À lui seul, il incarne les paradoxes de l’Égypte contemporaine. Tantôt vu comme un sauveur, tantôt un oppresseur, un modernisateur et un autocrate, le dirigeant égyptien peine à s’identifier à ses prédécesseurs. Ses thuriféraires osent la comparaison avec Bonaparte, ses détracteurs se contentent du mot dictateur. Reconduit à la tête de l’Égypte pour un troisième mandat en décembre 2023, le maréchal Al-Sissi fait néanmoins face à des défis bien plus considérables que ceux qu’affrontaient naguère ses prédécesseurs directs.
Article paru dans le N57 : Ukraine Le monde d’après
Fils d’un marchand d’antiquités du bazar, Abdel Fattah Saïd Hussein Khalil al Sissi est né en 1954, à Al-Gamaliya, un quartier populaire du Caire. L’Égypte est une république depuis deux ans et Nasser vient de s’arroger tous les pouvoirs. Il grandit dans une famille patriote, pieuse et conservatrice. La carrière militaire lui permet une ascension sociale. En 1973, année de la guerre du Kippour/ Ramadan, il intègre l’académie militaire d’où il sort diplômé quatre ans plus tard avec le grade de sous-lieutenant dans l’infanterie mécanisée. Lui et ses camarades officiers ont raté de justesse la gloire de franchir le canal de Suez et de laver l’honneur d’un drapeau souillé par l’humiliante défaite de juin 1967.
Un militaire pieux
Gravissant les échelons un à un, discret, l’officier technocrate ne brille cependant pas par des faits d’armes spectaculaires, mais privilégie une approche stratégique et administrative du commandement militaire. En 1992, le jeune Sissi suit un stage en Grande-Bretagne au sein du Joint Service Command and Staff College. Plus tard, en 2006, ses supérieurs l’envoient aux États-Unis à l’US Army War College en Pennsylvanie. Passage crucial, qui lui permettra d’approfondir sa compréhension des stratégies militaires occidentales, mais aussi d’observer de près les performances des institutions démocratiques américaines et du rapport entre civils et militaires.
En 2010, le voici propulsé à la tête du renseignement militaire, poste clé qui le place au cœur de l’État profond égyptien. Il s’y fait un nom, son pragmatisme et son loyalisme envers l’institution militaire l’aident à accéder au poste de ministre de la Défense en 2012. Un an plus tard, il orchestre l’éviction du président islamiste Mohamed Morsi et restaure l’ordre tirant les marrons du feu des divisions politiques et de la fronde populaire contre le régime des Frères musulmans. Il se retrouve au sommet de sa gloire lorsqu’il est élu président en 2014 avec un score de 96 %, sans candidat pour lui faire face.
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Ce qui marque le premier mandat de Sissi est sa transformation de l’Égypte en un État hypercentralisé, dominé par l’armée. Maniant aussi bien la cooptation et la coercition, il étend la répression au-delà des Frères musulmans ; opposants, militants de la société civile et journalistes font les frais de son autoritarisme.
Nationaliser l’islam à défaut d’islamiser l’Égypte
S’il ne peut endiguer l’influence croissante des salafistes parrainés par l’Arabie saoudite, Al-Sissi mène une lutte impitoyable contre les Frères musulmans et les djihadistes d’Ansar Beït Al-Maqdis du Sinaï, qui ont fait allégeance à l’EI en 2014. Ces derniers entretiennent un climat d’insécurité dans le Sinaï que l’armée peine à endiguer. Al-Sissi entretient des relations exécrables avec le Hamas palestinien, qui soutient les insurgés de la péninsule. Comme Sadate, qui n’hésitait pas à prier face caméras, il met en avant sa piété personnelle pour séduire la frange conservatrice de la population et justifier ses décisions. Le nouveau président multiplie aussi les appels à la réforme du discours religieux et n’hésite pas à bousculer les dogmes, comme en 2015 lors d’un discours qu’il prononce à al-Azhar en faveur de la modernisation de l’enseignement de l’islam. Son pari est risqué, tant le chaudron égyptien est en ébullition. L’islam que prône Al-Sissi se veut affranchi de toute forme de militantisme, cet islam contrôlé par l’État ne peut avoir que deux poumons : l’université al-Azhar bien sûr, et le ministère des Affaires religieuses, dont la charge lui revient de contrôler les prêches dans les mosquées et l’encadrement des imams. Chantre de l’unité nationale, Al-Sissi multiplie les gestes d’apaisement envers les Coptes, devenant le premier président à assister à la messe de minuit. Dans la foulée, il libéralise certaines mesures contraignantes comme l’édification d’églises et entretient une relation étroite avec le pape Tawadros.
Gouverner sur un volcan
Mais ses marges de manœuvre sont limitées. L’Égypte est au bord de la faillite, l’agitation houtiste au Yémen frappe de plein fouet le canal de Suez, qui, avec le tourisme, l’extraction gazière et les revenus des expatriés, constitue une des quatre rentes de l’Égypte. Le poids économique de l’Arabie saoudite, où travaillent plus de 4 millions d’Égyptiens, accroît l’asymétrie entre les deux pays. En 2017, la rétrocession par l’Égypte des îles inhabitées de Tiran et Sanafir dans le golfe d’Aqaba à l’Arabie saoudite ravive le sentiment nationaliste égyptien et lézarde la légitimité d’Al-Sissi.
L’homme fort du pays se veut le bâtisseur d’une Égypte nouvelle. Il multiplie les projets pharaoniques : nouveau canal de Suez inauguré en 2015, élargissement de l’ancien canal, zones franches autour, nouvelle capitale administrative pour désengorger Le Caire, construction de plus de 4 400 km de routes, nouveau delta dans l’ouest, élimination de bidonvilles par la construction de centaines de milliers de nouveaux logements, Grand Musée égyptien. Sans oublier les projets énergétiques et culturels.
Ces chantiers démesurés peinent à masquer une autre réalité. S’ils caressent l’orgueil de son peuple, ils accroissent une dette de plus en plus insoutenable (98,5 % du PIB en 2023), tandis que la forte croissante démographique accroît la pauvreté (30 % de la population) sous fond de tensions géopolitiques majeures. Il y a tout d’abord l’effet désastreux des guerres du Soudan et de Gaza, mais également les tensions en mer Rouge qui entraînent les revenus du canal de Suez à la baisse avec une chute de 60 % en 2024 par rapport à l’année précédente, soit 7 milliards de dollars de pertes sèches. Ajoutons à cela la crise avec l’Éthiopie sous fond de construction du barrage de la Renaissance qui pose une menace existentielle sur la vallée du Nil (dont le fleuve concentre 97 % des besoins de l’Égypte en eau) et les conséquences du conflit russo-ukrainien sur la hausse des coûts du blé dont dépend l’Égypte.
En outre, la dépréciation significative de la livre égyptienne s’accompagne d’une inflation record (38 % en glissement annuel enregistré en septembre 2023), d’où le recours au FMI qui se traduit par une réduction des subventions sur les biens de consommation courante comme le pain, et une libéralisation du taux de change, creusant les inégalités.
Sur la scène internationale, Al-Sissi navigue en eaux troubles, tant le paysage diplomatique s’est complexifié. Il tente néanmoins de maintenir un fragile équilibre entre trois partenaires stratégiques : les États-Unis, la Chine et la Russie.
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S’il ne peut se targuer de l’aura d’un Nasser, naguère champion de l’arabisme, du tiers-mondisme et du socialisme arabe avant sa chute, ou d’un Sadate héros de guerre et de paix doublé d’un champion de la libéralisation économique, il entend laisser son empreinte à travers la démesure de ses chantiers. En cela, Al-Sissi ressemble davantage à son lointain prédécesseur, le khédive Ismaïl, qui régna sur l’Égypte de 1863 à 1879. Il partage avec lui une commune ambition modernisatrice. Pour financer ses nombreuses réformes, ses projets d’infrastructures et urbanistiques, Ismaïl recourut à des emprunts massifs auprès des banques européennes à taux prohibitif, provoquant la faillite de l’Égypte en 1876, suivie de la perte de sa souveraineté économique et l’humiliante mise sous tutelle de son pays par les Britanniques en 1882. Comme Sissi, Ismaïl avait cru en la puissance de son pays, achevant la construction du canal de Suez en 1869, mais il ne fit qu’accroître sa dépendance vis-à-vis des Européens. Al-Sissi bénéficie encore du soutien du FMI et des monarchies du Golfe, mais ses marges de manœuvre s’amenuisent à mesure que s’accroît sa dépendance vis-à-vis de ses bailleurs de fonds. S’il ne veut pas connaître le funeste destin d’Ismaïl Pacha déchu pour avoir surendetté l’Égypte, il devra redoubler de pragmatisme, de sens politique et d’habileté diplomatique en jouant notamment sur la compétition entre les grandes puissances de ce monde.