<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Afrique, un continent toujours en guerre ?

10 décembre 2020

Temps de lecture : 16 minutes
Photo : Des chasseurs se préparent à une offensive contre Boko Haram, en 2014 au Nigéria © Sunday Alamba/AP/SIPA AP22387457_000003
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L’Afrique, un continent toujours en guerre ?

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Depuis l’indépendance de la plupart des pays d’Afrique de 1956 à 1975, le nombre de conflits qu’a connus le continent est presque impossible à déterminer. Un ensemble complexe de tensions, d’affrontements ouverts ou couverts semble marquer l’Afrique. Rien sans doute ne menace plus le développement du continent que cette guerre généralisée de tous contre tous. Peut-il y échapper ?

L’Afrique est le continent qui a connu, dans les cinquante dernières années, le nombre le plus important de conflits, avec un bilan que certains estiment à près de 10 millions de morts. Existe-t-il une spécificité des conflits en Afrique ? Trop souvent, le terme de « guerre civile » est employé, ce qui est tentant face à des conflits internes croisant plusieurs logiques et mobilisant de très nombreux acteurs. Pourtant, d’autres formules peuvent rendre compte des conflits africains. Celle de « guerre irrégulière » forgée par Gérard Chaliand est-elle une de celles-là ?

Les États contre les États

Le premier point qui doit être souligné, c’est que l’Afrique connaît des conflits interétatiques de type classique, fondés sur des revendications territoriales. On compte au total une trentaine de territoires revendiqués par un ou plusieurs États, soit beaucoup plus que sur tout autre continent. Ainsi, loin de l’image généralisée d’une défaillance étatique et d’une faillite de l’idée d’État-nation, on constate en Afrique une remarquable persistance de ce niveau d’attachement identitaire.

Le premier cas est celui de la revendication d’un territoire au nom de l’histoire. La logique des peuples et États anciens est mise au service de la revendication nationale. Ainsi, la présence de peuples somalis en Ogaden, dans le sud de Djibouti et dans l’est du Kenya était un des fondements de la rhétorique expansionniste des présidents somaliens des années 1970 et 1980. Depuis la décomposition de l’État somalien dans les années 1990, ce sont les mouvements djihadistes et notamment celui des Shebabs qui reprennent cette idée. Malgré la rhétorique de la participation à un djihad supposé être universel, leurs zones effectives de combats se trouvent dans les territoires déjà disputés où agissaient des guérillas séparatistes. De même, le conflit entre la Libye et le Tchad de 1978 à 1987 rappelait les tensions sur la ligne de partage entre populations d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne si difficile à fixer dans le Sahara. À la même époque, à la fin de l’année 1985, un conflit, dit « Guerre de Noël », éclate entre le Mali et le Burkina Faso pour la souveraineté sur la bande d’Agacher, bande de terre peu peuplée mais fondamentale pour les nomades de la région car elle abrite un point d’eau stratégique.

La colonisation et la frontière, forcément coupables ?

Une des causes principalement invoquées pour les conflits de ce type est l’héritage des frontières coloniales. La conférence des États de l’OUA au Caire consigna dans sa déclaration du 21 juillet 1964, que « tous les États membres s’engagent à respecter les frontières existant au moment où ils ont accédé à l’indépendance ». Ces frontières avaient été tracées souvent au gré des intérêts des puissances, comme entre le Soudan français et le Soudan anglais à l’issue de la crise de Fachoda lorsque, le 21 mars 1899, on délimita les deux territoires en fonction des bassins versants du lac Tchad et du Nil et non en fonction des peuples et États précoloniaux.

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Les frontières posent d’autres problèmes. Pour les États africains précoloniaux, la frontière était avant tout une zone limite, avec des modalités d’appropriation concertées entre nomades et sédentaires dans le cas des espaces sahéliens. Pendant la période coloniale, au sein de chaque empire, comme par exemple dans le cas de l’AOF et de l’AEF françaises, cette souplesse fut parfois maintenue entre les différentes subdivisions administratives. Lors de l’indépendance, ces frontières furent brutalement figées par la constitution d’États-nations. Les utilisations partagées et les porosités disparurent, aboutissant ainsi à des situations qui conduisirent à des crises, dont celles mentionnées précédemment. Toutefois, depuis les années 1990, on note une baisse de ce type de conflictualité. Peut-être la défaillance de certains États à contrôler leurs frontières a-t-elle paradoxalement conduit à en faire à nouveau des zones d’appropriation mouvantes, mais cette fois aux mains de mouvements armés liés aux trafics.

Sur les sept conflits interétatiques majeurs qu’a connus l’Afrique depuis 1962, on en compte seulement deux dans les vingt dernières années. Ils concernent tous deux l’Érythrée. Cet État était devenu indépendant de l’Éthiopie en 1993 après trente-deux ans de soulèvement indépendantiste. Ces conflits sont intéressants à étudier car ils montrent le lien entre l’affirmation d’un nouvel État et la définition de son territoire.

 

L’Érythrée, colonie italienne depuis 1892, avait en effet été rattachée à l’Éthiopie après la Seconde Guerre mondiale, d’abord dans un cadre fédéral ou associatif, puis par une annexion de fait. La guerre de 1998 est liée à des revendications frontalières autour de la région de Badmé, revendiquée par l’Érythrée qui remettait ainsi en cause la frontière définie en 1993. Le 6 mai 1998, les troupes érythréennes pénètrent dans la région. En juin 2000, les hostilités cessent mais les tensions demeurent. L’Éthiopie obtient une victoire militaire et occupe une partie de l’Érythrée. Ce conflit s’est accompagné de la constitution de deux systèmes d’alliances : l’Érythrée se rapprocha du Soudan et, bien que son président soit chrétien, comme 50 % de la population, tissa des liens avec le mouvement séparatiste du Front de libération de l’Oromia, une région éthiopienne, assez proche de mouvements islamistes. En 2008, c’est entre l’Érythrée et Djibouti qu’un conflit éclate au sujet de la souveraineté sur le cap Douméra. Djibouti réussit finalement à maintenir ses positions avec une médiation du Qatar.

Ainsi, des États africains mènent de véritables realpolitiks, aux antipodes de l’image d’une défaillance étatique généralisée et de l’idée d’une Afrique où les conflits ne seraient que des guerres civiles aux ressorts ethno-religieux. On constatera la même logique dans le cas des ingérences dans les conflits intra-étatiques.

Les cents raisons de s’entretuer

L’Afrique apparaît également comme le terreau le plus fertile aux conflits intra-étatiques. La dimension politique se superpose souvent à celle des peuples et des religions, mais aussi aux buts des réseaux économiques et d’intérêts, locaux ou internationaux. Mais, pour être bien compris, un conflit intra-étatique en Afrique ne doit pas être interprété en fonction de grands schémas, mais en partant des réalités locales.

Le premier axe possible est une lecture politique des conflits en Afrique. En effet, un certain nombre d’entre eux sont liés à une contestation du pouvoir par un ensemble de groupes qui peuvent prendre les armes. C’est le paradigme des conflits africains à l’époque de la guerre froide, avec les mouvements d’obédience marxiste qui agirent en Angola et au Mozambique, ainsi qu’en Éthiopie, avant de réussir à y prendre le pouvoir en 1975, s’opposant à des guérillas pro-occidentales.

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La succession des « présidents fondateurs », à la très grande longévité, fut également source de conflits dans certains pays pour lesquels on avait pu parler de modèle politique ou économique. C’est une des caractéristiques des conflits africains de l’après-guerre-froide. Ce fut le cas en Côte d’Ivoire après la mort de Félix Houphouët-Boigny en 1993, en République démocratique du Congo (RDC, autrefois Zaïre) après que Mobutu a été chassé du pouvoir en mai 1997 avant de mourir en exil au mois de septembre de la même année. Dans ces deux cas, les conflits ultérieurs (en Côte d’Ivoire, crises politico-militaires de 2002 à 2007 et de 2010 à 2011 et guerre civile en RDC de 1998 à 2003 puis guerre du Kivu de 2004 à 2009) peuvent être interprétés non seulement comme ayant une dimension ethnique, voire religieuse en Côte d’Ivoire, mais aussi comme les soubresauts d’une transition démocratique sur le long terme. En Centrafrique, un président contesté, Michel Djotodia, nommé par le Conseil national de transition le 25 mars 2013 suite au renversement de François Bozizé, décide de s’appuyer sur la Seleka et précipite le pays dans le chaos (voir infra).

 

La logique des peuples et ethnies peut également jouer dans ces conflits. Le génocide rwandais, où près de 800 000 Tutsis furent mis à mort par les Hutus, en constitua le triste paroxysme du 7 mai 1994 jusqu’au mois de juillet de la même année. Ce fut une des composantes du conflit ivoirien, comme on le verra plus loin. Ce fut également une des données majeures du conflit centrafricain, avec les Seleka musulmans issus des peuples essentiellement éleveurs du nord du pays mais également du sud du Tchad, à la différence des populations du centre du pays pratiquant l’agriculture. Au Soudan, la situation de discrimination dont étaient victimes les populations subsahariennes du sud du pays de la part des arabes du nord du pays qui exerçaient le pouvoir les conduisit à se rebeller.

Après l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, une guerre civile fratricide a pourtant éclaté en 2013 entre les Dinkas et les Nuers. Mais la question est aussi politique, les uns soutenant Salva Kiir, président de la République, les autres, l’ancien vice-président Riek Machar, voire religieuse puisque les uns sont plutôt catholiques, les autres plutôt protestants. La question des peuples du désert pose également la question d’un espace transfrontalier. Un certain nombre de mouvements touaregs militent, parfois sous la forme d’une rébellion armée, pour la constitution d’un État, ou pour une libre circulation malgré le carcan des frontières.

En revanche, on note qu’il existe peu de conflits en Afrique subsaharienne liés à la volonté d’un peuple divisé entre plusieurs États d’en créer un. Cela tient à la fluidité du fait ethnique en Afrique et à l’importance des situations de plurilinguisme. Là où il existe des volontés de séparatisme, c’est souvent dans un faisceau de causes qu’il faut la chercher. Dans le cas de la lutte armée au Darfour, on assiste ainsi à l’affrontement entre Soudanais d’origine arabe et habitants de la région appartenant aux populations d’Afrique subsaharienne, même si tous deux partagent pourtant la même religion, l’islam sunnite.

La religion, cause ou alibi des affrontements

Ces affrontements ethniques sont dangereusement surdéterminés en Afrique par des aspects religieux qui ne sont pas exclusifs mais souvent décisifs. Dans beaucoup de zones où les logiques ethniques sont en jeu, les logiques religieuses le sont aussi, ce qui forme une remarquable aubaine pour les extrémismes religieux et en particulier les mouvements djihadistes.

Revenons sur un certain nombre de conflits déjà envisagés précédemment. Tout d’abord, il faut constater que les marges sud du Sahara, où se mènent la plupart des conflits liés aux mouvements djihadistes sont ceux où avaient eu lieu une flambée djihadiste au xixe siècle, par exemple avec l’émirat de Sokolo. Ensuite, cette dynamique recouvre une logique précoloniale. Les peuples nomades ou moins sédentarisés des marges du Sahara étaient souvent des éleveurs islamisés par la voie du commerce transsaharien. Plus au sud, les sédentaires animistes étaient déjà ponctuellement victimes d’expéditions destinées à s’approprier les ressources et à entretenir le commerce, notamment celui de la traite des esclaves. Lors de la colonisation, les animistes du sud gagnèrent en sécurité et se convertirent souvent au christianisme. Or, dans l’État de Jos, au Nigeria, les violences perpétrées par Boko Haram depuis 2002 frappent en priorité les peuples issus des anciens sédentaires majoritairement chrétiens. En Centrafrique, les Seleka suivirent un modèle comparable en 2013.

 

Quelle est la part du religieux dans les conflits intra-étatiques mentionnés plus haut ? En Côte d’Ivoire, la guerre civile entre forces présidentielles et rebelles mobilisait, certes avec une infinité de nuances et d’exceptions, plutôt des ethnies majoritairement chrétiennes du sud contre des ethnies majoritairement musulmanes au nord, mais sauf exception ponctuelle, la violence sacrale ne fut jamais au centre de la rhétorique de chaque camp qui, au contraire, prétendait incarner l’unité nationale. La question de l’« ivoirité », c’est-à-dire la question nationale était en fait centrale.

Les populations musulmanes du nord et du centre du pays, dont les patronymes étaient à consonance burkinabé, se sentaient exclus de la nouvelle définition de l’identité nationale plus restrictive adoptée dès 1994, alors que les populations du sud les considéraient comme en partie étrangères à cause de l’immigration venue du Burkina Faso. Par ailleurs, l’homogénéité religieuse n’a pas empêché la Somalie, musulmane à 99,9 %, d’éclater de fait en trois entités ni la RDC, chrétienne à 85 %, de connaître des conflits fratricides. De même, si les islamistes proclamèrent, en avril 2012, la sécession au nord du Mali, c’était en s’appuyant sur la volonté d’indépendance des Touaregs dont une partie se rallia aux forces d’Ansar Dine, d’AQMI ou du Mujao. Pour certains, l’affiliation religieuse n’est qu’un moyen de masquer les appartenances ethniques.

Depuis les années 1990, les réseaux d’Al Qaida ont fait de l’Afrique une terre de combat contre les Occidentaux, avec les attentats de Nairobi et Dar-es-Salam. Depuis 2013, un certain nombre de mouvements islamistes ont fait allégeance au groupe État islamique, décidés à territorialiser leurs actions avec pour principale visée la lutte non seulement contre les Occidentaux, mais aussi contre les chrétiens considérés comme solidaires des Occidentaux. Ainsi s’explique le faisceau de conflits de ce type qui traverse le continent dans ses marges sahéliennes.

S’agit-il d’une guerre de religions ? L’Afrique est-elle le lieu d’un choc entre islam et christianisme ? Au nord du Mali, les minorités chrétiennes sont persécutées pendant l’occupation par les forces islamistes en 2012-2013. Au Nigeria, la secte Boko Haram multiplie les attentats et les enlèvements. Les Shebabs somaliens réalisent régulièrement des incursions au Kenya, tuant souvent de façon ciblée les chrétiens, comme dans le cas de la prise d’otages du centre commercial Westgate à Nairobi le 21 septembre 2013 ou dans celui de l’attaque de l’université de Garissa le 2 avril 2015. Toutefois, on note une certaine asymétrie qui empêche de parler de guerres de religion, car, à l’exception des anti-Balaka de Centrafrique, ce ne sont pas des milices chrétiennes qui répondent à la violence djihadiste, mais les forces régulières des États, y compris celles des États majoritairement musulmans comme le Mali, et la communauté internationale.

Quelles logiques territoriales ?

Le séparatisme est plus marqué en Afrique que les aspirations d’un peuple à obtenir un État. Après l’Europe des années 1991 à 2008, l’Afrique est-elle le nouveau continent de la balkanisation ?

La liste des causes de mouvements séparatistes en Afrique est très longue. Il peut s’agir de séquelles de la colonisation qui avait produit des incongruités géographiques, ethniques ou économiques. Il peut s’agir du souhait de certains peuples de s’émanciper. Dans certains cas, ces mouvements ont atteint leur but. Dès 1993, l’Érythrée accède à l’indépendance. En 1991 déjà, le Somaliland avait proclamé son indépendance. En 2000, il se dote d’une constitution. Même si cet État n’est pas reconnu par la communauté internationale, il jouit de fait d’une pleine souveraineté dans le cadre de la décomposition de l’État somalien. En 1998, le Puntland a également déclaré son autonomie, également non reconnue, de la Somalie, mais dans l’optique d’une structure fédérale. En 2011, le Soudan du Sud accède à l’indépendance après des décennies de lutte contre le pouvoir de Khartoum.

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Dans le Sahara occidental, le Front Polisario entretient un conflit avec le pouvoir marocain depuis 1976, date de sa proclamation de l’indépendance. Même si un cessez-le-feu est trouvé en 1990, le territoire est depuis divisé par un « mur » de barbelés laissant seulement 20 % du territoire sous contrôle des autonomistes. En Casamance, le MFDC (Mouvement des forces démocratiques de Casamance) est actif militairement depuis 1982 pour revendiquer l’indépendance de ce territoire sénégalais situé au sud de la Gambie. Malgré les accords de 2004, la situation reste tendue. L’enclave angolaise de Cabinda, riche en pétrole (60 % de la production angolaise) et enchâssée entre la RDC et la République du Congo est également le cadre de violences liées à une volonté séparatiste, dont l’une des plus médiatisées a été le mitraillage du bus de l’équipe de football du Togo qui se rendait à Cabinda pour la Coupe d’Afrique des nations de football en 2010.

 

Les ressorts de ces séparatismes sont donc de plusieurs natures. Conflits d’intérêts économiques ou sentiment de marginalisation territoriale pour Cabinda et, en partie pour le Sahara occidental ou la Casamance. Différence de peuples et de religions au Soudan du Sud, qui est sans doute le lieu où le séparatisme est fondé sur le plus grand nombre de critères. Différence de peuples mais homogénéité religieuse dans bon nombre de conflits, comme la Casamance ou le Sahara occidental. Enfin, jeu des puissances, locales ou mondiales. Remarquons également que dans plusieurs cas, notamment celui de l’Érythrée, du Sahara occidental et du Somaliland, les indépendances consistent à instaurer des États qui ont pour cadre d’anciens territoires coloniaux (respectivement italiens, espagnols et britanniques) qui avaient été façonnés autour de logiques territoriales qui ont laissé une forte empreinte. Conflits et territoires entretiennent donc des rapports complexes en Afrique, qu’il faudrait bien se garder de réduire au simple constat d’une mosaïque de peuples et de religions dans le cadre de frontières inadaptées ou floues.

Les zones grises

En revanche, ce qui marque profondément le continent, c’est l’importance de zones déstabilisées, souvent frontalières ou situées loin des centres de commandement politiques et économiques. Dans ces zones, des bandes armées peuvent être en conflit contre les armées régulières ou entre elles. Le but est généralement l’appropriation des ressources ou des bénéfices liés à leur circulation, qu’il s’agisse de contrebande ou de trafics d’armes ou de drogues. Cet aspect a caractérisé les lendemains des guerres civiles qu’ont connues les pays du golfe de Guinée dans les années 1990 et 2000. Au Liberia, en Sierra Leone et en Côte d’Ivoire, les conflits généralisés ont cessé, mais certains espaces frontaliers sont devenus des zones incontrôlables. On peut en dire de même de certains espaces sahariens entre Mali et Algérie, zones de trafics et base arrière des mouvements islamistes armés.

Un second ensemble de zones conflictuelles de ce type se trouve en Afrique centrale, englobant désormais une bonne partie du territoire centrafricain et sud-soudanais, en continuité avec les frontières est de la RDC avec l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, sur lesquelles nous allons bientôt revenir. Dans le sud du pays, la province du Katanga connaît également une situation compliquée. Dans ces lieux, la conflictualité, plus qu’une dynamique, est un état de fait qui caractérise les territoires.

Des conflits attisés par le reste du monde

Un point sur lequel il faut également s’arrêter est celui de la question des interventions étrangères. L’Afrique semble se démarquer par leur nombre et leur importance. Ces interventions multiplient les acteurs des conflits et le nombre de combattants engagés. Des interventions qu’on peut classer suivant trois axes : celles coordonnées par des organisations internationales, ONU ou organisations continentales et régionales, celles opérées par des puissances non africaines, qui recoupent en partie, mais pas toujours, la catégorie précédente, enfin les interventions des pays africains, également avec ou sans l’aval d’une organisation internationale. Déjà, pendant la guerre froide, des troupes cubaines étaient intervenues pour aider à la mise en place de pouvoirs communistes en Angola et au Mozambique en 1975. Il faut aussi tenir compte des groupes armés irréguliers, mercenaires, politiques ou religieux, qui agissent de façon transnationale.

Les interventions des organisations internationales visent essentiellement à trouver des médiations dans le cadre des guerres civiles et à tenter d’asseoir un pouvoir légitime. Toutefois, le contexte rend très difficile cette approche. Les interventions consistent généralement en des logiques d’interposition, de rétablissement de l’intégrité territoriale, comme au Mali, de retour à la paix après des violences communautaires, comme au Rwanda en 1994 (opération Turquoise) ou plus récemment en Centrafrique (opération Sangaris 2013).

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Dans certains cas, pourtant, les interventions étrangères et surtout celles des anciennes puissances coloniales, au premier rang desquelles on trouve la France, ont pu été contestées. L’engagement en faveur des rebelles en Côte d’Ivoire a ainsi conduit à des émeutes contre les Français dans les territoires contrôlés par les forces présidentielles en 2004. Le rôle de la France au Rwanda a été également critiqué pour n’avoir pas empêché le génocide. Actuellement, la France est engagée dans six pays africains, notamment dans l’opération Barkhane. Elle n’a toutefois pas le monopole dans la présence de forces étrangères. Les Américains ont envoyé des troupes au Cameroun en octobre 2015 pour lutter contre les incursions de Boko Haram. Et, entre Djibouti et l’Érythrée, ce sont des troupes Qataris qui s’interposent.

La « Première Guerre mondiale » de l’Afrique

L’engagement de forces issues du continent est encore plus marquant. À commencer par les forces intervenant au nom des l’ONU ou des organisations continentales dans les missions d’interposition ou de maintien de la paix. Certains États africains sont aussi d’importants pourvoyeurs de mercenaires, comme dans le cas des Tchadiens présents dans la Seleka bien que l’État tchadien mène lui-même une lutte active contre les groupes armés et en particulier islamistes radicaux. Les déstabilisations régionales et les défaillances étatiques entraînent des phénomènes de constitution d’alliances entre États qui instrumentalisent parfois ces belligérants irréguliers.

 

Ce fut le cas en RDC. La guerre civile, de 1998 à 2003, a consacré le croisement de ces logiques au point que l’on a pu parler d’une « Première Guerre mondiale » africaine. À l’origine, le génocide au Rwanda commis par des Hutus contre les Tutsis (1994), l’entrée au Zaïre (tel était encore le nom de la RDC) des troupes tutsis à la poursuite des Hutus, la chute du dictateur zaïrois Mobutu. Mais les troupes rwandaises ne se retirent pas. Elles veulent exploiter les richesses du Kivu, à l’est de la RDC, et en faire un glacis protecteur. Elles s’appuient sur des Tutsis installés dans la région comme migrants depuis l’entre-deux guerres. Tous les pays mitoyens s’engagent alors. D’un côté, on trouve les forces régulières de la RDC, l’Angola, la Namibie, le Zimbabwe, voisins et partenaires économiques, ainsi que le Tchad, soutenu par la France, mais aussi des combattants irréguliers comme les milices hutus. Dans l’autre camp, les armées du Rwanda et du Burundi et des combattants congolais, les milices tutsis du Kivu et, dans un premier temps, l’Ouganda qui s’est installé dans le nord de la RDC. Les intérêts de l’Ouganda contrariant ceux du Soudan, ce dernier se rapproche de la RDC. Mais l’Ouganda et le Rwanda deviennent rivaux, les pressions internationales se renforcent et en 2002, un accord de paix est signé à Pretoria. La guerre reprend cependant au Kivu de 2003 à 2013, sous l’égide de chefs de guerre et de milices particulièrement brutales comme le M23, plus ou moins soutenu par le Rwanda, que l’intervention des troupes congolaises de l’ONU finira par réduire.

En somme, un « grand jeu » à l’échelle de la région des Grands Lacs. Mais il serait hâtif de conclure que seule la défaillance étatique est responsable : les États voisins de la RDC ont, au contraire, renforcé leur puissance.

Existe-t-il un modèle de conflit africain ?

Comment qualifier la conflictualité qui existe en Afrique ? Sans doute le fait que les conflits y associent et y combinent plusieurs éléments.

Tout d’abord, les conflits sont indissociables de l’économie du continent et en particulier de ses ressources. Certains conflits sont en effet liés à la maîtrise des richesses minières, en RDC ou en Centrafrique, ou pétrolières, à Cabinda. Parfois, il ne s’agit pas de conflits à proprement parler, mais de violences liées à la criminalité organisée. C’est d’ailleurs un des aspects des conflits irréguliers en Afrique que d’être menés par des combattants dont les mobiles relèvent avant tout des logiques parasitaires de la mondialisation. S’il existe un conflit en Afrique, c’est bien celui entre États et forces irrégulières, qu’elles prennent l’aspect de milices islamistes, de combattants nationalistes ou de mafias. Leur durée et leur intensité montrent les difficultés de certains États à être pleinement capables de s’imposer, faute de moyens mais aussi parfois à cause des cas de corruption intérieure ou extérieure.

 

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Les acteurs extérieurs au continent ont également un rôle de plus en plus important. Il peut s’agir d’acteurs transnationaux nouveaux avec les mouvements islamistes radicaux depuis les années 1990. Ils rencontrent les aspirations de certains mouvements locaux pour lesquels on pourrait parler de modèle de conflit « glocal ».

Enfin se pose la question du règlement des conflits en Afrique. En effet, même si les paix sont souvent des trêves et que certaines zones restent déstabilisées, il existe des exemples de conflits relativement surmontés par la voie de négociations. En Côte d’Ivoire (accords de Ouagadougou le 7 mars 2007) comme en RDC, des négociations ont été possibles, avec toutes les limites qu’elles peuvent comporter. En Centrafrique, le Conseil national de transition a rendu possible l’élection de Catherine Samba-Panza le 23 janvier 2014 comme présidente destinée à chercher une voie de réconciliation. La présence de troupes de maintien de la paix est également un facteur qui contribue à faire cesser les conflits. Mais, surtout, la multiplicité des acteurs permet souvent des négociations assez larges à l’issue des conflits. Dans ces négociations, des acteurs traditionnels prennent souvent part : souverains locaux, chefs religieux traditionnels de toutes confessions.

Ainsi, si l’Afrique donne souvent l’image d’un continent en guerre, elle est aussi le lieu où émerge peut-être un modèle de règlement des conflits irréguliers.

 


Les principaux conflits en Afrique subsaharienne depuis les années 1970

1975-1992 : Guerre civile au Mozambique, qui oppose le pouvoir communiste du FRELIMO aux rebelles pro-occidentaux de la RENAMO.

1975-2002 : Guerre civile en Angola d’abord entre le pouvoir communiste du MPLA et l’UNITA pro-occidentale puis entre l’UNITA parvenue au pouvoir en 1992 et d’autres mouvements d’opposition.

1978-1987 : Conflit tchado-libyen.

1979-1987 : Guerre civile au Tchad.

1983-2005 : Guerre civile au sud du Soudan, suite à la rébellion des populations noires et chrétiennes contre le pouvoir de Khartoum.

1985 : Guerre de la bande d’Agacher (guerre de Noël) entre le Mali et le Burkina Faso.

1989-1997 : Guerre civile au Liberia entre les rebelles et le président Samuel Doe. Décomposition de l’État au profit de factions armées.

1990-1993 : Guerre civile au Rwanda, prélude au génocide des Tutsis par les Hutus en 1994.  1991-2002 : Guerre civile au Sierra Leone, par contagion de la guerre civile au Liberia voisin. Actions du mouvement RUF et des « seigneurs de la guerre ».

Depuis 1991 : Guerre civile en Somalie. Décomposition étatique et action des rebelles islamistes qui prennent le contrôle de la totalité du pays à l’exception du Somaliland. Intervention américaine en 1993 (opération Restore Hope) puis de l’armée éthiopienne de 2006 à 2009 et kenyane.

1996-1997 : Première guerre civile au Zaïre (actuelle RDC). Mobutu est chassé et Laurent Désiré Kabila accède au pouvoir.

1998-1999 : Guerre civile de Guinée Bissau, liée au conflit voisin en Casamance.

1998-2000 : Guerre entre Éthiopie et Érythrée, suite à un contentieux territorial dans la région de Badmé.

1999-2003 : Deuxième guerre civile au Liberia entre le président Charles Taylor et des rebelles venus en partie de pays voisins.

2002-2007 : Troubles politico-militaires en Côte d’Ivoire entre forces liées au président Laurent Gbagbo et forces rebelles soutenant Alassane Ouattara.

2003 : Guerre civile au Darfour (Soudan) liée à des causes ethniques et stratégiques pour le contrôle de la région.

1998-2003 : Guerre civile en RDC. Suite à la contestation de la légitimité du pouvoir, plus d’une trentaine de mouvements armés, soutenus par les pays voisins, s’affrontent dans le pays. Certains la qualifient de « Première Guerre mondiale africaine ».

2004-2013 : Guerre du Kivu (RDC), de 2004 à 2009, suite au séparatisme soutenu par certains pays voisins, puis troubles liés au mouvement du M23.

2004-2007 : Première guerre civile en Centrafrique.

2005-2010 : Guerre civile au Tchad entre l’armée tchadienne et plusieurs mouvements rebelles.

2008 : Guerre entre l’Érythrée et Djibouti au sujet de la région du cap Douméra.

2012 : Guerre civile au Mali, sécession du nord du pays aux mains des Touaregs et des groupes islamistes armés (Mujao, Ansar Dine, AQMI).

2012 : Deuxième et troisième guerres civiles en Centrafrique, action des mouvements islamistes armés de la Séléka et des milices chrétiennes anti-Balaka.

2013 : Guerre civile au Soudan du Sud entre groupes armés issus des peuples Dinkas et Nuers.


 

À propos de l’auteur
Mathieu Lours

Mathieu Lours

Professeur en classes préparatoires. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de géopolitique publiés aux PUF.
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