Rishi Sunak à l’Élysée : un moyen de sauver les accords de Lancaster House ? 

1 mars 2023

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Rishi Sunak arrive sous les acclamations et les applaudissements au siège du Parti conservateur à Londres, au Royaume-Uni, le lundi 24 octobre 2022. Crédit : SIPA, EPN/Newscom/SIPA
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Rishi Sunak à l’Élysée : un moyen de sauver les accords de Lancaster House ? 

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Le Royaume-Uni et la France semblent être des pays jumeaux par leur proximité, leur poids géopolitique, leurs défis. Si on pouvait donc aisément extrapoler un partenariat stratégique, un fait acté avec les accords de Lancaster House en 2010, on peut cependant voir que la relation de défense bilatérale bat de l’aile. Est-ce que la venue du Premier ministre britannique le 10 mars à l’Élysée réussira à clore cette séquence d’incompréhension mutuelle ? 

Si la coopération franco-britannique connut son acmé lors des deux guerres mondiales, elle continua cependant à se densifier avec le temps. Après 1945, Londres et Paris s’aperçurent vite que leurs pays détruits et surclassés par les nouvelles puissances mondiales allaient avoir besoin l’un de l’autre afin de garantir la stabilité en Europe de l’Ouest. Ce fut l’objectif du traité de Dunkerque, signé en 1947, au travers duquel les deux rives de la Manche se promirent une assistance mutuelle en cas de guerre. Les accords de Lancaster House se veulent d’ailleurs être une réactualisation de ce traité. Toutefois, on remarque une divergence stratégique dès le début de la guerre froide, lorsque les Anglais remettent leur sécurité entre les mains des Américains, ne voyant donc plus la paix en Europe qu’à travers ce prisme. Les Français cherchent eux à retrouver leur place de puissance dans le monde par la politique de la « troisième voie ».

Des évidences de la coopération franco-britannique à la série de désaccords qui éloigna les deux rives

Il convient donc de remettre les accords de Lancaster House dans leur contexte : ils ne furent signés par David Cameron et Nicolas Sarkozy qu’un an après le retour de la France dans l’OTAN, en 2009. La malheureuse séquence AUKUS est, quant à elle, précédée des tensions post-Brexit, durant lesquelles Paris fut probablement la partie négociatrice la plus tenace du côté de l’Union européenne. Des tensions qui encouragèrent peut-être le Royaume-Uni à afficher plus encore sa proximité stratégique avec le grand frère américain et à s’aligner pleinement avec sa priorité, l’Indopacifique.

Les accords de Lancaster House furent donc suspendus dans les faits, avec un ralentissement de la coopération institutionnelle entre les deux pays qui, pourtant, ont sans doute plus que jamais des besoins opérationnels communs. Les deux pays font en effet face au retour de la guerre de haute intensité et à la volonté assumée par certains États d’avoir recours à la force, ce qui implique une remontée en puissance de leurs armées. La venue de M. Sunak à Paris est donc attendue, étant la première rencontre bilatérale entre chefs d’État franco-anglais depuis 2018. Et ce, alors que le président de la République Emmanuel Macron ne rencontra pas moins de six fois les chanceliers allemands successifs au cours de cette période. Un signe clair des priorités qui ont été accordées ces dernières années.

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Des accords de Lancaster House plus nécessaires que jamais

Si la visite de M. Sunak ne concerne pas uniquement le domaine de la défense, elle représente cependant une occasion d’enfin remettre la coopération franco-britannique sur le devant de la scène. La situation géopolitique européenne et mondiale s’est en effet radicalement complexifiée, la guerre en Ukraine et les tensions toujours plus fortes en mer de Chine n’en sont d’ailleurs pas les seuls aiguillons. L’Allemagne pourrait, une fois encore, être à l’origine du rapprochement entre Paris et Londres. Alors que les économies anglaises et françaises sont sorties affaiblies de la pandémie, surendettées avec des balances commerciales plus négatives que jamais, on voit une dynamique différente outre-Rhin.

Depuis le Brexit, l’Allemagne s’est affirmée comme le cœur économique de l’Union européenne et cherche maintenant à se révéler comme une puissance diplomatique et militaire, statut dont ne pouvaient alors se prévaloir que la France et le Royaume-Uni en Europe. Outre le fond spécial de 100 milliards d’euros pour l’armée allemande, c’est surtout une volonté sous-jacente qui inquiète : celle d’un leadership décomplexé de Berlin, une des rares capitales du Vieux-Continent, il est vrai, à aborder les défis du XXIe siècle à l’aide de moyens financiers conséquents. Un phénomène dont on peut voir les premiers signes, Olaf Scholz ayant pris la tête du projet de bouclier antimissile européen.

Derrière la volonté de Londres de sortir de son isolement européen post-Brexit pourrait donc se trouver la recherche d’un équilibre des puissances, théorie de David Hume si chère aux Anglais. La France se trouve en effet dans une situation difficile en Europe, avec son partenaire stratégique allemand qui rechigne à respecter ses engagements de coopération industrielle tout en regardant vers la Chine pour son économie et vers les États-Unis pour sa défense.

Les résultats de la coopération franco-anglaise  

Se rapprocher de l’Angleterre permettrait donc à la France de rééquilibrer sa relation avec l’Allemagne, en montrant que d’autres partenaires existent. Le programme SCAF et son avion de chasse, le NGF, sont par exemple souvent décrits comme en danger, parfois de l’aveu même de la DGA, qui parle d’un combat de chaque instant lors de ses réunions avec les industriels allemands. Les programmes industriels issus des accords franco-anglais de 2010 voient eux une application plus concrète, malgré le Brexit. On peut citer en exemple le missile anti-navire ANL – Sea Venom, entré en service en 2021, et la création du centre d’expérimentation nucléaire de Valduc.

Les accords de Lancaster House proposaient également la création d’une force expéditionnaire interarmées combinée de 10 000 hommes. Originellement prévue pour 2016, son entrée en service ne fut annoncée qu’en 2020 et souffre concrètement d’un certain silence à son propos. Cette force comporte toutefois un certain nombre d’avantages : les armées anglaises et françaises ont le même historique de projection de forces, ce qui n’est pas le cas de l’Allemagne. En outre, comme le fait remarquer Michael Shurkin, de l’Atlantic Council, dans un podcast de l’IRSEM : la France et le Royaume-Uni sont les deux seuls pays européens avec non seulement des armées capables, mais surtout avec la volonté politique de les utiliser.

La force expéditionnaire interarmées combinée peut être notamment intéressante dans le cadre de dissensions ou de conflits entre deux pays membres de l’OTAN, comme lors d’une escalade des tensions entre la Grèce et la Turquie, par exemple. Ceci doit cependant être modéré lorsque l’on constate l’attachement anglais à la notion américaine de sécurité partagée.

On remarque également que le Royaume-Uni est le seul autre pays européen – avec la France – à être doté de porte-avions lourds, de sous-marins nucléaires, de l’arme atomique et de ses vecteurs. À ce propos, les accords de Lancaster House comportent un traité indépendant portant sur la coopération nucléaire entre les deux pays. Le programme TEUTATES a ainsi permis de mutualiser les coûts de création du centre de tests nucléaires de Valduc. En effet, avec l’arrêt des essais, il est indispensable de pouvoir simuler la détonation des cœurs nucléaires pour s’assurer de leurs bons fonctionnements.

Toutefois, d’après un rapport conjoint du CEA et du UK MOD pour les 10 ans du programme TEUTATES, « la mise en œuvre des objets et les résultats expérimentaux ne sont pas partagés, ce qui permet à chaque nation de conserver sa souveraineté dans le domaine de la dissuasion ». Le fait est que, via le programme TEUTATES, les deux parties s’engagent à lier pour 50 ans leurs dissuasions nucléaires, au-delà des logiques partisanes et des proximités politiques fluctuantes. L’application partielle des accords de Lancaster House montre bien que la relation franco-britannique peut être uniquement pragmatique et non pas politique, les deux pays ayant les mêmes besoins.

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Indopacifique, une possible mutualisation des forces ?

Une réactivation des accords de Lancaster House pourrait également être profitable à la présence européenne dans l’Indopacifique. Anciennes puissances coloniales majeures, le Royaume-Uni et la France sont ainsi les seuls pays européens présents physiquement dans la zone, avec de nombreuses îles françaises et les îlots britanniques de Pitcairn et de Diego Garcia, ce dernier étant occupé par une base militaire américaine. Cependant, les espaces maritimes de la région sont si vastes que les métropoles peinent à en assurer une protection cohérente et dissuasive, d’autant plus que le traité de l’Atlantique nord, à l’origine de l’OTAN, exclut ces territoires de l’article 5. Londres et Paris cherchent donc à renforcer leur présence dans la région, qui n’est pour le moment qu’épisodique avec de rares visites d’un ou deux bâtiments de guerre majeurs. En effet, si la France compte plus de 8 000 soldats déployés dans la région, ceux-ci n’ont ni avions de chasse ni frégates de premier plan à leur disposition.

Les deux pays auraient donc tout à gagner à effectuer des missions ensemble en mutualisant leurs moyens, ceci afin de renforcer les effectifs des forces européennes dans la région. Par exemple, l’état-major français cherche à pouvoir déployer 20 Rafales dans l’Indopacifique en seulement 48 heures en 2023. Si cette force est conséquente, elle reste toutefois relativement faible par rapport aux forces aériennes locales : un seul porte-avions chinois de dernière génération arrive à embarquer deux fois plus d’aéronefs.

Créer un dispositif conjoint de projection de forces avec la Royal Air Force permettrait donc d’accroître les effectifs pouvant être déployés dans le Pacifique, le tout sans dangereusement réduire la protection aérienne de la métropole. En outre, avec trois porte-avions, la France et le Royaume-Uni pourraient être la base d’un groupe aéronaval européen permanent dans l’Indopacifique et fournir un cadre pour le déploiement de navires du Vieux-Continent dans la zone.

Qu’attendre de la visite de Rishi Sunak à l’Élysée ?

La coopération franco-britannique structurée autour des accords de Lancaster House est aussi prometteuse que nécessaire, mais elle voit de nombreux obstacles l’empêcher d’atteindre son plein potentiel. En effet, suite à la mise en perspective de l’ordre mondial post-guerre froide par le covid, la guerre en Ukraine et la fin progressive de la mondialisation heureuse, Paris et Londres ont choisi des stratégies différentes. Le Royaume-Uni semble ainsi s’ancrer pleinement dans son partenariat stratégique avec les États-Unis, tout en essayant de se rapprocher d’autres pays que les membres de l’UE à travers le plan « Global Britain ». La France, de son côté, cherche à renforcer l’autonomie stratégique de l’Union européenne pour lui permettre de s’adapter au monde qui vient, ce qui exclut de facto le Royaume-Uni.

Entre ces deux approches existe cependant une zone grise, qui ne sera exploitée qu’avec une forte volonté politique. Celle-ci pourrait d’ailleurs émerger des situations internes des deux pays. En effet, un accord de coopération ravivé permettrait à Rishi Sunak de détourner l’attention de la forte tension sociale au Royaume-Uni, secoué par une récession économique et par l’enchaînement de scandales dans lequel le parti conservateur est empêtré. Un rapprochement militaire et industriel avec la France entre également dans le cadre de la politique étrangère anglaise, avec un accord bilatéral n’impliquant par l’Union européenne.

Côté français, le retour dans la lumière des accords de Lancaster House permettrait à Emmanuel Macron d’occuper l’espace médiatique autrement qu’avec la réforme des retraites. En outre, la France est critiquée par ses partenaires de l’UE et de l’OTAN pour son engagement auprès de l’Ukraine, qualifié de relativement faible. S’engager plus en avant avec le Royaume-Uni montrerait que l’Hexagone est une puissance de premier plan au sein de l’Alliance et qui entend le rester. Enfin, le violent retour de la guerre oblige les deux puissances à transformer leurs armées, souffrant de 20 ans de guerres asymétriques, pour continuer à être vues comme des partenaires fiables. S’il est donc difficile de prévoir ce qu’il adviendra des accords de Lancaster House à l’issue de la venue de Rishi Sunak, il apparaît cependant que les deux parties cherchent enfin à clore la période de tensions héritée du Brexit, par pragmatisme.

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Martin Everard

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