« Réserve, active ; est-ce que les balles distinguent ? » écrivait Maurice Genevoix dans Ceux de 14. L’aphorisme conserve toute sa force aujourd’hui, alors que l’Europe redécouvre la dure réalité des guerres.
La guerre en Ukraine, tout comme les combats récents en Israël, rappellent la primauté de la masse et de la capacité de mobilisation. La France, longtemps convaincue que son modèle d’armée professionnelle et compacte suffirait, redécouvre les vertus d’une réserve. Le 5 mars 2025, Emmanuel Macron, dans une allocution télévisée solennelle, a exhorté les Français : « la patrie a besoin de vous ». Le message est clair : sans un renfort massif, la puissance militaire française risque de ne pas être à la hauteur des défis futurs.
L’ambition est considérable : d’ici 2030, le ministère des Armées veut doubler les effectifs de la réserve et en élever le niveau de compétence au point que les réservistes puissent occuper, en opérations extérieures, les mêmes postes que leurs camarades d’active. L’échéance est stratégique : à cette date, l’armée de terre espère pouvoir engager puis relever une division complète dans un conflit majeur. Une réserve étoffée doit fournir la masse nécessaire pour tenir dans la durée. En clair, il ne s’agit plus seulement de supplétifs, mais bien de bâtir une armée de réserve.
Une population hétérogène et fragile
L’édifice repose pourtant sur des fondations fragiles. Plus de la moitié des réservistes n’ont jamais servi sous les drapeaux. Leurs périodes d’engagement se concentrent le week-end ou durant leurs congés, au prix de sacrifices familiaux et de chevauchements professionnels. Leur employeur principal tolère difficilement de longues absences, et la réserve ne leur offre ni carrière parallèle ni véritable perspective d’avancement. Ce manque de disponibilité et de reconnaissance complique l’engagement et, surtout, la fidélisation.
Un tiers des effectifs de la réserve est composé d’anciens militaires : sous-officiers et officiers dont l’expérience constitue un capital précieux. À cela s’ajoute une poignée d’anciens appelés (environ 10 %). Ces profils aguerris trouvent naturellement leur place dans les états-majors et les structures de commandement, où leur expertise est irremplaçable. Mais leur contribution reste qualitative : ils ne fournissent pas la masse que réclamerait un engagement prolongé de haute intensité.
Une réserve cantonnée à des missions subalternes
Aujourd’hui, la réserve française joue surtout les utilités. Elle alimente la mission Sentinelle, déployée depuis les attentats de 2015 pour sécuriser l’espace public, et contribue à la protection des infrastructures militaires. Mais elle n’est pas en mesure de se transformer en unités opérationnelles prêtes à l’emploi. Là encore, la comparaison avec Israël est éclairante. Tsahal dispose d’unités de réserve formées d’anciens conscrits ayant effectué trois années de service. Ces « vétérans » constituent un vivier immédiatement mobilisable, cohérent et aguerri. La France n’offre ni la même durée d’instruction initiale, ni le même degré de préparation collective. Organisation, entraînement et équipement ne permettent pas d’atteindre ce degré de réversibilité.
Deux modèles en concurrence
Face à ce constat, deux options se dessinent. Le modèle français traditionnel maintient la réserve intégrée à l’active : un réserviste rejoint le régiment de son choix, sert dans sa compagnie de réserve et partage cérémonies, traditions et esprit de corps. Cet enracinement symbolique n’est pas négligeable. Il facilite aussi la gestion des effectifs : un régiment qui souhaite recourir à des réservistes peut se tourner vers sa propre unité de réserve, dans un circuit court et familier.
L’autre modèle, plus ambitieux, consiste à créer une armée de réserve distincte, à l’instar de la Garde nationale américaine. Celle-ci dispose de ses propres unités, de son propre commandement, et assume des missions clairement définies, en parallèle de l’active.
Des contraintes géographiques et opérationnelles
L’intégration actuelle se heurte à deux obstacles majeurs. Le premier est la localisation. L’essentiel des régiments de l’armée de terre se situe dans le grand Est, loin des grands bassins de population, notamment l’Île-de-France. À l’exception de l’Alsace, cette zone est peu peuplée, obligeant les réservistes à de longs trajets pour rejoindre leur régiment. La réserve reste ainsi peu visible, difficile d’accès et méconnue du grand public. Vouloir doubler les effectifs dans ces conditions relève de la gageure.
Le second obstacle tient aux missions confiées. La mission Sentinelle, notamment, repose sur des mandats de deux mois, parfois réduits mais encore trop longs pour la majorité des réservistes. Rares sont les employeurs prêts à libérer un salarié pour un mois complet. La gendarmerie, plus pragmatique, intègre ses réservistes pour des patrouilles d’une journée. Transposée à l’armée de terre, une telle organisation permettrait d’alimenter Sentinelle par des rotations courtes, compatibles avec les obligations professionnelles.
Le précédent du 24e régiment d’infanterie
Une piste se dessine : créer des unités de réserve implantées au cœur des bassins de population, placées sous un commandement unifié. Le 24e régiment d’infanterie, basé dans les Yvelines, en fournit un exemple encourageant. Composé à 98 % de réservistes, il offre les mêmes capacités opérationnelles qu’une compagnie de réserve intégrée à un régiment.
Une telle logique pourrait être élargie, en s’appuyant sur le Commandement du territoire national, déjà responsable de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris. Cette structure pourrait servir de colonne vertébrale à une véritable armée de réserve nationale. En concentrant moyens, formation et matériel, elle garantirait aux réservistes un encadrement dédié, libéré de la priorité systématiquement donnée à l’active. Le principe « un chef, une mission, des moyens » pourrait enfin s’appliquer à la réserve, qui cesserait d’être un appoint pour devenir un pilier.
L’esprit de corps, ingrédient essentiel
Mais au-delà des moyens, reste la question immatérielle : l’esprit de corps. Sans cet attachement, l’engagement militaire s’affadit. La réactivation de régiments historiques dans les grandes villes — là où pères et grands-pères ont servi, parfois au prix du sang, en Algérie ou en 1940 — pourrait ranimer cet enracinement. En rendant tangible la continuité entre générations, la réserve gagnerait en profondeur affective et symbolique.
Un investissement stratégique
La création d’une armée de réserve ne sera pas bon marché. Il faudra bâtir des infrastructures, acquérir des équipements et former des instructeurs. Mais l’investissement offrirait à la France la profondeur stratégique qui lui manque pour soutenir dans la durée un engagement majeur. Dans un monde où les menaces s’accumulent, la masse redevient une arme. Genevoix avait raison : les balles ne distinguent pas.