<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’impuissance douce. L’antiaméricanisme, revers du soft-power ?

22 novembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Des Iraniens brûlent un drapeau des Etats-Unis, lors d'un rassemblement antiaméricain, le 11 février 2020. Photo : Ebrahim Noroozi/AP/SIPA AP22427563_000027
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L’impuissance douce. L’antiaméricanisme, revers du soft-power ?

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À l’instar du bon sens cartésien, l’antiaméricanisme semble aujourd’hui la chose du monde la mieux partagée, y compris chez les alliés de Washington. Pour un Michel Sardou rendant hommage en chanson au dévouement de nos cousins « ricains », combien s’acharnant à pourfendre par la plume l’impérialisme yankee ?

Ce rejet, et même cette haine, suscité par un pays qui s’est toujours pensé comme le phare de l’humanité ne manquent pas de provoquer outre-Atlantique l’incompréhension voire la colère face à ce qui est d’abord perçu comme une forme d’ingratitude à l’égard d’une puissance qui se veut bienveillante.

Persistance de l’antiaméricanisme

Quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001, sous le titre teinté d’incrédulité « Why they hate us » (Pourquoi ils nous haïssent), le magazine Newsweek consacrait ainsi sa couverture à une photographie d’un jeune Pakistanais brandissant une réplique de kalachnikov lors d’une manifestation antiaméricaine qui s’était tenue dans les rues d’Islamabad quelques jours plus tôt. Comment un jeune enfant ayant grandi dans un pays allié de longue date des États-Unis et recevant de leur part chaque année de généreuses subventions, pouvait-il éprouver de la haine à leur égard, qui plus est quelques jours après les terribles attaques dont ils venaient de faire l’objet ? Comment un pays capable d’exporter sa culture dans le monde entier peut-il dans le même temps faire l’objet d’un tel niveau de détestation ?

Loin d’être mort avec la guerre froide, l’antiaméricanisme se porte comme un charme. Il est sans doute aujourd’hui d’autant plus puissant que l’épouvantail communiste qui permettait par contraste de mettre en valeur les charmes de l’american way of life a disparu. Il n’en reste pas moins étonnant que le pays le plus puissant du monde, réputé pour être passé maître en l’art du soft power, soit aussi sans doute le plus unanimement haï. Si l’on se fie au baromètre du Pew Research Center mesurant chaque année les opinions favorables exprimées par les citoyens du monde entier à l’égard des États-Unis, on ne peut qu’être frappé par l’ampleur du rejet qu’ils suscitent, dans des pays avec lesquels ils sont diplomatiquement en froid bien sûr (seulement 41 % d’opinions favorables en Russie en 2017 contre 61 % en 2002), mais aussi dans des pays amis et alliés (15 % d’opinions favorables en Jordanie contre 25 % en 2002 ; 35 % en Allemagne contre 60 % en 2002). Avec 75 % d’opinions favorables en 2017, contre seulement 52 % en 2002, seule la Corée du Sud semble faire exception, signe sans doute que la reconnaissance est d’autant plus forte que le besoin de protection est élevé.

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Qu’est-ce que l’antiaméricanisme ?

Reste à savoir ce que cette défiance exprime vraiment : la chute de popularité des États-Unis dans le monde à partir de 2003 relève-t-elle d’un antiaméricanisme structurel ou d’un antibushisme conjoncturel, au demeurant partagé par des pans entiers de la société américaine qu’on ne saurait soupçonner d’antiaméricanisme primaire ? Jusqu’à quel point peut-on séparer la critique d’un pays et celle de ses dirigeants ?

Bien que la distinction soit des plus difficiles à établir nettement, les politistes s’accordent à considérer qu’on ne peut parler rigoureusement d’antiaméricanisme que dès lors que l’on a affaire à un a priori négatif, un deux-poids-deux-mesures fondamental, un biais cognitif qui vient teinter négativement le jugement sur tout ce qui vient des États-Unis. En revanche, une opposition à tel ou tel aspect du modèle ou de la politique américaine ne saurait être taxée d’antiaméricanisme dès lors qu’elle ne repose pas sur une opposition principielle systématique au pays et à ce qu’il incarne.

Pour subtile et souvent difficile à établir qu’elle soit, cette distinction n’en est pas moins fondamentale. Car si on se refuse à la faire, la dénonciation de l’antiaméricanisme peut devenir un utile instrument pour faire taire toute critique en la faisant passer pour une forme de phobie irrationnelle. C’est le piège que pointait en son temps Philippe Muray qui ne mâchait pas ses mots lorsqu’il s’agissait de critiquer la politique étrangère de George W. Bush, mais tenait à préciser qu’il ne s’était « jamais senti antiaméricain » mais seulement « anticonnerie crasse, et à fond », déplorant le fait que la dénonciation de l’« américanophobie » par un Philippe Roger ou un Jean-François Revel qui publièrent tous deux un ouvrage sur la question en 2002, participait d’une entreprise destinée à « museler préventivement toute pensée divergente (…), à la culpabiliser d’avance comme l’expression d’une « phobie » ou d’un « ressentiment ». Et ainsi à paver la route aux chars américains s’apprêtant à fondre sur Bagdad.

Un soft power pas si puissant

Reste que même en faisant le départ entre la critique légitime de la politique menée par tel ou tel dirigeant américain et l’opposition obsessionnelle au pays tout entier, l’existence d’un fort sentiment antiaméricain partout dans le monde, y compris chez des pays alliés de Washington, semble illustrer les limites de la notion de soft power telle qu’elle a été théorisée par Nye.

Si le rayonnement de la culture américaine dans le monde est incontestable, il est loin d’être évident qu’il constitue pour Washington un vecteur de puissance. Tout au contraire, les adversaires de l’Amérique semblent prendre un malin plaisir à utiliser les armes de son supposé soft power pour mieux contester sa puissance, à l’image des groupes jihadistes passés maîtres dans l’art de la communication sur les réseaux sociaux made in Silicon Valley. Ainsi que le note l’éditorialiste allemand Josef Joffe, « bien que des dizaines de millions d’individus se distraient, s’habillent, mangent, boivent et dansent comme les Américains, ils n’identifient pas ces comportements quotidiens à l’Amérique ». Et de citer l’exemple de ces étudiants gauchistes qui, dans les années 1960, avaient pris pour cible le centre culturel américain de Francfort vêtus de blue jeans et de vestes de l’US Army. C’est que, comme le rappelle Bertrand Badie, « aimer le Coca-Cola ou Jennifer Lopez ne conduit pas pour autant à adhérer aux orientations de la politique étrangère américaine ».

L’antiaméricanisme, même et surtout quand il est revendiqué par des populations par ailleurs imprégnées de culture américaine, témoigne du caractère pour le moins discutable du lien établi par Nye entre séduction et puissance. On serait même tenté de le renverser en posant l’hypothèse que ce sont précisément les succès de l’influence culturelle américaine qui provoquent en retour des poussées de défiance à son égard, ce que Régis Debray résume en affirmant que « plus vous mettez de Coca Cola dans un pays, et plus vous y récoltez d’ayatollahs ».

Rançon ou limite du succès américain ?  

Pour expliquer la vigueur et la pérennité de l’antiaméricanisme, deux principales grilles de lecture s’affrontent. Pour les uns, plutôt pro-américains, l’antiaméricanisme est l’expression d’une forme de jalousie voire de complexe d’infériorité à l’égard d’un pays dont la puissance et la réussite éclatantes mettraient par contraste en lumière les faiblesses et les échecs des autres pays. Pour les autres, plutôt antiaméricains, il serait d’abord la conséquence de la politique intérieure inique et de la politique étrangère égoïste et néfaste de Washington qui, à trop s’ingérer et guerroyer dans le monde entier, y aurait semé les graines de la colère antiaméricaine.

Dans le premier cas, l’antiaméricanisme est pensé comme le revers du soft power américain, un symptôme paradoxal de sa réussite : c’est le syndrome du premier de la classe, moqué, parfois haï, mais surtout envié. Dans cette vision des choses, l’antiaméricanisme n’exprime pas tant un rejet de l’Amérique qu’une jalousie à son égard. Il est le prix à payer pour sa réussite, la rançon du succès : après tout, s’il n’existe pas d’« antiportugalisme» ou d’« antimadagascarisme » dans le monde, c’est parce que ces deux pays n’impressionnent pas grand monde et ne font d’ombre à personne. Mieux vaudrait finalement être haï qu’ignoré, et savoir considérer l’antiaméricanisme pour ce qu’il est : le privilège d’une hyperpuissance qui ne laisse personne indifférent. Ainsi que le note Josef Joffe, « les grandes puissances sont imitées, enviées ou haïes, mais jamais aimées ».

Dans le second point de vue en revanche, l’antiaméricanisme est d’abord le revers du hard power américain qui, utilisé à mauvais escient, aboutirait à dégrader l’image des États-Unis dans le monde et in fine leur puissance. C’est à force de se montrer détestables que les États-Unis en seraient arrivés à être détestés et ils seraient ainsi les premiers et seuls responsables de la défiance qu’ils inspirent. Une hypothèse que tendent à créditer les statistiques compilées par le Pew Research Center qui montrent une nette dégradation globale de l’image des États-Unis depuis 2002 et le début de leurs interventions en Afghanistan puis en Irak.

Les multiples visages de l’antiaméricanisme

Pour intéressante qu’elle soit, cette grille de lecture binaire des racines de l’antiaméricanisme manque néanmoins de finesse. Car les formes prises par l’antiaméricanisme dans le monde sont plurielles et difficilement réductibles à un seul facteur. Pour tenter de rendre compte de la variété des formes prises par l’antiaméricanisme, les politistes Peter Katzenstein et Robert Keohan ont proposé d’aborder le sujet par le biais d’une méthode typologique. Pour expliquer l’antiaméricanisme, il importe selon eux de commencer par le décrire dans toute la pluralité de ses visages et de ses expressions. En effet, il n’existe pas un mais des antiaméricanismes qui ont des origines et donc des causes diverses.

On ne saurait donc expliquer l’antiaméricanisme de manière monocausale. Selon eux, ce sont pas moins de six types d’antiaméricanisme, différents quoique parfois entremêlés, qui doivent ainsi être distingués :

-L’antiaméricanisme libéral n’est pas opposé au modèle américain, mais critique son imparfaite réalisation concrète. Il ne dénonce pas les valeurs portées par l’Amérique, mais le fait qu’elle ne les mettrait pas réellement en pratique, par exemple en soutenant des régimes dictatoriaux ou en ayant recours à la torture.

-L’antiaméricanisme social, marqué à gauche, reproche en revanche aux États-Unis leur caractère trop libéral d’un point de vue économique (le marché roi) et au contraire trop conservateur sur le plan des mœurs (la peine de mort, le puritanisme).

-L’antiaméricanisme souverainiste et nationaliste ne se préoccupe pas pour sa part de ce que font les États-Unis chez eux, mais uniquement de leur influence chez les autres, qui aboutirait à dissoudre les identités et les souverainetés nationales. Les États-Unis sont ici avant tout assimilés à une puissance néfaste car globalisatrice et nivelante.

-Variante de l’antiaméricanisme souverainiste, l’antiaméricanisme intellectualiste (cultural elitist anti-americanism) renvoie au rejet de l’influence culturelle américaine accusée de corrompre la haute culture pour la remplacer par une sous-culture de masse consumériste et standardisée. Il s’agit alors de s’indigner de l’importation dans des pays de culture non anglo-saxonne de Halloween ou du « Black Friday », entre autres.

-L’antiaméricanisme héréditaire caractérise des pays qui ont au cours de l’histoire eu maille à partir avec les États-Unis et en ont conservé une rancune tenace.

-Enfin, l’antiaméricanisme radical, incarné notamment par les jihadistes, s’oppose fondamentalement aux valeurs d’un pays dont il souhaite explicitement l’annihilation.

Cette grande hétérogénéité des antiaméricanismes explique leur relative faiblesse. Chacun d’entre eux s’attaquant à des aspects particuliers et différents du modèle américain, il leur est difficile de converger pour former un front commun à même de sérieusement menacer l’hégémonie américaine. Leur seul point commun tient au fait qu’en concentrant tous leur acrimonie sur un même pays, ils confirment par là même son caractère central qu’ils ne font que renforcer.

Orientations bibliographiques

-Peter Katzenstein et Robert Keohan (dir.), Anti-Americanisms in World Politics, Cornell University Press, 2006.

-Philippe Roger, L’ennemi américain. Généalogie de l’antiaméricanisme français, Seuil, 2002.

-Jean-François Revel, L’obsession anti-américaine, Plon, 2002.

À propos de l’auteur
Florian Louis

Florian Louis

Docteur en histoire. Professeur en khâgne. Il a participé à la publication de plusieurs manuels scolaires. Il est l’auteur d’une Géopolitique du Moyen-Orient aux Puf et de livres consacrés aux grands géopolitologues.
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