Après 14 ans de travaux et près de 5 milliards de dollars investis, ce projet colossal mené par le gouvernement éthiopien est un carrefour où s’entrechoquent les intérêts de plusieurs pays. Il s’inscrit dans un contexte particulier de dépendance commune au Nil et se veut l’illustration de la dimension géopolitique qui entoure aujourd’hui la question de l’énergie.
L’énergie comme instrument de puissance régionale
Avec l’inauguration du barrage de la Renaissance, l’Éthiopie dispose d’un atout majeur : une capacité de production hydroélectrique qui dépasse ses propres besoins domestiques. En transformant son excédent en électricité exportable, Addis-Abeba se dote d’un moyen de pression diplomatique inédit. Fournir de l’énergie au Kenya, au Soudan ou à Djibouti, c’est bâtir des relations de dépendance et affirmer son rôle de moteur régional. Dans un continent où la rareté énergétique freine encore la croissance, l’électricité devient ainsi un outil de projection de puissance.
Le paradoxe de la puissance enclavée
Mais cette ambition se heurte à une contrainte structurelle : l’Éthiopie est un pays enclavé depuis l’indépendance de l’Érythrée en 1993. Pour un État de plus de 120 millions d’habitants, privé d’accès direct aux mers, chaque exportation doit passer par le bon vouloir de ses voisins. L’absence de façade maritime est vécue comme une vulnérabilité stratégique, surtout au moment où l’électricité devient le nouveau moteur d’influence. Le GERD (Grand Ethiopian Renaissance Dam), en créant un surplus d’énergie, met en lumière cette contradiction : produire à grande échelle n’a de sens que si l’on peut acheminer librement cette ressource vers les marchés extérieurs.
La mer Rouge, corridor vital
C’est pourquoi l’accès à la mer Rouge est devenu un objectif géopolitique affirmé par Abiy Ahmed. Les ports de Djibouti assurent déjà l’essentiel du commerce éthiopien, mais à un coût jugé prohibitif et dans une dépendance quasi totale. Retrouver un corridor souverain — vers Assab en Érythrée, Berbera au Somaliland ou Port-Soudan — signifierait rompre cet étau. Dans la vision du gouvernement, l’électricité produite par le GERD pourrait servir de levier de négociation : en échange d’énergie, obtenir des accords préférentiels pour des corridors maritimes. La diplomatie de l’électricité s’articule ainsi directement à la quête d’un accès maritime.
Un enjeu existentiel et conflictuel
« La quête de l’Éthiopie pour un accès à la mer Rouge est une question de survie », c’est par ces mots qu’en 2023, le président éthiopien Abyi Ahmed avait souligné devant le parlement le caractère vital du rétablissement d’un accès à la mer. Derrière cette formule se cache une conviction : sans ouverture maritime, la croissance économique et l’influence régionale restent bridées. Mais cette revendication suscite l’inquiétude des voisins, notamment l’Égypte, déjà hostile au GERD et qui a émis une protestation auprès du Conseil de sécurité de l’ONU. L’Érythrée est également préoccupée, soucieuse de préserver sa souveraineté sur ses ports. Dans une zone où se croisent les intérêts de grandes puissances — Chine, États-Unis, pays du Golfe —, la volonté éthiopienne de transformer sa puissance énergétique en accès maritime prend une dimension stratégique majeure, susceptible de redessiner les équilibres de la Corne de l’Afrique.