<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’année sainte, une manifestation de la romanité

1 décembre 2025

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Jean-Paul II fermant la porte sainte du jubilé de l'an 2000.

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L’année sainte, une manifestation de la romanité

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Depuis le Moyen Âge, à intervalles réguliers, les chrétiens puis les catholiques célèbrent une année sainte : année jubilaire et de pardon. Au-delà de l’aspect pénitentiel des cérémonies, cette manifestation, devenue planétaire, met en relief la place centrale de la ville de Rome et de son évêque dans la vie de foi de plus de 2 milliards de chrétiens.

Un article à retrouver dans le N60 de Conflits. Vatican. La puissance du temps long.


Bernard Berthod, conservateur du musée de Fourvière, est l’auteur de La grande histoire des années saintes, cérémonial, arts liturgiques, pèlerinage et pèlerins, CLD, 2015.


La première célébration d’un jubilé romain a lieu en 1300 à l’appel de Boniface VIII et se perpétue depuis huit siècles. La célébration se transforme, mais le fondement est immuable ; elle consiste à la remise des péchés aux fidèles qui viennent à Rome se recueillir sur le tombeau des apôtres Pierre et Paul dans une démarche de foi et de pénitence. Celle-ci se concrétise dès le xve siècle par le passage d’une porte bien réelle et dont la charge symbolique est très forte. Le pape Boniface a estimé que cette cérémonie devait être renouvelée à chaque début de siècle. Mais très vite, de nombreux chrétiens, et parmi eux de grands saints comme Brigitte de Suède, ont estimé que la cérémonie devait revenir tous les quarts de siècle afin que chaque génération profite de la grâce de cette année particulière et de la remise de leurs péchés. Seul le XIXe siècle échappe à ce rythme à cause d’événements politiques qui empêchent la tenue de l’année sainte en 1800, 1850 et 1875.

Après le concile Vatican II, voyant l’année 1975 approcher, Paul VI hésite à convier à une telle célébration que certains, parmi son entourage et l’épiscopat occidental, jugent anachronique et obsolète en posant une double question : comment concilier le visage d’une Église pauvre et le faste baroque des cérémonies romaines et, plus prosaïquement, comment une capitale moderne pourrait dégager une charge sacrale ? Finalement, Paul VI se convainc, après enquête, que l’année jubilaire reste une tradition vivante dans une double démarche « historique et éternelle » et que, dans l’actuelle société de consommation, au cœur des Trente Glorieuses, il faut donner une visibilité au sacré.

Les actes rituels sont posés par le pontife romain, ses légats et l’appareil liturgique propre au Palais apostolique, tandis que la démarche pèlerine des fidèles est personnelle. C’est donc un moment privilégié de la vie de l’Église, puisqu’il réunit les clercs et les laïcs autour d’un même événement.

Pour obtenir l’indulgence du jubilé, les pèlerins doivent visiter les basiliques romaines et franchir les portes aureæ des quatre basiliques majeures. Boniface VIII fixe la visite aux deux basiliques de Saint-Pierre au Vatican et de Saint-Paul sur la voie d’Ostie ; Clément VI (1350) bien que séjournant en France, assigne la visite à la basilique du Saint-Sauveur, devenu Saint-Jean-du-Latran, sa cathédrale, et Grégoire XI ajoute Sainte-Marie-Majeure en 1375. Les pèlerins rapportent de leur voyage des souvenirs qui leur permettent de poursuivre en pensée leur pèlerinage : médailles, Agnus Dei en cire, briques de murs des portes saintes, souvenirs intimement liés aux cérémonies qu’ils ont pu vivre et ayant la force d’un sacramental.

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Rome, centre du monde

L’année sainte est l’occasion de recentrer la foi catholique à Rome autour de son évêque. Le pape est au centre du processus, il est le seul à décider de l’ouverture de cette année particulière et en est l’acteur principal. Depuis la chute de Jérusalem, abandonnée par les croisés en 1187, Rome devient le lieu de pèlerinage privilégié de la chrétienté. Non seulement y sont ensevelis les deux témoins majeurs de la résurrection du Christ, mais les basiliques abritent de nombreuses reliques de la Passion, sauvées de la destruction par la volonté des pontifes romains. C’est ainsi que, dès le Moyen Âge, des centaines de milliers de pèlerins vont investir la ville tous les vingt-cinq ans, car le jubilé se gagne à Rome et non ailleurs. À la fin du XXe siècle et pour le premier jubilé du XXIe, les papes Jean-Paul II et François ont voulu externaliser la réception des bienfaits de l’année sainte aux diverses églises majeures de la chrétienté (cathédrales, sanctuaires nationaux) dans l’idée d’associer tous les fidèles sans obliger à de grands déplacements. Cependant, en induisant l’année sainte 2025, le pontife François a recentré les cérémonies à Rome, voulant souligner l’unicité et l’importance du lieu.

Urbanisme romain

Ces grands rassemblements ont poussé les papes à devenir urbanistes, car le souci majeur est la circulation des pèlerins. Il faut, pour endiguer le flot des fidèles toujours croissant, tracer et agrandir les rues et bâtir des ponts pour franchir le Tibre et accéder à Saint-Pierre. Pour l’année sainte que Martin V proclame dès son retour à Rome en 1423, le pontife fait restaurer le pont Santa-Maria qui enjambe le Tibre à hauteur de l’île tibérine. Nicolas V, en prévision du jubilé de 1450, fait restaurer les ponts Milvius et Saint-Ange ; Sixte IV fait construire en 1474 le pont reliant le Champ-de-Mars au Trastevere et lui donne son nom.

La perspective de l’année sainte potentialise les efforts pour améliorer la voirie : en 1474, Sixte IV fait percer la via dei Coronari que les Romains ne tardent pas à appeler la via Recta, et de rectifier d’autres rues, car le pape est empreint de l’urbanisme de la Renaissance et de la cité idéale imaginée par Pie II. Clément VII fait tracer, pour 1525, la via del Babuino reliant la porte Flaminia à la place d’Espagne. En 1575, Grégoire XIII ouvre la via Gregoriana permettant de descendre du Pincio vers le Champ-de-Mars.

Pour l’année sainte extraordinaire décrétée par Sixte Quint, le pontife fait tracer une longue voie rectiligne du Pincio à l’Esquilin où s’élève la basilique libérienne et embellit les places en faisant ériger des obélisques monumentaux devant Saint-Pierre, Sainte-Marie-Majeure, Saint-Jean-de-Latran et sur la place del Popolo. Pour 1725, Benoît XIII fait construire l’escalier de la Trinité-des-Monts. Dès son élection, en février 1776 et tout en ouvrant l’année jubilaire, Pie VI pense à dégager l’entrée de la place Saint-Pierre en démantelant la spina. Le projet attendra un siècle et demi pour aboutir à cette percée spectaculaire en 1930 au lendemain du traité du Latran (11 février 1929) ; la via della Conciliazione est opérationnelle pour l’année sainte de la Rédemption, célébrée par Pie XI en 1933. Après la prise de Rome par les troupes de la Maison de Savoie, l’État italien et la municipalité reprendront à leur compte l’urbanisme de la ville, sans négliger l’important flux de pèlerins des années saintes.

De manière récurrente, les Romains subissent des travaux colossaux dans toute la ville et surtout aux abords du Vatican, et ceux en prévision de l’année sainte 2025 ont été gigantesques.

Jean-Paul II fermant la porte sainte du jubilé de l’an 2000.

L’autre souci de l’administration papale est la santé des pèlerins. Les hospices et hôpitaux existants sont agrandis, rénovés, embellis, d’autres sont créés de toutes pièces. Dès avant 1400, Boniface IX érige l’hospice de Santa Maria dell’Anima pour accueillir les pèlerins germanophones, soulageant ainsi l’antique hospice teutonique fondé près de Saint-Pierre par Charlemagne. Sixte IV permet aux Lombards de bâtir leur hospice au Champ-de-Mars et agrandit l’hôpital du Saint-Esprit, près du Vatican. Alexandre VI crée l’hospice des Hongrois et Clément VII fonde l’hôpital San Giacomo in Augusta, opérationnel en 1525.

Dans la perspective de l’année sainte 1575, Philippe Neri centralise l’aide aux pèlerins en créant une archiconfrérie et en organisant, près du pont Sisto, un ensemble hospitalier gigantesque : la Trinité des pèlerins. Pour assurer l’hygiène, l’approvisionnement en eau est une priorité. Il faut restaurer les aqueducs, ce à quoi s’emploient Martin V et Sixte Quint dès avant l’année sainte extraordinaire de 1585, et aménager des fontaines qui, tout en étant des œuvres d’art, sont le centre névralgique des quartiers. Nicolas V crée la fontaine de Trevi au pied du Quirinal, embellit plus tard par Clément XII. Alexandre VI en fait aménager une devant Saint-Pierre et une autre devant Sainte-Marie-du-Trastevere ; Grégoire XIII, une sur la place del Popolo, une autre devant le Panthéon et deux aux extrémités de la place Navone. Sixte Quint aménage celle de Monte Cavallo devant le palais qui est désormais la résidence des papes, une autre au Campo dei Fiori et sur la place Campitelli. Urban VIII crée les fontaines de la place Farnese, et Innocent X fait ériger la fameuse fontaine des Quatre-Fleuves devant son palais familiale, in Agone.

Les travaux de voirie vont de pair avec l’embellissement de la ville. Souvent, les papes romains commencent par leur propre quartier, palais familial, église paroissiale et basiliques voisines. C’est le cas de Martin V Colonna qui restaure l’église des Douze-Apôtres jouxtant le palais familial ainsi que les quatre basiliques majeures qui ont souffert d’un siècle de quasi-abandon. Le pontife encourage les cardinaux à être généreux pour leurs propres titres et diaconies et d’embellir leurs abords. Parmi les créations spectaculaires, il faut noter l’édification de San Pietro in Montorio par Alexandre VI et l’imposante basilique Sainte-Marie-des-Anges élevée au cœur des thermes de Dioclétien par Pie IV sur les plans de Michel-Ange. On ne peut négliger l’activité du Bernin à qui Urbain VIII commande, pour l’année 1625, le baldaquin de Saint-Pierre, la restauration et l’embellissement du pont Saint-Ange et l’aménagement de la place du Quirinal. En 1650, Borromini repense entièrement l’intérieur de Saint-Jean-de-Latran et Bernin couvre de marbres polychrome Saint-Pierre. Pour 1750, Benoît XIV commande une nouvelle statue de l’archange protecteur sommant le château Saint-Ange. En procédant ainsi, les papes veulent que la ville devienne la cité de chaque pèlerin, sa ville de référence, sa Jérusalem céleste et qu’il se l’approprie en priant dans les basiliques et les églises, dont les sette chiese, si chères à Philippe Neri.

“Les jubilés replacent Rome au centre de la chrétienté”

Glorification de la papauté par les objets d’art et les artistes

Lors des années saintes, Rome rayonne aussi par l’enrichissement de son patrimoine liturgique. Les princes et les grands de ce monde ne viennent pas en pèlerinage les mains vides. De nombreuses basiliques sont gratifiées d’œuvres d’art venant de toute l’Europe. Ces libéralités profitent en premier lieu aux églises nationales et aux basiliques majeures dont les princes sont protecteurs. Jusqu’à nos jours, les rois d’Espagne gratifient Sainte-Marie-Majeure tandis que Saint-Jean-de-Latran bénéficie des faveurs de la France. Pour ce faire, les plus grands artistes sont convoqués. Après le grand jubilé de l’an 2000, trois portes monumentales sont réalisées pour les trois basiliques majeures, Saint-Pierre ayant bénéficié d’une porte de bronze pour la clôture de 1950.

L’art des nations se manifeste jusque dans les instruments liturgiques nécessaires pour ouvrir et clore les portes saintes : marteaux pour abattre le mur, truelles, briques et coffrets pour reconstruire le mur et fermer la porte ; objets triviaux qui, dans le contexte cérémoniel, deviennent matériel liturgique. Ces objets sont pour la plupart offerts par le pape lui-même, des souverains attachés à l’une au l’autre basilique, et des cardinaux. En 1525, Benvenuto Cellini réalise le marteau d’or de Clément VII. Un très beau, utilisé par Jules III en 1550 et conservé au Bayerisches Nationalmuseum de Munich, montre la richesse et le savoir-faire des artistes de la Renaissance. Cette tradition se perpétue jusqu’à nos jours avec le marteau et la truelle de Paul VI façonnés par Amerigo Tot et le marteau de Goudji, offert à Jean-Paul II pour l’an 2000.

Rôle charismatique du pape

Au XXe siècle, la figure charismatique du pape, témoin majeur et personnage central de la célébration, domine. C’est lui qui ouvre et ferme la porte sainte. En franchissant le premier son seuil, il devient le pasteur universel entraînant à sa suite toute l’humanité. À l’aube du xxie siècle, lors de l’ouverture de la porte de Saint-Pierre par Jean-Paul II, devenu un événement planétaire grâce aux retransmissions, les assistants sont restés frappés tant par le geste sacral que par la vêture hors du commun du pape, créée par le styliste Stefano Zanella, « habit de noces inattendu, rayonnant des couleurs de toute la terre, projetées sur l’habit nuptial du pontife » (L’Avenire).

Le romancier belge Alexis Curvers, qui assiste à l’ouverture de la porte sainte la nuit de Noël 1949, y voit « un symbole immense que ce simulacre par lequel le pape, perceur de murailles, avec son marteau d’argent, renouvelait le geste biblique de Josué renversant les obstacles et le rite romain de l’antique pontifex jetant des ponts sur les abîmes ; c’était un signal sacré, faute duquel la vie du monde jusque dans les faubourgs et les usines aurait été plus obscure, ébranlée, privée d’un espoir, appauvrie d’une rêverie exemplaire et fondamentale » (Tempo di Roma).

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Bernard Berthod

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