À l’heure où le multilatéralisme bat de l’aile et que les rapports de force régissent la grammaire des relations internationales, des micro-États ou des petites puissances peuvent encore exister et s’imposer sur la scène internationale et transformer leur vulnérabilité en force, tout en devenant indispensables aux autres.
Un article à retrouver dans le N60 de Conflits. Vatican. La puissance du temps long.
Dans le bras de fer imposé par les États-Unis au sujet des droits de douane, l’UE a fait montre d’un manque criant d’unité stratégique, avec une Allemagne dépendante de ses exportations automobiles désireuses d’éviter l’escalade, et une France plaidant mollement pour plus de fermeté. Force est de constater que, face à un Trump réputé imprévisible, les dirigeants européens ont opté pour la tactique de l’apaisement, acceptant un rapport de force déséquilibré pour éviter une guerre commerciale, au mépris de leur propre levier et outil de rétorsion. Tout aussi dépendant du parapluie sécuritaire américain, le Canada, n’a pas eu la même attitude de soumission.
Contrairement à l’image d’une Union européenne faible, incapable d’imposer ses conditions et de défendre ses intérêts à Washington, le Canada du Premier ministre Mark Carney a su défendre ses lignes rouges, affirmant en mai 2025 que son pays n’était pas à vendre, bravant la volonté trumpienne de faire du Canada son 51e État. Son
prédécesseur Justin Trudeau avait pu de son côté en 2018 renégocier l’accord de l’ALENA, tout en évitant la rupture. Comment dès lors expliquer ce phénomène et dans quelle mesure les petites et moyennes puissances parviennent-elles à affirmer leur souveraineté dans un système international dominé par les grandes puissances ?
Des vulnérabilités structurelles
La dépendance économique et commerciale est le lot des petites puissances. Elles sont davantage vulnérables aux sanctions et aux pressions de leurs ombrageux voisins, à l’exemple du Qatar face au blocus saoudien et des pays du Golfe en 2017. Elles sont davantage marginalisées dans les grandes négociations internationales où les accords de libre-échange sont souvent dictés par les grandes puissances.
À cet état de fait s’ajoute la dépendance sécuritaire et stratégique. Les petites puissances sont contraintes et forcées de s’abriter sous un parapluie d’alliance, à l’image des pays baltes qui ont bâti leur architecture de sécurité avec l’OTAN. D’où le risque de satellisation par une grande puissance à l’image de la situation prévalant durant la guerre froide, et plus récemment les lignes de fracture entre puissances rivales (Moldavie, Géorgie… tiraillées entre Russie et UE).
Enfin, les petites puissances peinent à gagner en autonomie du fait de leur faible capacité militaire et diplomatique. Des ressources limitées obèrent la projection de la puissance. Reste la nécessité de recourir à des stratégies de contournement extrêmement variées allant du soft au hard power.
Comment affirmer sa souveraineté ?
Pour exister sur l’échiquier international, des petites puissances ont intérêt à maîtriser la grammaire des relations internationales et de savoir mutualiser les ressources pour peser davantage. Les intégrations régionales peuvent en soi constituer un multiplicateur de puissance, que ce soit l’adhésion à l’UE, à l’ASEAN ou encore au Mercosur. Le Canada a ainsi su habilement s’appuyer sur le Mexique pour contenir Trump lors de la renégociation de l’ALENA. De même, pour affirmer leur indépendance, les pays baltes utilisent le multilatéralisme (OTAN et UE).
En dehors des alliances régionales, il y a l’usage du droit international et des institutions multilatérales. Des petites puissances peuvent utiliser la norme comme bouclier, comme l’atteste le Costa Rica, qui a misé sur l’arme du droit et un investissement accru au sein des organisations régionales et internationales, après avoir aboli son armée. En Asie, Singapour maximise son rôle au sein de l’OMC et les accords internationaux pour faire valoir ses intérêts.
Dans certains cas, le soft power peut être utilisé comme une arme d’influence. D’abord à travers la valorisation d’une culture, la mise en valeur du progrès scientifique ou l’attachement à des normes. La reconnaissance mutuelle entre Israël et l’OLP n’aurait pu aboutir sans l’effort déployé par la diplomatie norvégienne. Oslo, qui a fait usage de sa rente pétrolière pour constituer un des plus grands fonds souverains du monde, se forgeant une réputation internationale disproportionnée à sa taille.
Pratiquée par la Suisse neutre, la diplomatie de médiation au service de la paix fut naguère en Afrique et en Asie l’apanage de l’Algérie, sous l’ère du président Boumediene (1965-1978) qui connut son âge d’or tiers-mondiste en réalisant d’importantes percées diplomatiques, rôle aujourd’hui attribué au sultanat d’Oman dans les pourparlers américano-iraniens.
On l’aura compris, les leviers spécifiques qui transforment la faiblesse en atout ne manquent pas. À cet égard, la géographie s’inscrit comme une ressource première. En effet, des États stratégiquement situés deviennent incontournables. Aussi vulnérable soit la Turquie empêtrée dans d’interminables crises, sa position géostratégique demeure une réalité que l’on ne peut nier. Singapour sur le détroit de Malacca, Oman dans le Golfe, Djibouti dans le détroit de Bab el-Mandeb sont des archétypes de petites puissances qui tirent profit de leur rente géographique. Outre les petits États géostratégiques majeurs, on recense des États insulaires qui peuvent utiliser leur ZEE comme levier. C’est le cas de Maurice et des Seychelles dans l’océan Indien.
Le deuxième levier est celui de la spécialisation : diplomatique, mais aussi et surtout économique. Rien ne prédisposait le Luxembourg et la Suisse, États enclavés aux ressources limitées, à se muer en paradis fiscal pour le premier et place de la finance pour le second au surplus de son taux d’industrialisation supérieur à celui de la France. La part de l’industrie dans le PIB de la France oscillait autour de 17 % en 2024 contre 24 % en Suisse, 14 fois plus petite (41 285 km² pour 8,9 millions d’habitants).
Au Moyen-Orient les Émirats arabes unis affichent une santé plus insolente que l’Arabie saoudite parce qu’ils ont notamment misé avec succès sur la logique de l’investissement.
Troisième et dernier levier, la résilience et l’adaptation aux pressions, la capacité de survie par la flexibilité. Le petit Qatar a su en 2017 transformer le blocus imposé par ses voisins arabes l’accusant de financement du terrorisme en opportunité de diversification économique et en réaffirmant ses liens géostratégiques avec la Turquie, mais aussi l’Iran. Doha a développé une stratégie triple, d’abord en diversifiant ses approvisionnements vis-à-vis de Téhéran et d’Ankara, développant ses infrastructures logistiques et agricoles de manière accélérée et son soft power sportif en raflant l’organisation de la Coupe du monde de 2022. Autrement dit, au lieu de l’étouffer, le blocus a renforcé l’autonomie économique et diplomatique du Qatar.
Plus près de nous, la Finlande et la Suède, pays neutres et bien rodés dans la diplomatie de médiation, forts d’un soft power normatif à la sauce scandinave, ont basculé dans le camp euro atlantique après l’invasion du territoire ukrainien par la Russie. Un choix souverain qui leur a fait changer de paradigme sécuritaire.
“Les petites puissances se sont créées une présence originale dans le monde”

Singapour a bâti une puissance là où il n’y avait rien
Singapour, archétype de la petite puissance
La cité-État de Singapour, indépendante depuis 1965, souffre de l’exiguïté de son territoire (728 km² pour 6 millions d’habitants). Sans profondeur stratégique ni ressources naturelles, elle a réussi à devenir une puissance reconnue, car sa stratégie de développement s’est avérée payante. La légitimité de sa souveraineté s’appuie sur un contrat que l’on pourrait résumer par cette formule : prospérité économique en échange de discipline politique. Mais aussi le farouche attachement des institutions à l’autonomie décisionnelle du pays vis-à-vis des grandes puissances régionales.
Dès son indépendance, Singapour a senti sa vulnérabilité face à ses deux voisins malais et indonésien. Autre vulnérabilité, le caractère multiethnique de sa société composée de Chinois, de Malais et d’Indiens. L’État a imposé une identité singapourienne qui se veut un mélange d’éducation civique, une promotion de politiques multiculturelles, du bilinguisme, faisant de l’anglais la langue officielle aux côtés des langues maternelles de ses citoyens. Un patriotisme civique qui sert à renforcer la cohésion et en définitive la souveraineté nationale.
La première stratégie adoptée par le pouvoir singapourien répond à un souci de hard power et de quête de la dissuasion par l’exemple en mettant en place un service militaire obligatoire de deux ans, en dotant une armée technologiquement avancée par son aviation et ses performances dans la cyberdéfense. Sur le plan diplomatique, Singapour a forgé des alliances sélectives au travers de partenariats militaires avec les États-Unis, l’Australie, Israël, tout en évitant un alignement excessif.
Par un investissement massif dans les infrastructures portuaires qui l’a transformé en hub incontournable du commerce mondial, Singapour est ainsi plus légitime dans sa pratique pragmatique de la diplomatie, qui se traduit par un équilibre de ses relations entre les États-Unis, garants de sa sécurité, la Chine, son premier partenaire commercial, et l’Inde. Sans oublier l’ASEAN, clé de voûte de sa stratégie de défense du multilatéralisme pour ne pas se laisser instrumentaliser par une grande puissance. Singapour s’est également affirmée en médiateur dans les crises régionales : c’est dans la cité-État que Trump et son homologue nord-coréen Kim se sont rencontrés en 2018.
Malgré son poids démographique modeste, la voix de Singapour demeure écoutée auprès des instances régionales et internationales. Une prouesse qui n’est pas sans rappeler la trajectoire de l’État d’Israël qui, en dépit de sa dépendance vis-à-vis des États-Unis, maintient une autonomie technologique dans le domaine de la cybersécurité, des drones ou encore du renseignement.
Étude de cas : la Suisse et l’Azerbaïdjan
En août 2025, les États-Unis de Donald Trump ont imposé à la Suisse un tarif punitif de 39 % sur ses exportations, un niveau sans équivalent parmi les partenaires occidentaux. Ce coup de massue frappe directement les secteurs clefs (horlogerie, machines de précision, chocolaterie), révélant la vulnérabilité structurelle de l’économie helvétique face à son premier marché hors UE. Petit pays enclavé, la Suisse pratique la neutralité armée et abrite le siège de plusieurs organisations internationales. Berne s’appuie sur sa neutralité et son rôle de médiateur pour désamorcer les crises. Mais dans le cas de Trump, ces atouts se sont retournés contre elle.
La Suisse réalise son isolement. Elle n’appartient à aucune alliance militaire hypothétiquement en mesure de contrebalancer la pression américaine et n’a pas de leviers économiques offensifs, vu que son économie est tournée vers l’export haut de gamme. D’où la réduction des marges de manœuvre helvétiques. D’autant que Washington exige en échange une ouverture accrue au GNL américain et un alignement sur ses positions commerciales. Le contrat d’achat de 36 F-35 américains par la Suisse pour un montant équivalent à 6 milliards de francs suisses est devenu pour Washington une carte de négociation : il n’y aura pas de remise tarifaire sans respect intégral du contrat. Voici un bras de fer paradoxal : le seul levier potentiel suisse (réduire sa dépendance militaire à l’industrie américaine) risquerait de coûter plus cher politiquement et économiquement.
Contrairement au Canada, qui avait su s’allier au Mexique et à l’UE pour contenir Trump en 2018, la Suisse a fait les frais de son isolement. Ne disposant que de leviers financiers et institutionnels, le cas suisse illustre les limites de la neutralité comme stratégie souveraine lorsqu’elle n’est pas adossée à des alliances solides ou à une base de ressources comparable à celle de l’Azerbaïdjan.
Petite puissance riche en hydrocarbures, l’Azerbaïdjan a une superficie et une population limitées face à ses deux grands voisins que sont la Russie, au nord, et l’Iran, au sud. Initialement dépendante de la Russie, l’Azerbaïdjan est parvenue, contrairement à son ennemi arménien, à rééquilibrer sa politique étrangère par une diplomatie multivectorielle. Maximisant ses leviers énergétiques (via l’usage des pipelines BTC vers la Turquie, TANAP, TAP vers l’Europe), la pétro-dictature azerbaïdjanaise est devenue indispensable à l’UE pour diversifier son approvisionnement alors que ces derniers ne constituent qu’une part subsidiaire (4,3 % des importations de gaz de l’UE en 2024). Autrement dit, la rente énergétique est devenue un bouclier de souveraineté. Sur le plan diplomatique, l’équilibre entre la Russie, la Turquie, l’Iran et les pays occidentaux, le partenariat stratégique avec Israël, l’alliance militaire avec la Turquie, couplés à la participation active au mouvement des non-alignés (que Bakou a présidé de 2019 à 2023), ont offert à ce pays du Caucase une tribune diplomatique mondiale disproportionnée par rapport à sa taille.
À ce smart power se greffe le hard power, l’usage de la force et de la coercition qui ont permis aux stratèges azerbaïdjanais de reconquérir l’Artsakh/Haut-Karabagh partiellement en 2020 et entièrement en 2023, au terme d’un nettoyage ethnique et la dissolution de la république autoproclamée du Haut-Karabagh. En cela, l’Azerbaïdjan a agi en sens inverse de l’Arménie, pays pauvre enclavé, dépendant des transferts de la diaspora et démographiquement faible, ayant confié les clés de sa sécurité à la Russie. Elle n’a pas pu opter pour une stratégie porteuse de perspective. Un soft power moral orienté sur la mémoire du génocide et le droit à l’autodétermination de l’Artsakh s’est brisé sur le mur de la realpolitik.
Absence de leviers concrets suffisants pour peser, absence de diplomatie proactive, discours moral ignorant les rapports de force, incapacité de fédérer la diaspora autour du paradigme de l’État-nation, incapacité à transformer la cause de l’Artsakh en atout stratégique, figurent au premier chef de l’impéritie des élites arméniennes à l’origine du désastre de la défaite. Leur tort : avoir surestimé la pérennité d’un seul protecteur, en l’occurrence la Russie, sans diversifier ses leviers d’action, au risque de remettre en cause sa souveraineté. Comme le Canada face à Trump, l’Azerbaïdjan a montré qu’une petite puissance peut résister et s’affirmer en combinant économie, alliances et stratégie militaire.
La géopolitique des petites puissances n’est pas condamnée à l’impuissance, mais dépend de leur capacité à identifier, cultiver et exploiter leurs marges de manœuvre. Si les cas divergent, il est un paradoxe commun : malgré leurs contraintes, ces petites puissances peuvent s’affirmer en combinant alliances, droit, soft power et positionnement stratégique. De sorte que leur survie, tout comme leur souveraineté, dépendent souvent plus de l’intelligence diplomatique que de la force brute.








