfugiés sont économiques. Quelqu’un qui vient du Pakistan ou de Côte d’Ivoire est un réfugié économique. C’est un énorme détournement du droit d’asile pour l’émigration de travail alors qu’on ne devrait accepter au titre de ce droit que ceux qui sont persécutés pour avoir défendu les valeurs de la République française. Accueillir les islamistes que chassait le régime de Ben Ali était une erreur magistrale par exemple. Évidemment qu’il faut avoir une politique migratoire stricte : on ne vient en France que si on l’aime. Il faut aussi avoir des contrôles maritimes beaucoup plus fermes. Il faudrait missionner des raids militaires dans les eaux territoriales de la Libye, en accord avec les autorités, pour couler sur les plages les embarcations de passeurs et éliminer les trafiquants. Rien n’a été fait. Nous sommes dangereusement naïfs dans la gestion de cette politique migratoire.

La géostratégie mondiale du xxe siècle se joue dans l’Indo-Pacifique. La France y dispose de territoires d’outre-mer et d’une ZEE considérable qui sont pour elle de puissants atouts potentiels. A-t-elle les moyens et la volonté d’en faire des armes au service de son indépendance et de sa puissance ?

Elle devrait. Je suis favorable à une augmentation très importante du budget de la marine. J’ai beaucoup de doutes sur l’utilité des porte-avions. Faut-il en avoir deux pour compter dans l’Indo-Pacifique ? Pourquoi pas. Mais ce n’est pas nous qui empêcherons les Chinois d’envahir Taïwan, ce sont les Américains. En revanche, il faut des sous-marins nucléaires d’attaque, des patrouilleurs et des frégates pour protéger nos intérêts, y compris tous les territoires d’outre-mer. Je me félicite du fait que la Nouvelle-Calédonie ait décidé de rester en France après l’idée saugrenue des trois référendums proposée par Michel Rocard. C’est une position avancée extrêmement importante dans le Pacifique.

La France fait face à un paradoxe. Alors que le monde est devenu plus dangereux, elle a terriblement baissé les budgets de défense depuis Jospin. Cela n’a aucun sens. Je suis favorable à un État régalien fort, une armée forte et une justice dotée, mais je ne suis pas favorable à la dérive vers un État-nounou qui finance l’aide au logement ou qui compense la hausse du prix du carburant. Au temps de De Gaulle, les prélèvements étaient de l’ordre de 32 %. Enfin, il faut éviter les aventures extérieures sous prétexte humanitaire. Ce n’est plus à l’homme blanc d’imposer son modèle dans le monde entier. La mission civilisatrice de la colonisation est finie. Le sans-frontiérisme est un retour de la pulsion coloniale par la fenêtre.

On observe globalement un recul du rayonnement français dans le monde. Faut-il réinvestir dans la diplomatie culturelle ?

La langue française a perdu son statut de langue mondiale en quatre occasions. Le premier coup dur s’appelle Waterloo. On a perdu. Le français reste très longtemps encore, mais l’anglais commence déjà à s’imposer. Et puis le deuxième coup dur, c’est le 14 juin 1940 quand nos amis allemands défilent sur les Champs-Élysées. Ce n’est pas une bonne opération de relations publiques, voyez-vous. La troisième occasion qu’on n’a pas été capable de saisir c’est en 1957. On avait proposé que le siège de l’Europe soit à Paris, mais comme les Français se disputaient entre Paris et Strasbourg, on l’a mis à Bruxelles en attendant qu’ils s’accordent. On s’est donc tiré nous-mêmes une balle dans le pied comme c’est souvent le cas dans l’histoire de France. Enfin, aux négociations de Rome, nous aurions pu imposer le français comme langue de travail du marché commun. Les Hollandais, les Allemands et les Italiens étaient d’accord. Ce sont les Belges qui pour des raisons de politique intérieure (guerre linguistique entre Wallons et Flamands) n’ont pas accepté que le français devienne la seule langue de travail de l’Europe alors qu’il était déjà une des deux langues de travail de l’ONU. On aurait dû forcer la main des Belges et imposer le français. Voilà la dernière occasion manquée.

Premièrement, on ne peut pas avoir de politique étrangère de rayonnement si on a la pagaille chez soi. De Gaulle l’avait compris en imposant en premier lieu le nouveau franc, l’assainissement des finances publiques et la décolonisation. C’est la France elle-même qui a inventé le critère des 3 % de Maastricht. Qu’elle applique ce qu’elle a inventé elle-même. Deuxièmement, il faut être beaucoup plus strict sur l’enseignement si l’on veut que la langue française soit respectée. Elle doit être bien parlée et bien enseignée dans un pays qui veut la faire rayonner. Je suis effrayé de voir à quel point les écoles suisses par exemple sont beaucoup plus strictes dans l’apprentissage de la langue française qu’en France. Nous avons abandonné des livres qui nous permettaient de rayonner, le Bled pour la grammaire, le Malet et Isaac pour l’histoire, le Lagarde et Michard pour la littérature, pour les remplacer par rien du tout… Pour avoir un soft power, un pays doit rayonner par son exemple. Il n’y aura pas de grande politique étrangère française si on n’a pas d’ordre budgétaire, fiscal et public.

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Renaud Girard

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Renaud Girard est normalien, énarque et grand reporter international au Figaro depuis 1984. Pour son journal, il a couvert la quasi-totalité des conflits et des grandes crises politiques de la planète. Tous les mardis, il écrit la chronique internationale du Figaro. Il est également professeur de stratégie internationale à Sciences Po Paris. Principal partisan en France du retour au réalisme en politique étrangère, il publie en 2017 un essai "Quelle diplomatie pour la France ? Prendre les réalité telles qu’elles sont" (Editions du Cerf).
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