L’Asie centrale redessine les lignes de force de l’échiquier international. Pendant deux jours, la capitale du Kazakstan, Astana, a accueilli plus de 5 000 participants venus de plus de 70 pays, responsables publics, chefs d’entreprise, universitaires et dirigeants politiques, à l’occasion du second Forum international d’Astana (FIA) qui s’est tenu le 29 et 30 mai 2025.
Axelle Le Gal de Kerangal
L’AIF 2025 comme proposition de réponse au délitement de la scène internationale
Cette seconde édition du Forum international d’Astana, intitulée « Connecter les esprits, façonner l’avenir », s’est structurée autour de trois préoccupations majeures : la sécurité mondiale, la crise climatique et la transformation économique.
Dès l’ouverture de l’AIF 2025, le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev a dressé un constat sans concession de la scène internationale : « L’ordre mondial d’après-guerre se fragmente. Le protectionnisme monte. Le multilatéralisme vacille. Dans ce désordre émergent, notre tâche est claire : préserver la coopération là où elle existe encore, et la restaurer là où elle s’est effondrée… C’est ce que nous poursuivons fermement au Kazakhstan : L’unité dans la diversité ».
En toile de fond s’est affirmée l’ambition de donner un rôle pivot à l’Asie centrale, et un plus grand aux puissances intermédiaires — middle powers — afin d’en faire des leviers dans un ordre international en recomposition. En ce sens, Kassym-Jomart Tokaïev a réitéré son appel à une réforme du Conseil de sécurité de l’ONU : il préconise une représentation régionale accrue et une plus grande responsabilité des grandes puissances dans le maintien de la paix et de l’intégrité territoriale. « Ce forum incarne le type de leadership dont le monde a besoin », a pour sa part tenue à souligner Ban Ki-moon, ancien secrétaire général des Nations unies et président du Global Green Growth Institute, tandis qu’Alain Berset, secrétaire général du Conseil de l’Europe, a rappelé que « les valeurs démocratiques sont indissociables des grands équilibres sécuritaires et économiques ».
Kazakhstan : un pays à la diplomatie multivectorielle assumée
Longtemps façonnée par les influences russe et chinoise, l’Asie centrale — Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan — s’ouvre de plus en plus au reste du monde. Cette région enclavée mise sur l’interconnexion, la diversification économique et une diplomatie qualifiée de multivectorielle, dont le Kazakhstan se fait le porte-étendard. Depuis l’arrivée de Kassym-Jomart Tokaïev à la présidence en 2019 en effet, le Kazakhstan s’est engagé dans une stratégie de « souveraineté ouverte ». Il refuse les logiques de blocs et se positionne comme médiateur actif, d’abord entre ses voisins, mais aussi entre puissances moyennes et grandes puissances.
Pour s’imposer comme puissance pivot, le Kazakhstan mise sur le développement des corridors de transport transcaspien, la construction d’un réseau multimodal connecté, le tout, en participant activement aux initiatives climatiques et énergétiques globales. Mais c’est surtout comme initiateur d’une nouvelle forme de dialogue diplomatique qui se manifeste au travers du Forum International d’Astana, que le pays entend consolider sa position sur l’échiquier mondial.
Une partenaire hautement stratégique pour l’Europe
L’un des principaux atouts du Kazakhstan réside dans ses ressources énergétiques et minérales (pétrole, gaz et matières critiques). Le pays détient à lui seul plus de 40 % de l’uranium mondial — fournissant par ailleurs 40 % des besoins français — et produit plus de la moitié des 34 matières premières stratégiques retenues par les marchés internationaux. Au-delà de cette richesse territoriale, c’est son positionnement géographique qui lui confère une tout autre importance. En effet, entre la guerre en Ukraine, les conflits au Moyen-Orient, l’intensification des rivalités sino-américaines, les frictions indo-pakistanaises ou encore la guerre commerciale relancée par Donald Trump, les tensions géopolitiques ont multiplié la recherche de routes logistiques alternatives. Résultat : le Kazakhstan, qui se positionne comme une alternative à la Russie, mais aussi à la Turquie, se présente comme le trait d’union naturel entre l’Asie et l’Europe : il concentre désormais près de 80 % du fret ferroviaire transitant par le Corridor du Milieu entre la Chine et l’Europe, un chiffre en hausse de 62 % entre 2023 et 2024.
Cette centralité géostratégique n’a pas échappé aux grandes capitales européennes, loin de là.
L’Italie, premier partenaire européen du Kazakhstan, a marqué sa présence au plus haut niveau : la Première ministre Giorgia Meloni, seule représentante du G7 ayant été présente à l’AIF 2025, est intervenue le 29 mai à l’ouverture de la session plénière après une visite officielle en Ouzbékistan. À la tribune d’Astana, la présidente du Conseil des ministres italien a ainsi tenu à saluer la position du Kazakhstan comme étant « lien pivot entre les continents dans un monde de plus en plus interconnecté » et souligné que « le corridor transcaspien joue un rôle prometteur dans les infrastructures numériques et physiques », ajoutant qu’il s’agit d’« un partenaire très important, tant pour l’Italie que pour l’Europe ».
Si Emmanuel Macron, retenu par une visite d’État en Indonésie, la France — deuxième partenaire européen du Kazakhstan et cinquième à l’échelle mondiale — n’en pour autant pas restée à l’écart de ce grand rendez-vous diplomatique. Bien au contraire : dès le 28 mai, veille de l’ouverture officielle de l’AIF 2025, un forum bilatéral exceptionnel France-Kazakhstan, orchestré par MEDEF International, a réuni l’une des plus importantes délégations françaises jamais accueillies dans le pays. Aux côtés de Laurent Saint-Martin, ministre délégué au Commerce extérieur, et de Bruno Fuchs, président de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, étaient présents les dirigeants de fleurons industriels français, comme EDF, Orano, Alstom, TotalEnergies, Thales ou Airbus. Étaient également présents, Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE, Pierre Maurin – qui fût à l’initiative d’un colloque France-Kazakhstan à l’Assemblée nationale, début mai et Michaël Levystone, cofondateur de l’Observatoire de la nouvelle Eurasie (ONE) et doctorant au Centre de recherche Europes-Eurasie (CREE) (INALCO).
À l’issue de cette rencontre, pas moins de 17 accords stratégiques ont été signés. Ces derniers couvrent la coproduction énergétique — notamment dans les domaines de l’hydrogène et du nucléaire civil —, la modernisation du réseau ferroviaire kazakh via Alstom, le développement d’infrastructures de transport multimodal le long du corridor transcaspien, ainsi que des coopérations en cybersécurité, transition numérique, formation professionnelle et diplomatie climatique. Comme l’a déclaré Laurent Saint-Martin, « la France est fière d’être devenue le cinquième partenaire commercial du Kazakhstan » : en 2024, les échanges bilatéraux ont atteint 5,5 milliards de dollars, en hausse de 31 % par rapport à 2023.
Prendre le leadership de l’Asie centrale
Roman Vassilenko, vice-ministre des Affaires étrangères de la République du Kazakhstan, a rappelé lors d’un point presse le 28 mai 2025 : « Ces dernières années ont été pour le Kazakhstan une période de transformation remarquable. Nous avons mené de vastes réformes politiques et socio-économiques. » Parmi ces avancées institutionnelles, la présidence est désormais limitée à un mandat unique de sept ans, tandis que le Parlement s’est ouvert à de nouvelles forces politiques, marquant une inflexion vers une plus grande pluralité. « Le Kazakhstan, carrefour historique de cultures et de civilisations, est prêt à assumer ce rôle », a résumé Roman Vassilenko. À travers cette stratégie articulant diplomatie globale et partenariats bilatéraux, le pays affirme son ambition : devenir un pôle de stabilité dans un espace post-soviétique en recomposition et un trait d’union entre les grands foyers de puissance. L’Asie centrale, longtemps marginalisée, s’impose désormais comme une plaque tournante stratégique du XXIᵉ siècle, portée par une diplomatie d’ouverture, un leadership régional consolidé et une vision multipolaire de la coopération.
« Le Kazakhstan reste une destination de choix pour le commerce et les capitaux », a-t-il insisté. Fort d’une croissance soutenue — 4,8 % du PIB en 2024, avec une projection à 5,4 % pour 2025 — et bénéficiant d’une stabilité politique renforcée, le pays a attiré à lui seul 63 % des investissements directs étrangers (IDE) de l’Asie centrale en 2024, soit 17 milliards de dollars sur un total régional de 27 milliards (et un cumul de plus de 300 Mds $ depuis son indépendance en 1991).
Se voulant à contre-courant du modèle de Davos, le Kazakhstan entendait faire de l’AIF 2025 le levier de son ambition : devenir l’État pivot du XXIᵉ siècle, en proposant une plateforme de dialogue ouvert, ou se mêlent équilibre et responsabilité partagée, dans le contexte d’un ordre mondial en pleine recomposition.