« L’État a toujours soutenu ses territoires » de Laurent Davezies

19 avril 2025

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 « L’État a toujours soutenu ses territoires » de Laurent Davezies

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L’État a-t-il vraiment « abandonné ses territoires » ? Telle est la question abordée dans cet ouvrage. Les inégalités mises en avant depuis si longtemps ne sont par ailleurs peut-être pas aussi criantes que dénoncé, selon son auteur.

L’auteur de ce livre, Laurent Davezies, professeur au CNAM et spécialiste du développement des territoires, entend remettre en question, à travers cet état des lieux datant de 2021, les idées reçues en matière de fractures et d’injustices, perpétuellement proclamées par ceux qu’il nomme les passionnés « d’égalité ».

Une analyse qui demeure valide et instructive en 2024, dans la mesure où elle porte sur une longue période, et permet d’éviter les biais éventuels liés au choc des années Covid.

Ainsi met-il en lumière, au-delà de l’habituel procès établi à l’encontre des grandes métropoles françaises – où se trouverait concentré l’essentiel du système productif – le fait que les créations d’emplois nouveaux dans l’industrie, grâce notamment aux imprimantes 3D et à la robotisation, ont fini par l’emporter depuis 2016 sur les destructions. De même que les mécanismes de formation du revenu des ménages ont permis une réduction des inégalités territoriales. Et ce depuis les années 1960, et plus encore 1980.

Autrement dit, les mécanismes de redistribution n’ont cessé de se renforcer au cours de ces décennies, ainsi que l’emploi public, au prix des déficits et de la dette. À rebours de tout ce qui peut être prétendu sans souci de véracité et de rigueur au sujet d’un État qui serait de plus en plus désengagé.

L’échappée des métropoles

Analysant les données statistiques de tout le territoire français dans le détail (l’ouvrage contient de très nombreux chiffres, mais, volontairement je n’en donnerai quasiment pas ici, je renvoie à sa lecture), il montre les évolutions que notre économie a connues. Si, en effet, une vive concentration des emplois privés est à noter en particulier dans les grandes métropoles, surtout après la crise de 2008 – plus spécifiquement un petit nombre d’entre-elles – et que certains centres-villes ont également connu un regain économique, c’est surtout à une transformation des secteurs industriels que l’on a assisté. À travers des mutations particulières.

Ainsi, peu à peu, le nombre de destructions d’emplois dans l’industrie a été plus que compensé par les créations. Mettant en lumière surtout une véritable mutation de ces secteurs et de ces emplois.

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À ce sujet, l’auteur remarque ceci :

Mais, du coup, ce ne sont pas les mêmes acteurs qui sont à la manœuvre. La plainte des territoires perdant leurs industries s’adresse à l’État pour obtenir des compensations, alors que l’action pour le développement de nouvelles activités échappe largement au pouvoir de l’État central et émane plutôt des acteurs publics et privés « de terrain » et de leurs coalitions locales.

Autrement dit, conclut-il, il s’agirait plutôt de réunir les conditions de création de nouvelles activités que de manifester dans les rues contre « l’abandon des territoires ».

Le capitalisme numérique serait en outre en voie de se transformer en capitalisme hyper-industriel, laissant entrevoir à brève échéance une relocalisation de la fabrication industrielle en France.

L’abandon des territoires, vraiment ?

Les chiffres sont têtus, écrit Laurent Davezies. Il les détaille, montrant ainsi que l’emploi public occupe bel et bien une place globalement aussi importante qu’ailleurs dans l’espace rural dit profond, de même que dans les zones ou régions traditionnellement considérées comme sinistrées, ou encore celles où le Rassemblement National a obtenu de bons scores à l’élection présidentielle de 2017. L’État est donc loin d’abandonner certains territoires, comme on a tendance à le proclamer à travers les médias. C’est même cet emploi public qui a permis généralement de compenser les pertes d’emplois dans le secteur marchand subies en certains endroits. La dotation globale de fonctionnement aux collectivités locales les plus fragiles y étant même proportionnellement plus élevée en rapport au poids de leur population. Ce qui lui inspire la remarque suivante :

On dit beaucoup de choses sur le recul de l’État. L’auteur de ces lignes entend, depuis sa lointaine jeunesse dans les années 1970, comme un fait établi cet inexorable « recul de l’État » dans une société qui aurait basculé dans « l’ultra-libéralisme ». Pourtant, le secteur public au sens large (protection sociale comprise) n’a cessé, pendant tout ce temps, de s’accroître.

En réalité, là où il est exact que les populations des zones les moins densifiées souffrent d’une réelle inégalité, c’est au niveau spatial. Que ce soit pour trouver un médecin, accompagner ses enfants à l’école ou accéder à certains services publics, il faut souvent parcourir de nombreux kilomètres, là où la densité de la population en Île-de-France (IDF) rend en toute logique la proximité plus évidente. S’il y a moins de médecins généralistes en pourcentage de la population que la moyenne française en IDF, il y en a en revanche 40 fois plus au kilomètre carré.

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Pour autant, il faudrait multiplier le nombre de médecins par 40 dans les communes isolées si on entendait équilibrer la situation avec l’IDF, et trouver 116 000 médecins supplémentaires (pour un total de 61 000 médecins généralistes en France) ! Totalement irréaliste, et bien évidemment inimaginable.

Ce qui n’empêche pas l’auteur de poursuivre son étude à l’aide de statistiques encore plus fines, centrées sur 1640 bassins de vie, à partir de critères plus spécifiques (variation de la population, solde migratoire, taux de chômage, revenu par habitant, variation de l’emploi salarié privé) faisant émerger les 300 bassins les plus pénalisés du pays. Des territoires vieillissants, à la faible attractivité, se portant mal.

Et pourtant… là encore il constate non seulement que les emplois non marchands n’y ont pas reculé contrairement aux emplois privés, mais qu’ils ont même augmenté, alors même que la population diminuait. La dotation globale de fonctionnement par habitant y étant même en moyenne de 36% supérieure à la moyenne nationale en 2019 !

Voilà qui remet bien en cause des idées reçues. Avec un nombre de médecins généralistes pour 1000 habitants équivalent à la moyenne nationale et un nombre d’établissements de santé deux fois plus élevé que la moyenne toujours pour 1000 habitants (et un revenu par habitant, même si inférieur à la moyenne, qui progresse un peu plus rapidement).

Conclusion de Laurent Davezies :

On pourrait multiplier les analyses de situations territoriales alarmantes et retomber tout le temps sur la même conclusion : ce n’est pas l’État qui abandonne les territoires. Au contraire, ce sont les entreprises et les gens.

D’importants transferts de richesses

De fait, les métropoles créent plus de richesses qu’elles ne touchent de revenus. Non pas tant en raison d’une péréquation opérée via la redistribution publique, ou les aides et prestations sociales, que par les circulations privées de revenus (salariés des grandes villes résidant en dehors de celles-ci, actifs de ces grandes villes qui partent s’installer dans la périphérie de ces grandes villes ou ailleurs une fois à la retraite, résidences secondaires nombreuses en grande périphérie de ces villes).

Les milliers d’actifs résidant dans les zones périurbaines et venant dans ces métropoles exercer leur profession permettent en outre à ces villes plus éloignées de limiter les ravages du chômage qu’elles connaitraient parfois sans cela. Et on parle là de plusieurs milliards d’euros de flux de transferts salariaux. Facteur majeur de développement de nombreux territoires (villes et départements) entourant ces grandes métropoles.

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Ainsi, loin « d’exploser », comme le prétendent les débats journalistiques, montre Laurent Davezies chiffres à l’appui (1975-2017, et même encore 2007-2017), les inégalités sociales et de niveaux de vie ne sont pas aussi marquées que prétendu, et sont en diminution.

La tendance apparaît très différente de ce que le discours sur la « fracture sociale » et les présumés ravages de la mondialisation « néo-libérale » pourrait laisser présager.

Quant à la pauvreté, si elle progresse depuis 2005, les données statistiques indiquent que c’est sous l’effet d’une part de l’augmentation des foyers monoparentaux, d’autre part de l’arrivée d’une population immigrée très pauvre venant occuper des emplois peu qualifiés, mais dont néanmoins la situation s’améliore à leur installation en France.

La remise en cause de bien des idées reçues

Dans la dernière partie de l’ouvrage, Laurent Davezies s’intéresse aux découpages fins. C’est ce qui permet de révéler les inégalités les plus marquées entre communes. Cependant, là encore lorsqu’on regarde dans le détail, non seulement les constats ne sont pas aussi caricaturaux que généralement présentés, mais les inégalités apparaissent avant tout comme liées aux fortes mobilités résidentielles, et à la transformation des populations locales que cela induit, plutôt qu’à des baisses de revenus en tant que telles.

Sociologiquement, on constate aussi une tendance marquée – dans les métropoles les plus riches plus qu’ailleurs – à la fin de l’hypergamie des femmes, les cadres épousant désormais des cadres et les moins aisés, de fait, se mariant davantage entre-eux également. Ce qui, cette fois, va bien dans le sens d’un creusement des inégalités entre les familles.

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Quant aux mécanismes de redistribution, on sait que le poids des dépenses publiques est passé de 40% en 1975 à 57% aujourd’hui. Ce qui fait dire une fois de plus à l’auteur que l’on est bien loin de « l’enfer ultra-libéral mondialisé » que certains veulent nous décrire. Plus d’une création nette d’emploi sur deux l’a d’ailleurs été dans le secteur non-marchand durant cette période (pour des destructions nettes d’emplois marchands depuis 2006). Même la fonction publique hospitalière et la rémunération des services hospitaliers – contrairement à une idée reçue – ont progressé de 2008 à 2017 avant l’épisode Covid beaucoup plus rapidement que la population française ou que les rémunérations moyennes. Favorisant en outre, comme pour l’école, les régions les moins denses (en particulier celles de la diagonale du vide).

De manière générale, l’État continue – et de loin – d’être le principal recruteur du pays. Bien loin, là encore de la légende du déclin de l’emploi public.

Sans parler de l’impact puissant de la protection sociale dans notre économie.

Ce qui fait dire ceci à Laurent Davezies :

Des milliers de manifestants défilent en exigeant la « justice fiscale », tout en ignorant la nature et l’intensité (unique au monde) de nos dispositifs de redistribution et de solidarité. On ne peut pas le leur reprocher, dans la mesure où les informations sur ces questions sont lacunaires.

Les chiffres sont têtus. Les analyses descriptives détaillées aussi. Aux sceptiques, on ne peut donc que conseiller de se tourner vers un tel ouvrage pour mieux s’en convaincre. Même si on se doute que pour nombre d’entre-eux, cela ne les fera pas changer d’avis sur ce qu’ils croient savoir…

Laurent Davezies, L’État a toujours soutenu nos territoires, Seuil – La République des idées, mars 2021, 112 pages.

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À propos de l’auteur
Johan Rivalland

Johan Rivalland

Johan Rivalland, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Cachan et titulaire d’un DEA en Sciences de la décision et microéconomie, est professeur de Marketing et d'Economie.

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