80 ans de guerre entre l’Inde et le Pakistan et un conflit au Cachemire qui est loin d’être résolu. Bilan de relations conflictuelles.
Depuis leur naissance commune dans la violence et la dislocation, en 1947, l’Inde et le Pakistan n’ont jamais cessé d’être en état de confrontation. L’histoire des deux États est marquée par quatre guerres ouvertes sur fond de conflit de basse intensité quasi permanent, centré principalement autour de la région du Cachemire. Cette rivalité s’est construite à la croisée de considérations identitaires, territoriales, religieuses et géostratégiques. Chacune des guerres indo-pakistanaises a été le prolongement d’un contentieux fondateur, celui du statut contesté du Cachemire. Mais au-delà des confrontations conventionnelles, c’est bien dans l’instauration d’une hostilité larvée et diffuse que s’inscrit la véritable permanence de la rivalité, dans un climat oscillant en permanence entre affrontement ouvert et paix armée.
Guerre d’indépendance
La première guerre indo-pakistanaise éclate dans la foulée de la partition. L’État princier du Jammu-et-Cachemire, majoritairement musulman, mais dirigé par un maharaja hindou, hésite à rejoindre l’un ou l’autre des deux nouveaux pays. En octobre 1947, des milices tribales soutenues par le Pakistan envahissent le territoire. Le souverain signe alors l’acte d’accession du Cachemire à l’Inde, qui envoie ses troupes. Le conflit dure jusqu’à un cessez-le-feu négocié sous l’égide de l’ONU en janvier 1949. L’Inde conserve le contrôle des deux tiers du Cachemire, le Pakistan s’empare du reste. Cette ligne de front devient la Ligne de contrôle, la LoC, qui n’est pas une frontière, mais la traduction concrète de l’absence de solution politique. Et c’est bien là, dans l’impossibilité du compromis sur le Cachemire, que se trouve le germe du conflit de basse intensité.
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La guerre de 1965 naît quant à elle d’un calcul stratégique erroné du Pakistan. Convaincu qu’une insurrection populaire au Cachemire indien serait soutenue par la population locale, Karachi, alors capitale du Pakistan, lance l’opération Gibraltar, qui consiste à infiltrer des combattants dans la région. L’Inde réagit avec vigueur et élargit le conflit au Pendjab. Après trois semaines d’une guerre conventionnelle meurtrière, l’intervention des grandes puissances aboutit à un cessez-le-feu et aux accords de Tachkent. Aucun gain territorial n’est enregistré, mais le Pakistan prend acte de l’échec de sa stratégie d’incitation à la rébellion. Le conflit de basse intensité entre dans une phase plus structurée.
Guerre civile au Pakistan
En 1971, le théâtre du conflit se déplace. Cette fois-ci, le Pakistan est confronté à une guerre civile dans sa moitié orientale. Entre 1947 et 1971, le pays était divisé en deux « ailes » sans continuité territoriale, et la population bengalie réclame alors l’indépendance. L’Inde, confrontée à l’afflux massif de réfugiés, soutient la cause indépendantiste et intervient militairement. En deux semaines, l’armée pakistanaise capitule. Le Bangladesh naît, amputant le Pakistan de sa partie orientale. Cette guerre transforme l’équilibre régional. L’Inde devient la puissance dominante du sous-continent, et le Pakistan entre dans une phase de profonde remise en cause stratégique. L’humiliation de la défaite le pousse à favoriser, dans les décennies suivantes, une guerre asymétrique et indirecte en s’appuyant sur des groupes armés non étatiques.
La guerre de Kargil, en 1999, est la conséquence de ce choix. Sous couvert d’une insurrection locale, des soldats pakistanais infiltrés occupent des hauteurs stratégiques du Cachemire indien. L’Inde engage une offensive pour les reprendre, dans des conditions de haute altitude extrêmement difficiles. Le conflit, très limité géographiquement, se solde par un retrait pakistanais sous la pression internationale. Cette guerre se déroule un an après que les deux pays ont officiellement réalisé des essais nucléaires, en mai 1998. Elle marque ainsi une rupture stratégique majeure. La coexistence d’arsenaux nucléaires ne fait pas obstacle à l’affrontement militaire, mais tout comme l’échec de la guerre conventionnelle à haute intensité, elle en déplace les modalités et les limites.
Deux puissances nucléaires
En apparence, depuis que l’Inde est dotée de l’arme nucléaire, la fréquence et l’intensité des conflits avec le Pakistan ont diminué. Plus aucune guerre conventionnelle de grande ampleur n’a éclaté depuis Kargil. Mais cette paix relative est trompeuse. D’une part, la fréquence des crises diplomatiques et des incidents frontaliers n’a pas réellement baissé. D’autre part, les affrontements ont muté vers une forme d’hostilité diffuse et permanente, où la violence est dissimulée sous des formes hybrides.
Dès les années 1980, le Pakistan avait commencé à instrumentaliser des groupes islamistes dans le cadre d’une stratégie dite de « mille coupures », visant à affaiblir l’Inde sans confrontation directe. Après 1999, ce choix devient central. Attaques terroristes de grande ampleur, attentats du Parlement indien en 2001 ou de Mumbai en 2008, infiltrations de commandos, attaques sur des bases militaires, le tout en maintenant un déni plausible de l’implication étatique directe. L’Inde, de son côté, a opté pour une doctrine de riposte ciblée, incluant des frappes chirurgicales au-delà de la LoC, notamment en 2016 et 2019, tout en évitant l’escalade majeure. La doctrine indienne dite de Cold Start, traduction possible de « démarrage à froid » ou « doctrine de réaction rapide », vise même à permettre le lancement d’une opération rapide, conventionnelle et punitive, sans franchir le seuil nucléaire. La dissuasion nucléaire a déplacé la guerre. Elle l’a rendue plus contenue, mais aussi plus instable, car opérant en permanence sur la ligne de crête de l’escalade.
Sur le plan militaire, les conflits ont consolidé la domination conventionnelle de l’Inde, mais aussi radicalisé la doctrine sécuritaire du Pakistan, qui considère l’arme nucléaire comme un égalisateur stratégique. Les deux pays disposent aujourd’hui de doctrines nucléaires ambivalentes. L’Inde affirme le non-emploi en premier, ce que le Pakistan refuse explicitement, en conditionnant l’usage de l’arme à des seuils jugés flous, tels qu’un encerclement militaire ou une attaque massive. Les échecs de 1965 et 1971 expliquent en partie cette logique.
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Stratégiquement, ces conflits ont empêché tout processus d’intégration régionale durable. L’Inde a cherché à affirmer sa centralité géopolitique, tandis que le Pakistan, isolé et affaibli, a renforcé ses alliances extérieures, notamment avec la Chine. La rivalité indo-pakistanaise est aussi devenue un enjeu international, où chaque crise soulève des inquiétudes sur une possible guerre nucléaire, d’autant plus que les mécanismes de désescalade restent faibles.
Le Pakistan se trouve aujourd’hui dans une situation intérieure particulièrement vulnérable, à la fois sur le plan économique, avec une dette insoutenable et une inflation galopante, et sur le plan politique, dans un climat d’instabilité institutionnelle marqué par l’emprise fluctuante de l’armée et la défiance populaire. Enfin, ses relations avec l’Iran et l’Afghanistan sont à la fois tendues et conflictuelles. Dans ce contexte, une guerre ouverte contre l’Inde représenterait une entreprise à haut risque, tant sur le plan financier qu’en termes de cohésion nationale. Une défaite humiliante risquerait en outre de fragiliser dangereusement la position de l’armée, pilier central du système pakistanais.
L’importance des militaires
Pourtant, cette même fragilité renforce la pression exercée sur l’establishment militaire pakistanais, qui pourrait être tenté, ou se sentir obligé, de répondre à une frappe indienne par une riposte calibrée, afin de ne pas apparaître affaibli sur la scène intérieure et régionale. L’expérience de février 2019 en témoigne. Après les frappes aériennes indiennes contre un camp terroriste à Balakot, l’armée pakistanaise avait répondu par des bombardements ciblés contre des cibles militaires indiennes dans le Cachemire, tout en veillant à éviter des pertes humaines majeures. Cette réplique visait à préserver la crédibilité de la dissuasion pakistanaise sans provoquer une escalade incontrôlée. La capture puis la libération rapide d’un pilote indien abattu confirmaient cette volonté d’exercer une pression maîtrisée et de gagner des points auprès de l’opinion publique, en affichant la capacité de riposte sans ouvrir la voie à un conflit généralisé.
À défaut d’engager une guerre totale, le Pakistan peut choisir une réplique symbolique, mais significative. Comme souvent, le véritable danger ne réside plus tant dans l’intention de faire la guerre que dans la mécanique de l’engrenage, dans une zone où l’absence de confiance stratégique transforme chaque crise en potentiel précipice.