Un Triptyque stupéfiant à l’Opéra Bastille

2 mai 2025

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Il TRITTICO

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Un Triptyque stupéfiant à l’Opéra Bastille

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Le 29 avril était le soir de la première du Triptyque (Il Trittico) de Giacomo Puccini à l’opéra Bastille. L’œuvre n’ayant pas été donnée dans sa version intégrale sur une scène parisienne depuis 1987, cela suffit à créer l’événement que représente l’arrivée à Paris de la brillante production de Christof Loy, créée au Festival de Salzbourg en 2022.

Servie par une distribution en tous points exceptionnelle et une soprano lyrique époustouflante, Asmik Grigoryan, on ne peut que recommander de prendre son billet toutes affaires cessantes.

Trois opéras en un acte

Qu’est-ce donc que ce fameux Triptyque ?

Une expérience atypique très certainement, une véritable performance aussi bien pour les interprètes que pour les spectateurs qui assistent à une soirée composée de trois opéras différents.

Si un des pans du Triptyque a parfois été donné en représentations séparées (Il Tabarro, Suor Angelica, Gianni Schicchi), la réalisation de l’œuvre créée dans sa version intégrale au Metropolitan Opera de New York le 14 décembre 1918 impose des moyens considérables, un très grand orchestre, pas moins de seize voix d’hommes solistes, vingt-deux voix de femmes solistes, des chœurs, un enfant, le tout selon les articulations complexes d’une partition et d’une action ramassées ne s’attardant sur aucune forme opératique attendue. Le Triptyque ne comporte que peu d’arias même si la mélodie du fameux Il mio Babbino caro reprise brièvement  en leit-motiv dans Gianni Schicchi,  magnifiquement interprété par Asmik Grigoryan, résonnera longtemps  dans les oreilles de l’auditeur !

De Puccini on dit avec raison que c’est un compositeur de théâtre chanté.  Les trois volets du Triptyque illustrent parfaitement ce trait puisque le projet originel du compositeur est de  jouer sur trois registres de base, du tragique (Il tabarro) au  comique (Gianni Schicchi) en passant par le lyrique (Suor Angelica).

Si l’on comprend que la recherche des sujets et surtout des trois livrets du Triptyque ait été longue et aléatoire, l’œuvre a fini par prendre une forme parfaitement tripartite ancrée dans trois lieux et trois époques différentes.

Il TRITTICO
Compositeur : Giacomo Puccini
Livret : Giovacchino Forzano (Gianni Schicchi et Suor Angelica), Giuseppe Adami d’après Didier Gold (Il Tabarro)
Direction musicale : Carlo Rizzi
Mise en scène : Christof Loy
Décors : Étienne Plus
Costumes : Barbara Drosihn
Lumières : Fabrice Kebour
Dramaturgie : Yvonne Gebauer
Cheffe des Choeurs : Ching-Lien Wu
Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris
Distribution
GIANNI SCHICCHI
Gianni Schicchi : Misha Kiria
Lauretta : Asmik Grigorian
Zita : Enkelejda Shkosa
Rinuccio : Alexey Neklyudov
Gherardo : Dean Power
Nella : Lavinia Bini
Gherardino : Soliste du Prague Philharmonic Children’s Choir
Betto : Manel Esteve Madrid
Simone : Scott Wilde
Marco : Iurii Samoilov
La Ciesca : Theresa Kronthaler
Maestro Spinelloccio : Matteo Peirone
Amantio di Nicolao : Alejandro Bali.as Vieites
Pinellino : Vartan Gabrielian
Guccio : Luis-Felipe Sousa
IL TABARRO
Michele : Roman Burdenko
Luigi : Joshua Guerrero
Il Tinca : Andrea Giovannini
Il Talpa : Scott Wilde
Giorgietta : Asmik Grigorian
La Frugola : Enkelejda Shkosa
Un venditore di canzonette : Dean Power
Un amante : Ilanah Lobel-Torres
Voce interne : Chae Hoon Baek, Pranvera Lehnert Ciko
SUOR ANGELICA
Suor Angelica : Asmik Grigorian
La Zia Principessa : Karita Mattila
La Badessa : Hanna Schwarz
La Suora zelatrice : Enkelejda Shkosa
La Maestra delle novize : Theresa Kronthaler
Suor Genovieffa : Margarita Polonskaya
Suor Osmina : Ilanah Lobel-Torres
Suor Dolcina : Lucia Tumminelli
La Suor infermiera : Maria Warenberg
Due Cercatrici : Lavinia Bini, Camille Chopin
Une novizia : Lisa Cha.b-Auriol
Due Converse : Silga Tīruma, Sophie Van de Woestyne

Gianni Schicchi est un opéra bouffe inspiré par la Divine Comédie  de Dante et a pour cadre spatio-temporel, Florence en 1299.

Unique composition puccinienne pour seules voix de femmes (pas moins de neuf rôles en plus des six chanteuses interprétant les rôles secondaires et un chœur psalmodiant des Ave Maria dans les coulisses), Suor Angelica se déroule dans un couvent en Toscane au XVIIe siècle.

Il Tabarro enfin, est un drame contemporain ancré dans une atmosphère couleur de Seine sur les quais parisiens des années 1900. Il s’agit d’un mélodrame contemporain dépeignant dans une veine vériste, réaliste, le monde interlope des quais auxquels est amarrée la péniche du marinier Michele.

Traversant trois époques et trois lieux, le Triptyque est aussi une peinture sociale opposant le prolétariat des bateliers (Il Tabarro), l’aristocratie (Suor Angelica) et le milieu des petits propriétaires terriens (Gianni Schicchi).

Triptyque inversé

Dans l’admirable mise en scène de Christof Loy, les trois pans du triptyque n’apparaissent cependant pas dans l’ordre originel voulu par Puccini, dont le projet aurait été de concevoir trois œuvres inspirées de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis de la Divine Comédie de Dante.

En proposant un enchaînement radicalement différent, Christof Loy parvient avec beaucoup d’intelligence et d’efficacité à moderniser le Triptyque sans employer les artifices habituels de transposition historique tout en conférant aux  décors et à l’ambiance des trois opéras une unité temporelle : l’année 1918, qui fut celle de la création de l’œuvre, ou le début des années 1920.

À l’opéra Bastille, on commence donc par entendre et voir une réjouissante comédie macabre.  C’est l’histoire  du truculent Gianni Schicchi, chanté par l’immense baryton  géorgien Misha Kiria,  qui s’ouvre dans le décor sobre d’un appartement : un mourant sur un grand lit et le long du mur, les membres de la famille Donati attendant l’issue fatale en mangeant des spaghettis. Le testament ne satisfaisant pas les héritiers, ils résolvent de le falsifier à leur avantage avant que la nouvelle ne soit rendue publique… La réussite de ce premier opéra est éclatante : on y salue l’apparition  du jeune couple d’amoureux,  Lauretta (Asmik Grigoryan) et Rinuccio (Alexey Neklyoudov) et on reste pantois devant la virtuosité de la musique  et la théâtralité de l’ensemble de solistes qui tient en permanence le devant de la scène.  Passant instantanément d’un registre à l’autre, de l’abattement à l’espérance, de la douleur à la fureur, l’ensemble de neuf voix formé par les membres de la famille Donati est une réussite totale : l’attention du spectateur ne faiblit pas, l’ensemble « avance » à un rythme bondissant sans pour autant escamoter la caractérisation théâtrale et musicale de chacun des personnages de cette distribution remarquable.

Asmik Grigoryan à son apogée

Avec une atmosphère proche de l’univers visuel et musical des films muets, Il Tabarro  évoque l’esthétique de Quai des Brumes. Il s’agit d’un mélodrame inspiré d’une pièce de Didier Gold, La Houppelande (« tabarro » : une cape ou un manteau), dont la représentation au théâtre Marigny avait enthousiasmé Puccini.

Cet opéra met en scène trois personnages principaux : Michele, le patron de la péniche

(le puissant baryton russe Roman Burdenko), sa femme Giorgetta (Asmik Grigoryan) et Luigi (le ténor Joshua Guerrero), l’un de ses mariniers, amant de Giorgetta. Quand, une nuit, Luigi vient rejoindre Giorgetta, c’est Michele qu’il trouve sur son chemin. L’histoire finit mal : Michele étrangle Luigi dont il cache le corps dans son vaste manteau. « Viens dans ma houppelande ! Viens… ! Viens … ! » crie-t-il à Giorgetta qui découvre, horrifiée, le corps de son amant mort.

Arrive enfin Suor Angelica dont le rôle-titre tenu une fois encore par Asmik Grigoryan constitue un dernier palier en termes d’intensité dramatique et vocale.

Pour Christof Loy, placer Suor Angelica en troisième position se justifie par l’impact émotionnel extrême que cette pièce laisse généralement sur le public. Et c’est bien sûr le cas ici, Asmik Grigoryan atteignant le sommet de « ce qu’elle est capable de faire » comme elle le confie elle-même dans un entretien.

L’histoire tient une fois encore en quelques lignes : Suor Angelica est une jeune fille de noble naissance. Elle a été condamnée par sa famille à prendre le voile après une aventure amoureuse qui lui a laissé un enfant. Depuis sept ans, elle vit cloîtrée sans nouvelles des siens, ignorant tout de son fils dont elle a été séparée à sa naissance.

Un jour, la Princesse,  sa tante, lui apprend qu’il est mort. Scène absolument stupéfiante, le duo quasi parlando, admirablement interprété par la soprano finlandaise Karita Mattila qui fait ici une apparition impressionnante en « guest star » hors de la tessiture de contralto attribué en principe à ce rôle. « Or son due anni, venne colpito, da fiera morbo… tutto fu fatto per salvarlo.  Voici deux ans, Il a été frappé d’une grave maladie… tout a été tenté pour le sauver » assène-t-elle à la malheureuse Suor Angelica. Celle-ci s’empoisonne pour rejoindre son fils mort puis s’avise que son suicide la fera mourir en état de péché. Elle implore la Vierge de lui donner un signe de grâce : un grand halo de lumière emplit la scène, l’enfant rejoint la religieuse mourante.

La réussite absolue de ce Triptyque tient à la combinaison d’une mise en scène efficace avec une véritable direction d’acteurs, d’une direction musicale (Carlo Rizzi) soucieuse de ne pas écraser le chant et d’un plateau de solistes absolument formidable. Très acclamée, Asmik Grigoryan est la reine de la soirée. Née à Vilnius, elle est la fille du grand ténor arménien Gegham Grigoryan (1951-2016) dont la carrière de l’Opéra Spandarian de Erevan au théâtre Marinski de Saint-Pétersbourg, a pris une envergure internationale après la chute de l’URSS en 1991. Asmik Grigoryan a appris le chant avec son père, considéré comme l’un des meilleurs ténors du vingtième siècle. Son triomphe sur les scènes du monde entier montre, à travers elle, la continuité d’une certaine « école » de chant soviétique modernisée par Valery Gergiev au Marinski où Asmik Grigoryan a justement fait ses débuts dans le Triptyque.  

À l’opéra Bastille jusqu’au 28 mai

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À propos de l’auteur
Taline Ter Minassian

Taline Ter Minassian

Professeur des universités à l'Institut national des langues et civilisations orientales. Elle est spécialiste des l'histoire de l'URSS et de l'Arménie.

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