À mesure que la guerre des drones s’intensifie, une autre bataille, plus discrète mais non moins cruciale, se joue en parallèle : celle des systèmes de défense antiaérienne. La montée en puissance de la lutte anti-drones (LAD) complique significativement l’emploi des drones de combat et pourrait remettre en question leur efficacité sur les théâtres d’opérations les plus contestés.
Article paru dans le N°57 de Conflits.
Par Maximilien de Meyer, officier de l’armée de terre
Les drones de combat se sont progressivement imposés comme des instruments clés et incontournables des conflits modernes en révolutionnant la tactique sur les champs de bataille. Cette montée en puissance s’est accélérée lors de la guerre du Haut-Karabagh en 2020, dans laquelle le drone turc Bayraktar TB2 s’est illustré dans les missions de reconnaissance et d’attaque de précision, jouant un rôle déterminant dans le succès de l’Azerbaïdjan.
En passant par la Syrie, Gaza et surtout l’Ukraine, ces vecteurs sans pilote, principalement aériens, offrent aux armées une capacité d’action démultipliée, tout en éloignant les combattants du front. Ils permettent une multitude de missions possibles : frappes de précision à moindre coût, ciblage, reconnaissance avancée, saturation des lignes de défense adverses…
Toutefois, cette domination technologique n’est pas restée incontestée. Si les drones ont largement contribué aux quelques succès tactiques ukrainiens face aux forces russes, la contre-offensive technologique menée en réponse a marqué un tournant décisif. Brouilleurs électroniques sophistiqués, lasers à haute énergie, intercepteurs autonomes et autres contre-mesures émergentes sont désormais mobilisés pour neutraliser cette menace aérienne devenue omniprésente.
Des moyens de lutte de plus en plus sophistiqués
Bien que les drones apparaissent comme des appareils ultra-technologiques, disposant d’une autonomie croissante, ils n’en restent pas moins dépendants des systèmes de communication. Ces engins sans pilote nécessitent un lien constant avec leur opérateur ou un système de guidage pour exécuter leurs missions. Or, cette dépendance constitue leur talon d’Achille face à l’essor des systèmes de guerre électronique, qui ont pour objectif de brouiller, d’interférer ou de couper les transmissions reliant le drone à son poste de commande.
La Russie, frontalement attaquée par les drones ukrainiens, figure parmi les acteurs les plus avancés dans ce domaine. Elle a déployé plusieurs systèmes de brouillage électronique de nouvelle génération, dont les plus performants sont le Krasukha-4 et le Tirada-2. Le Krasukha-4, un dispositif monté sur véhicule, est spécialement conçu pour neutraliser les radars aéroportés et interférer avec les communications satellitaires des drones. Utilisé en Ukraine, il a démontré sa capacité à désorienter les drones de reconnaissance et les drones kamikazes ukrainiens en brouillant leurs signaux GPS et en perturbant leur télémétrie. Cette action rend difficile la navigation des drones, en particulier les FPV (First Person View) utilisés massivement par les Ukrainiens, les forçant parfois à s’écraser ou à perdre leur cible, notamment dans la région de Koursk depuis le début de l’année 2025.
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Le Tirada-2 permet également de brouiller les communications par satellite, ciblant directement les liaisons reliant les drones aux opérateurs. Ce type de technologie représente une réelle menace et un obstacle pour les drones, tels que le Bayraktar TB2, utilisés par les Ukrainiens.
Les armes à énergie dirigée : vers une neutralisation instantanée ?
Les brouilleurs constituent en effet la première ligne de défense, mais leurs capacités de neutralisation restent limitées face aux drones autonomes ou fonctionnant sur des fréquences difficilement perturbables. C’est dans ce contexte que les armes à énergie dirigée (AED), et en particulier les lasers de haute puissance, émergent comme une solution révolutionnaire. Capables de détruire un drone en une fraction de seconde sans nécessiter de munitions traditionnelles, ces systèmes offrent une réponse instantanée et économique à la prolifération des drones de combat.
Ce sont les Israéliens qui furent les premiers à développer un laser opérationnel anti-drones : l’Iron Beam. Cet appareil, conçu par l’entreprise Rafael Advanced Defense Systems, offre un laser à haute énergie capable de brûler un drone en quelques secondes à plus de 7 km. L’un des avantages majeurs de ce système est son coût d’utilisation. Étant donné qu’il fonctionne simplement par alimentation électrique, chaque tir coûte moins de trois dollars, contre plusieurs dizaines de milliers pour un missile intercepteur. Il est donc désormais possible de répondre à une attaque massive de drones, comme celle de l’Iran contre l’Iron Dome israélien, en engageant des coûts drastiquement réduits.
Les États-Unis ont également développé un système utilisant le même principe : le DE M-SHORAD. Ce dernier peut être installé sur des véhicules blindés, tels que les Stryker, permettant une protection mobile contre les drones et les obus de mortier.
Développement généralisé de la lutte anti-drones (LAD)
La guerre en Ukraine est certainement devenue le premier conflit où la lutte anti-drones s’est imposée comme une composante indispensable dans les combats. Ce ne fut pas le cas lors du conflit dans le Haut-Karabagh, pour lequel les batteries antiaériennes arméniennes furent complètement dépassées et inadaptées.
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L’Ukraine s’est dotée d’une défense multi-couches anti-drones, avec un déploiement massif des batteries LAD, afin de protéger principalement ses sites sensibles à l’instar des centrales électriques équipées de radars spécialisés, de canons antiaériens, de missiles, ou encore de brouilleurs électroniques. Les bases militaires sont souvent protégées par des systèmes combinant guerre électronique et défense cinétique, notamment par les systèmes NASAMS et Gepard, extrêmement efficaces contre les drones kamikazes iraniens Shahed-136 utilisés par la Russie. Les défenses ukrainiennes revendiquent dans leurs communiqués officiels des taux d’interceptions de ces drones proches de 75 %. Les grandes villes stratégiques comme Kiev, Odessa et Lviv possèdent quant à elles des sirènes d’alerte et des défenses sol-air performantes, permettant une détection précoce et une meilleure réactivité face aux attaques en essaim.
L’Ukraine dispose ainsi d’une véritable stratégie proactive face aux drones, où chaque compartiment de terrain et infrastructure est protégé par des moyens adaptés.
Une efficacité et une rentabilité de plus en plus contestées
Si les drones continuent de jouer un rôle clé dans les frappes sur les infrastructures stratégiques, leur efficacité diminue fortement face aux cibles mobiles et protégées. L’exemple des attaques ukrainiennes sur les dépôts pétroliers russes, notamment celui de Smolensk en décembre 2024, illustre parfaitement leur potentiel destructeur. En ciblant des installations fixes et faiblement défendues, les drones permettent de frapper l’ennemi en profondeur tout en minimisant les risques pour leurs opérateurs.
Mais lorsqu’il s’agit du champ de bataille dynamique, cette efficacité est loin d’être systématique. Premièrement, les colonnes de blindés, principalement du côté russe, appliquent dorénavant des manœuvres de dispersion et diversion systématiques. Cela rend beaucoup plus difficiles l’identification et la destruction des cibles par les drones d’attaque. Par ailleurs, les véhicules sont de plus en plus équipés de brouilleurs embarqués, capables de dérégler les trajectoires, ainsi que de leurres thermiques et radar pour tromper les drones en simulant de fausses signatures de véhicules ou en créant des interférences. De nombreuses entreprises se sont spécialisées dans la LAD comme l’américain Dedrone ou le leader français Cerbair.
Face à l’essor des défenses anti-drones à bas coûts, la nécessité de produire des drones plus avancés et sophistiqués s’est accrue. L’illustration la plus frappante est le déséquilibre entre le coût comparé des drones Shahed-136 et les brouilleurs portatifs que chaque soldat peut détenir sur lui ou dans son sac.
Mais les drones restent une arme incontournable et nécessaire
En Ukraine, leur emploi s’est intensifié au sein des unités d’infanterie et des groupes spécialisés. Une brigade de drones a même été créée : l’Aerorozvidka. Des vidéos montrent des drones FPV ukrainiens neutralisant des chars russes T-72 et T-80, frappant directement les points vulnérables, comme les moteurs ou les tourelles. Près de 75 % des chars détruits l’ont été par ou à l’aide de drones. Ceux-ci sont également utilisés pour harceler les convois logistiques russes, rendant plus difficile l’acheminement des munitions et du ravitaillement sur la ligne de front. De plus, l’Ukraine a su développer des drones navals qui ont affaibli la flotte russe en mer Noire, avec la destruction du navire de débarquement Tsesar Kounikov le 13 février 2024 ou encore du navire de patrouille Sergeï Kotov au large de la Crimée le mois suivant, alors même que ce pays ne possède pas de marine.
L’attaque ukrainienne, dans la nuit du 10 mars 2025, illustre parfaitement le rôle clé que représentent toujours les drones. Ce raid aérien composé de plusieurs centaines d’engins fut le plus important contre la Russie depuis le début du conflit. Seuls les drones permettent de telles incursions sur les territoires ennemis, allant même jusqu’à la région de Moscou, où 91 appareils furent abattus. Plus de 20 000 drones seraient utilisés par les Ukrainiens, avec environ 300 aéronefs détruits quotidiennement, soit un peu moins de 9 000 par mois, pour l’ensemble des forces présentes.
Comme le rapportent des soldats ukrainiens lors d’une interview accordée à France 24 en février 2025, « le recours aux drones est une nécessité pour survivre » dans ce conflit alliant guerre des tranchées et guerre high-tech. De nombreuses vidéos montrent les actions des drones de surveillance et FPV de la 127e brigade de défense territoriale ukrainienne face à l’offensive russe à Kharkiv.
Une diversification des modèles et des missions
Chaque type de drone répond à des besoins spécifiques, allant de la reconnaissance stratégique aux frappes ciblées, en passant par des opérations de harcèlement et de disruption logistique. Cette évolution témoigne d’un changement profond dans la conduite des conflits, où les drones ne sont plus un simple appui, mais un vecteur opérationnel central.
Par exemple, du côté ukrainien, de nombreux drones kamikazes ou d’attaque sont utilisés comme les FPV, Beaver, ASU-1 Valkyrja, les Cajan (drone tactique léger), Vampire, R18, Punisher ou même le TB2, polyvalent, aussi produit sur le territoire ukrainien. Les Russes emploient principalement des Lancet 3, Kronstadt Orion, mais aussi les drones iraniens Shahed 136 et Mohajer-6. En plus des drones aériens, les drones maritimes et terrestres sont employés, bien qu’ils restent pour le moment moins développés.
Une capacité d’adaptation constante
Les drones traditionnels, comme le TB2, montrent leurs limites face aux brouilleurs et à la DCA. Pour contrer ces vulnérabilités, les industriels développent des drones low observable, difficiles à détecter par les radars et résistants aux interférences. Les drones Ghost de la société Anduril Industries combinent furtivité radar et thermique, et peuvent poursuivre leurs missions même en cas de brouillage.
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Par ailleurs, afin d’échapper aux systèmes de défense, de réduire leurs dépendances aux communications, mais aussi d’améliorer leurs capacités, les drones intègrent de l’IA embarquée. Cela permet de contourner les éventuels brouillages, adapter les trajectoires en temps réel, et surtout de constituer des essaims intelligents afin de saturer le champ de bataille et d’effectuer des manœuvres complexes de manière autonome. C’est l’un des enjeux majeurs : les drones, en grand nombre, peuvent désormais coordonner leurs attaques sans supervision humaine. Le programme Cohésion de Thales permet d’ajuster le niveau d’autonomie des essaims afin de répondre aux besoins des forces lors des différentes phases de la mission.
Enfin, depuis le début de l’année 2025, les forces ukrainiennes ont transformé les drones FPV pour les équiper de fusils d’assaut et non de charges explosives. Ce système permet donc de viser les combattants adverses directement et à plusieurs reprises. Ces drones sont ainsi réutilisables et peuvent enchaîner plusieurs missions, témoignant de l’adaptabilité remarquable de ce nouvel outil.