Scam centres, plateformes de blanchiment d’argent, marchés illicites en ligne : comment le Cambodge est devenu l’épicentre de la cybercriminalité asiatique

15 juillet 2025

Temps de lecture : 3 minutes

Photo : La criminalité favorise la pauvreté du Cambodge AP Photo/Heng Sinith)/HS103/25064386328794//2503051155

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Scam centres, plateformes de blanchiment d’argent, marchés illicites en ligne : comment le Cambodge est devenu l’épicentre de la cybercriminalité asiatique

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Le Cambodge est devenu l’épicentre d’une cybercriminalité transnationale en plein essor. Sous couvert de casinos, de zones économiques spéciales et de technologies avancées, le pays abrite un écosystème criminel structurant où se croisent blanchiment d’argent, escroqueries numériques et complicités politiques. Un modèle désormais exporté bien au-delà de ses frontières

Depuis plusieurs années, le Cambodge est devenu l’une des principales plateformes de la cybercriminalité transnationale, reposant sur un vaste réseau de centres d’escroquerie (« scam centres »), de plateformes de blanchiment d’argent et de marchés illicites en ligne. Le rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC) « Inflection Point: Global Implications of Scam Centres, Underground Banking and Illicit Online Marketplaces in Southeast Asia », publié en avril 2025, dresse un tableau alarmant du rôle central que joue le Cambodge dans cette industrie criminelle en pleine expansion.

Des centres d’escroquerie à l’échelle industrielle

Le Cambodge abrite des dizaines de centres d’escroquerie à grande échelle, souvent camouflés sous la forme de zones économiques spéciales (ZES), de complexes hôteliers ou de casinos. Des villes comme Sihanoukville, Phnom Penh, Poipet, frontalière avec la Thaïlande, Bavet, Pursat et Koh Kong sont identifiées comme des plaques tournantes de ces activités criminelles. Ces centres fonctionnent comme de véritables usines à fraude, ciblant des victimes à travers le monde par le biais d’escroqueries romantiques, d’investissements fictifs en cryptomonnaies et d’autres stratagèmes sophistiqués.

Le Cambodge abrite des dizaines de centres d’escroquerie à grande échelle, souvent camouflés sous la forme de zones économiques spéciales

Le modèle repose sur l’exploitation de travailleurs, souvent trafiqués depuis d’autres pays asiatiques ou africains. Ceux-ci sont enfermés dans des complexes clos, contraints de manipuler des victimes en ligne selon des scripts préétablis. Il s’agit d’une industrialisation de la fraude, utilisant des infrastructures technologiques avancées où est exploitée une main-d’œuvre déshumanisée et soumise à des conditions de travail déplorables.

Huione Guarantee : un marché noir à Phnom Penh

La plateforme Huione Guarantee (aujourd’hui rebaptisée Haowang) est l’un des cœurs de cet écosystème criminel. Basée à Phnom Penh, elle fonctionne comme un supermarché du crime numérique, offrant aux réseaux criminels des services allant de la vente de données personnelles volées à des logiciels malveillants, en passant par des mécanismes de blanchiment d’argent via cryptomonnaies.

Cette plateforme opère sous le couvert d’entreprises enregistrées dans divers pays, rendant difficile toute action judiciaire coordonnée. Elle aurait facilité des transactions illégales à hauteur de plus de 24 milliards de dollars depuis 2021. Les paiements en cryptomonnaies, l’utilisation de messageries chiffrées comme Telegram, et la segmentation linguistique des opérateurs permettent une grande efficacité opérationnelle et une large portée géographique.

Pourquoi le Cambodge ?

Le Cambodge présente une combinaison de facteurs structurels et politiques qui en font un terrain fertile pour la cybercriminalité : la corruption est endémique (le Cambodge est classé parmi les pays les plus corrompus au monde selon Transparency International), les structures de régulation sont défaillantes, et les capacités techniques et judiciaires à lutter contre la cybercriminalité sont limitées. Cela permet aux réseaux criminels d’agir avec une relative impunité.

Les casinos et les ZES servent de paravent légal pour des activités illicites. Les casinos en particulier, sont utilisés comme plateformes de blanchiment d’argent, et les zones économiques spéciales offrent des régimes juridiques à part, souvent non transparents. C’est d’ailleurs en partie sur les jeux de hasard qu’Hun Sen, l’ex-Premier ministre cambodgien et père de l’actuel Premier ministre, a bâti sa fortune.

Le gouvernement thaïlandais a souhaité légaliser les casinos, concurrence qui aurait amputé le Cambodge d’importants revenus. Hun Sen a donc décidé de s’attaquer au projet en instrumentalisant le conflit frontalier, pour tenter de mettre en porte à faux le gouvernement thaïlandais. Dans ce contexte tendu et aussi parce que les jeux d’argent sont mal vus en Asie bouddhiste, la Thaïlande a finalement décidé d’abandonner le projet de loi.

Les casinos et les ZES servent de paravent légal pour des activités illicites

Certains membres de l’élite politique ou économique sont directement impliqués dans ces activités, ou ferment les yeux en échange d’avantages. Les sanctions américaines contre le sénateur Ly Yong Phat en sont un exemple. Sous l’apparence de centres technologiques ou de services numériques, deux entreprises appartenant au sénateur ont été identifiées comme étant des sites d’exploitation de travailleurs contraints de participer à des escroqueries en ligne. Proche du clan Hun Sen et influent dans l’industrie des jeux, il est accusé par le Trésor américain d’avoir profité des zones économiques spéciales pour couvrir ses activités criminelles.

Les autorités cambodgiennes sont incapables, quand elles ne le refusent pas, de s’attaquer à ces intouchables du régime.

Un modèle exportable

Selon le rapport de l’ONUDC, le Cambodge sert aujourd’hui de modèle exportable pour les cybercriminels asiatiques. Ses méthodes sont répliquées en Afrique, en Amérique latine, au Moyen-Orient et dans des îles du Pacifique. Des alliances entre organisations criminelles asiatiques et groupes criminels locaux permettent d’implanter des centres similaires ailleurs qui tirent parti de l’expérience acquise à Phnom Penh ou Sihanoukville.

Ces opérations ne se limitent plus au jeu ou à la fraude romantique. Elles intègrent aujourd’hui des stratagèmes financiers sophistiqués : faux investissements, cryptomonnaies maison, plateformes d’échange illicites, tout en recrutant des experts en IA, en rédaction persuasive ou en programmation malveillante.

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À propos de l’auteur
Guy-Alexandre Le Roux

Guy-Alexandre Le Roux

Journaliste

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