Historien et docteur en histoire, Jean-Baptiste Noé consacre une biographie magistrale à Léon XIII. Il y raconte comment le pape diplomate, privé d’État mais non d’influence, parvint à restaurer le prestige du Saint-Siège dans un monde profondément bouleversé par les nationalismes, la sécularisation et la naissance de la modernité politique.
Léon XIII (1810-1903)
Né Gioacchino Pecci à Carpineto Romano, Léon XIII fut élu pape en 1878, succédant à Pie IX. Son pontificat, long de vingt-cinq ans, marqua la renaissance diplomatique du Saint-Siège après la perte des États pontificaux. Intellectuel raffiné, homme de prière et fin stratège, il s’employa à rétablir le prestige moral de la papauté dans un monde sécularisé. Auteur de nombreuses encycliques, dont Rerum novarum (1891), il posa les bases de la doctrine sociale de l’Église et redonna à Rome un rôle d’arbitre sur la scène internationale. Il mourut en 1903, laissant l’image d’un pape moderne, à la fois ferme dans la foi et ouvert au dialogue avec le monde.
Jean-Baptiste Noé, Léon XIII. Le pape de la modernité, Salvator, 2025
Étienne de Floirac – Après la perte des États pontificaux en 1870, le Saint-Siège semblait condamné à l’isolement. Dans quel état Léon XIII trouve-t-il la diplomatie vaticane à son élection ?
Jean-Baptiste Noé – Léon XIII hérite d’une diplomatie affaiblie, presque inexistante. Après la chute de Rome et la fin des États pontificaux, la debellatio, le pape n’est plus qu’un « prisonnier du Vatican ». Le Saint-Siège n’a plus d’armée, plus de territoire, et la plupart des chancelleries européennes considèrent le souverain pontife comme un acteur marginal. Pourtant, Léon XIII comprend très tôt que cette perte apparente de puissance matérielle peut devenir une force. Privé de moyens temporels, il va miser sur le pouvoir spirituel et moral de la papauté, en se plaçant au-dessus des États et de leurs querelles. C’est ainsi qu’il inaugure une diplomatie nouvelle, fondée sur la parole, la médiation et le prestige.
Étienne de Floirac – On dit souvent que Léon XIII fut un pape diplomate plus qu’un pape politique. Est-ce une distinction juste ?
Jean-Baptiste Noé – C’est une distinction subtile, mais réelle. Léon XIII n’est pas un homme de pouvoir au sens politique du terme ; il est avant tout un diplomate qui cherche à maintenir le dialogue. Sa diplomatie n’a rien de manœuvrière : elle repose sur une vision anthropologique et chrétienne des relations entre nations. Pour lui, la paix ne se fonde pas sur la peur ou la contrainte, mais sur la justice et la vérité. C’est ce qui le conduit à s’adresser à tous les gouvernements, même les plus hostiles, sans jamais renoncer à la liberté de l’Église.
Étienne de Floirac – Comment parvient-il à restaurer le prestige du Saint-Siège ?
Jean-Baptiste Noé – Par le travail, la constance et une connaissance fine des ressorts diplomatiques européens. Léon XIII relance les relations avec les grandes puissances : il rétablit un dialogue avec l’Allemagne de Bismarck, apaise les tensions avec l’Autriche et l’Espagne, entretient un canal discret avec la Russie orthodoxe. Il s’efforce de replacer le Saint-Siège au centre du concert des nations, non plus comme puissance temporelle, mais comme autorité morale universelle.
Il multiplie aussi les médiations : dans les conflits entre l’Allemagne et l’Espagne pour les Carolines, entre la France et l’Italie, ou encore dans des litiges coloniaux. Chaque fois, la papauté apparaît comme un arbitre au-dessus des intérêts partisans. C’est cette diplomatie de la parole, de la mesure et du compromis qui redonne au Vatican son rayonnement perdu.
Étienne de Floirac – L’un de ses premiers défis fut l’hostilité de l’Italie unifiée. Comment Léon XIII gère-t-il cette situation délicate ?
Jean-Baptiste Noé – C’est une épreuve majeure. L’Italie, devenue un royaume unifié autour de la famille de Savoie, a annexé les territoires pontificaux et fait de Rome sa capitale. Mais la nouvelle monarchie, franc-maçonne et anticléricale, est violemment anti-chrétienne et cherche à effacer l’Église de la surface de l’Italie.
Pour Léon XIII, accepter cette situation reviendrait à reconnaître la spoliation. Mais s’enfermer dans un refus absolu risquerait d’isoler le Saint-Siège. Le pape choisit une position d’équilibre : il refuse de reconnaître le Royaume d’Italie, mais il ne rompt pas le dialogue.
Sa stratégie consiste à internationaliser la question romaine. Plutôt que d’en faire un contentieux bilatéral, il la présente comme un problème de liberté religieuse et d’indépendance spirituelle. En agissant ainsi, il transforme un différend territorial en une cause universelle. Cette finesse politique est typique de Léon XIII : il ne cède jamais sur les principes, mais il sait adapter leur expression au contexte diplomatique.
Étienne de Floirac – Léon XIII a aussi dû affronter le Kulturkampf en Allemagne. Comment a-t-il réussi à sortir de ce conflit ?
Jean-Baptiste Noé – Le Kulturkampf, mené par Bismarck contre l’Église catholique, visait à soumettre le clergé à l’État prussien. Lorsque Léon XIII arrive sur le trône de Pierre, la tension est à son comble : des évêques sont emprisonnés, des séminaires fermés. Le pape comprend que l’affrontement direct est stérile. Il choisit donc la voie du dialogue patient, sans renoncer à la fermeté doctrinale.
Il s’adresse à Bismarck en homme d’État, pas en adversaire. Peu à peu, grâce à une diplomatie discrète, il obtient la levée de plusieurs lois anticléricales et le rétablissement partiel de la liberté religieuse. Ce succès illustre sa méthode : ne jamais humilier, toujours chercher la conciliation. À la fin de son pontificat, le Saint-Siège est redevenu un interlocuteur respecté, y compris par ceux qui avaient voulu l’anéantir.
Étienne de Floirac – La France, à la même époque, entre dans la IIIᵉ République anticléricale. Comment Léon XIII aborde-t-il ce contexte ?
Jean-Baptiste Noé – Léon XIII connaît bien la France, et il est très francophile. Il comprend que la République n’est pas seulement un régime politique, mais un fait social durable. Plutôt que de condamner, il appelle les catholiques français à faire avec la République, en opérant une distinction entre le régime politique, républicain, et l’idéologie politique, la République. En somme, si Léon XIII demande aux catholiques français de faire avec la forme du régime républicain, c’est pour éloigner l’idéologie républicaine.
C’est ce que l’on a appelé le ralliement. À tort, car Léon XIII n’a jamais employé ce terme. Ce geste, incompris à l’époque par une partie du clergé et des fidèles, s’inscrit dans la même logique que le reste de sa diplomatie : ne pas se couper du monde, mais y agir de l’intérieur pour y faire entendre la voix de l’Église.
Ce choix courageux visait à désamorcer le conflit entre foi et modernité. En invitant les catholiques à participer à la vie publique, Léon XIII anticipait une forme de dialogue entre l’Église et la démocratie qui portera ses fruits au XXᵉ siècle.
Étienne de Floirac – Au fond, quelle est la vision politique de Léon XIII ?
Jean-Baptiste Noé – Léon XIII n’est pas un idéologue. Sa vision politique découle de sa théologie. Il croit à la complémentarité entre le pouvoir spirituel et le pouvoir civil, chacun ayant sa légitimité propre. L’État n’est pas un adversaire, mais il doit reconnaître les lois naturelles et morales qui fondent toute société juste. C’est cette conviction qu’il développe dans ses grandes encycliques, notamment Immortale Dei et Rerum novarum.
Pour lui, la diplomatie n’est pas une ruse, mais une forme de charité politique : servir la paix, protéger la dignité humaine, défendre la liberté de l’Église. En ce sens, Léon XIII incarne un modèle de gouvernance spirituelle que l’on pourrait qualifier de « puissance sans puissance ».
Étienne de Floirac – En quoi son action a-t-elle façonné la diplomatie du Vatican moderne ?
Jean-Baptiste Noé – Léon XIII est, en quelque sorte, le fondateur du Vatican moderne. Il a transformé une institution perçue comme archaïque en acteur moral global. La diplomatie du Saint-Siège, telle qu’on la connaît aujourd’hui, active, présente dans les conflits, attentive aux droits de l’homme et à la paix, trouve son origine dans ses initiatives.
Ses successeurs, de Pie X à Jean-Paul II, ont prolongé son œuvre. Mais c’est Léon XIII qui a tracé la voie : celle d’un pape sans armée ni territoire, mais dont la voix résonne dans toutes les chancelleries. Son génie fut de comprendre que, dans le monde moderne, l’influence spirituelle vaut plus que la puissance matérielle.
Étienne de Floirac – Son pontificat a duré vingt-cinq ans. Quel héritage laisse-t-il derrière lui ?
Jean-Baptiste Noé – Un héritage immense. Léon XIII a réconcilié l’Église avec la modernité sans la trahir. Il a redonné confiance à la papauté après les humiliations du XIXᵉ siècle et posé les bases de la présence internationale du Saint-Siège. Son action diplomatique a montré que l’Église pouvait parler à tous les peuples, quelles que soient leurs croyances ou leurs régimes politiques.
Dans un monde déchiré par les nationalismes, il a rappelé que la vraie puissance ne réside pas dans la conquête, mais dans le service. C’est pourquoi Léon XIII demeure, aujourd’hui encore, une référence majeure pour comprendre ce qu’est la diplomatie pontificale : un art de la paix fondé sur la vérité.










