<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Arménie à travers les âges ; Histoire d’une résilience

9 août 2020

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L’Arménie à travers les âges ; Histoire d’une résilience

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Naguère à cheval entre des empires concurrents, aujourd’hui amputée des neuf dixièmes de son territoire historique maximum, l’Arménie a été rayée de la carte à plusieurs reprises au cours de son histoire. Pourtant, les Arméniens ont pu préserver leur identité nationale. Retour sur deux millénaires de résilience.

Au croisement stratégique des routes commerciales et des voies d’invasion, traversée par la ligne séparant l’islam du christianisme, l’Arménie a été tour à tour confrontée aux ambitions successives d’empires concurrents : Perses (achéménides, arsacides, parthes, sassanides, safavides), Romains puis Byzantins, Arabes, Turcs (seldjoukides, ottomans), Russes enfin. Ils ont cependant survécu aux cataclysmes de l’histoire, cela grâce notamment à un marqueur identitaire affermi par une Église autocéphale séparée du tronc romain depuis 451 et une langue écrite avec son propre alphabet.

 

Un territoire en peau de chagrin

 

Amputée des neuf dixièmes de l’Arménie historique, la taille du territoire officiellement reconnu (29 800 km²) ne dépasse guère celle de la Belgique. L’Arménie est un État enclavé, aux frontières en dents de scie. Son exiguïté actuelle la prive de profondeur stratégique. Elle est entourée de voisins hostiles à l’exception de l’Iran.

Pour compenser leur frustration territoriale, les Arméniens se rattrapent sur les cartes historiques : celle de la Grande Arménie et ses quinze provinces que l’on doit au savant du viie siècle, Anania de Chirak (298 à 387 de notre ère), ou encore l’Arménie de Tigrane II le Grand (95 à 55 av. J.-C.) sous le règne duquel le pays connaît son expansion maximale de la Caspienne à la Méditerranée… Son cœur était les trois « mers », à savoir les lacs de Van, d’Ourmia et de Sevan, le seul des trois à demeurer à l’intérieur des frontières de l’Arménie actuelle. Un projet de Grande Arménie avait été soutenu par le Président américain Wilson lors du traité de Sèvres (1920). Ce traité ne fut jamais ratifié, mais l’Arménie de Sèvres continue d’être revendiquée par des générations de militants d’Arménie et de la diaspora. Le souvenir du « pays perdu » est savamment entretenu par l’impression de nouvelles cartes où figurent des lieux de mémoire : anciens villes et bourgs arméniens rasés lors du génocide de 1915 avec leurs anciens noms, églises et monastères en ruine. La vue quotidienne des vestiges de l’ancienne capitale Ani et du mont Ararat, situés de l’autre côté des barbelés d’une frontière fermée, alimente une nostalgie mâtinée de frustration.

 

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Une Église, un alphabet

 

Avec une altitude moyenne de 1 800 m, cette forteresse, à l’origine inaccessible, est cloisonnée par un réseau complexe de chaînons en lignes brisées, ce qui a conduit le géographe allemand Carl Ritter à qualifier l’Arménie d’« île montagne ». Un grand nombre de lacs, rivières et torrents dominés par de hautes montagnes entaillées de multiples vallées profondes confortent cette impression. La fragmentation du relief n’était pas assez grande pour protéger l’Arménie des invasions, mais suffisante pour limiter les possibilités de communication, d’unité ou d’indépendance.

 

Par son importance géostratégique, le plateau arménien devient rapidement un enjeu entre les deux puissances (parthe et romaine) de l’Antiquité. À la fin du ive siècle après J.-C. et suite à un accord entre Romains et Perses, l’Arménie se trouve partagée en deux parties. Malgré ces divisions, le pays conserve son identité. Pourtant, contrairement à son voisin géorgien, l’Arménie a rarement connu une structure de pouvoir centralisée en mesure de régner sur un territoire homogène. La société arménienne médiévale est caractérisée par une féodalité de grands seigneurs, inspirée du modèle parthe, avec laquelle le roi est contraint de partager le pouvoir. Pourquoi alors la résilience ?

 

La première cause de résilience repose sur l’Église nationale. Avec la conversion officielle de l’Arménie au christianisme en 301, le royaume s’éloigne de la Perse sassanide, dont le mazdéisme est la religion d’État, et se rapproche du monde romain. Sous le règne du souverain sassanide Yazdgard II (439-457), les Perses tentent d’imposer le mazdéisme de force à tous leurs sujets et, en 451, les Arméniens les affrontent à Avaraïr. S’ils perdent la bataille, leur volonté farouche de conserver leur foi leur permet d’échapper à l’anéantissement culturel, les Perses concèdent une relative autonomie cultuelle dans leurs provinces arméniennes.

 

Survenue lors du concile de Chalcédoine en 451, une querelle théologique portant sur la nature divine du Christ provoque la rupture avec le tronc commun romano-byzantin et renforce davantage l’irrédentisme de l’Église arménienne. En l’absence d’État (de 1375 à 1918 l’Arménie n’existe plus sur la carte), c’est l’Église qui a préservé la culture et les arts sur une terre dévastée, ce qui lui confère un statut à part à la fois d’institution nationale sécularisée et de refuge de la foi.

La seconde réaffirmation de l’identité nationale vient entre 392 et 406 avec la création de l’alphabet arménien par le moine Mesrop Machtots, qui permet à partir de 432 la traduction en langue arménienne de la Bible des Pères de l’Église et l’éclosion d’une littérature nationale.

 

Domination arabe et échec de l’islamisation

 

En 661, l’Empire des Omeyades de Damas est à son apogée. Les nobles arméniens reconnaissent la domination arabe de leur pays tandis qu’une partie mineure de l’Arménie reste sous souveraineté byzantine. Située aux marches de l’Empire arabe, elle devient un État tributaire et conserve sa liberté de culte, les envahisseurs ne cherchant pas dans un premier temps à convertir la population à l’islam et nommant un prince (ichkan) indigène. Les nouveaux maîtres s’appuient également sur l’Église.

Bientôt la répression s’accentue au fil des révoltes, des expansions militaires arabes au-delà du Caucase et de la prise du pouvoir par la dynastie des Abbassides de Bagdad. Si, vers 850, la dynastie des Artzrouni impose son autorité au Vaspourakan, contre les émirs musulmans locaux et contre le gouverneur nommé par le calife, dans le même temps, celle des Bagratouni, plus éloignés du monde arabe et adossés aux territoires géorgiens et byzantins constitue une principauté reconnue par Bagdad. Tributaire des Arabes, l’Arménie échappe aux tentatives d’assimilation des Perses, puis des Byzantins. C’est d’ailleurs sous le règne du roi Achot III, couronné dans la nouvelle capitale du royaume Ani en 961, que le royaume arménien bagratide atteint son apogée.

Le Royaume arménien de Cilicie : un dernier sursis ?

 

Suite à la prise de l’Anatolie orientale par les Turcs Seldjoukides vainqueurs des Byzantins à Mantzikert en 1071, l’Arménie est mise à sac, une grande partie de sa population émigre vers la chaîne des montagnes du Taurus. À la fin du xie siècle, le centre de gravité de la civilisation arménienne se déplace vers la façade maritime de la Méditerranée.

 

Pendant les trois siècles de son existence, le nouvel État arménien, communément nommé petite Arménie ou Cilicie, entretient des relations suivies avec l’Occident et les États latins du Levant. Son organisation est calquée sur celle de la féodalité occidentale, ce qui favorise un rapprochement de l’Église arménienne avec l’Église de Rome ; pourtant les tentatives de rattachement ne parviennent pas à aboutir. Avec les premières croisades, les nouveaux souverains de la Cilicie marquent leur indépendance vis-à-vis de Byzance. Prenant le titre de « prince des montagnes », Léon se voit reconnaître le titre de roi par le Pape et devient en 1198 Léon Ier dit « le Magnifique ». Un de ses successeurs, le roi Hethoum Ier (1253-1256), fait preuve d’une réelle vision stratégique en effectuant le voyage jusqu’à Karakoum pour solliciter l’alliance du Grand Khan contre les musulmans seldjoukides. L’Arméno-Cilicie gagne un sursis tandis que les États latins disparaissent successivement, jusqu’à la conversion des Mongols à l’islam.

 

Venus d’Égypte, les Mamelouks turcophones provoquent la chute du royaume arménien avec la prise de sa capitale Sis en 1375. Léon VI de Lusignan, dernier roi d’Arménie, est fait prisonnier puis racheté avant de mourir en France en 1393 (il est enterré à la basilique Saint-Denis). Entre 1387 et 1403 les Turco-Mongols de Tamerlan envahissent à trois reprises l’Arménie. Mise à part quelques principautés autonomes dans le Sud du Caucase, s’en est fini de toute forme de souveraineté.

 

Poussée russe vers le Caucase et rêves d’émancipation dans l’Empire ottoman

Au début du xixe siècle, la population arménienne estimée à près de 3 millions d’âmes vit à cheval entre les Empires ottoman et perse, tandis qu’une vingtaine de colonies sont essaimées en Europe, en Russie et en Asie. En février 1828, le traité russo-persan signé à Tourkmentchaï oblige le shah de Perse à céder à la Russie les khanats d’Erevan et de Nakhitchevan. La percée des Russes au Caucase vers les mers chaudes profite aux Arméniens de l’Empire perse, parmi eux 45 000 à 50 000 émigrent vers la partie orientale de l’Arménie. La même année, un décret du tsar fait de ces deux khanats annexés la province d’Arménie.

En 1829, la guerre russo-turque s’achève par la signature du traité d’Andrinople. Si le tsar limite ses ambitions, il exige pour les Arméniens de l’Empire ottoman le droit d’émigrer vers la Russie. L’aura du tsar protecteur des chrétiens est à son zénith. Elle ne sera que de courte durée puisqu’à mesure que les Russes consolident leur pouvoir, ils encouragent l’assimilation des peuples soumis. Afin d’éviter la constitution de provinces ethniquement homogènes, Saint-Pétersbourg supprime la province d’Arménie en 1840 et nomme un vice-roi du Caucase en 1844 : le prince Vorontsov. Lorsqu’en 1849 est mis en place le gouvernement d’Erevan, la majorité des Arméniens du Caucase russe se retrouvent en dehors de leur circonscription administrative.

 

L’inexorable annihilation des Arméniens ottomans

 

Vers 1860, les Arméniens sont environ 250 000 à Constantinople où ils forment presque le quart de la population. L’instauration d’un règlement intérieur (1) qui confirme l’autonomie religieuse et culturelle du millet arménien en 1863, fait du patriarche arménien une sorte de monarque constitutionnel, désigné par une assemblée élue de cent quarante députés – clercs et laïcs – et renforcé par le soutien des Amiras, l’aristocratie arménienne, cheville ouvrière de la modernisation de l’Empire.

 

Mais la situation déplorable des Arméniens des provinces anatoliennes, soumis à diverses exactions et écrasés par la pression fiscale, suscitent des rébellions à Zeytoun (aujourd’hui Souleymanli) en Cilicie (1862) ou à Van (1863) et prouve l’urgence d’une réforme administrative. Cette dernière fragilise davantage la situation des masses paysannes sur les terres arméniennes durement exploitées par les grands propriétaires turcs ou kurdes où les chrétiens subissent le sort réservé aux dhimmis. La division de l’Arménie ottomane en six vilayets, la pression fiscale, les ravages de l’usure, les disettes, enfin l’expansion des éleveurs nomades kurdes rendent de plus en plus difficile la vie des Arméniens demeurés dans le Yerkir, le foyer national historique.

 

Au milieu du xixe siècle, les derniers princes issus de l’ancienne aristocratie ont perdu leur influence traditionnelle au profit des élites urbanisées et ouvertes sur le monde extérieur, à Constantinople (pour le pôle occidental), à Tiflis (pour le pôle oriental) ou dans la diaspora. C’est donc loin du plateau arménien que se joue le réveil identitaire, lequel s’inscrit dans le mouvement des nationalités, contemporain du Printemps des Peuples. L’existence de partis révolutionnaires clandestins actifs dans les Empires russe et ottoman, un important réseau d’écoles et de lycées, une réforme de l’arménien moderne qui favorise l’éclosion d’une littérature féconde, une presse foisonnante et pluraliste sont autant d’éléments qui cimenteront la construction d’un récit national.

 

Les massacres proto-génocidaires de 1894 à 1896, ceux d’Adana en 1909 et enfin le génocide de 1915 à 1918 provoqueront l’extermination de plus des deux tiers de la population arménienne de l’Empire ottoman. Seuls les Arméniens de Constantinople et de Smyrne ont été relativement épargnés au cours de la guerre. De leur côté les forces ottomanes puis kémalistes poursuivront le processus génocidaire en Cilicie, à Smyrne et en Arménie caucasienne.

 

Une Arménie orientale mutilée sur l’autel de l’amitié russo-turque

 

Après une éphémère indépendance acquise par surprise en 1918 à la faveur de la révolution bolchevique et à la suite de l’éclatement de la fédération de Transcaucasie, la première République arménienne ne couvre qu’un petit territoire de 10 000 km² où viennent mourir des cohortes de réfugiés en lambeaux. Erevan, qui a désespérément besoin de blé pour nourrir sa population en proie au typhus et à la famine, renonce aux ambitions territoriales du traité de Sèvres signé le 10 août 1920. Dans la foulée du traité d’Alexandropol, signé le 2 décembre 1920 avec les kémalistes, l’Arménie perd 60 % de son territoire et est réduite à 29 000 km². Le 13 octobre 1921, la signature du traité de Kars entre la République de Turquie et les trois Républiques soviétiques du Caucase, entérine la perte de ces territoires.

 

Si les Russes sont perçus à juste titre comme un bouclier antiturc, le nouveau pouvoir bolchevique cherche à gagner la sympathie des kémalistes, quitte à opérer des concessions aux dépens d’une Arménie exsangue et privée de profondeur stratégique. Le Nakhitchevan, le Zanguézour et le Haut-Karabagh font l’objet d’âpres contestations. À la suite d’un arbitrage des Britanniques, dont les troupes sont présentes en Transcaucasie, l’administration du Nakhitchevan est attribuée à l’Arménie qui ne parvient pas à la contrôler face à l’opposition des musulmans, majoritaires dans la région. En 1921 Staline cède le Karabagh majoritairement peuplé d’Arméniens à l’Azerbaïdjan soviétique, l’Arménie conserve cependant la stratégique chaîne montagneuse du Zanguézour.

 

Une nation hantée par le spectre de la disparition

 

Impossible de faire l’impasse de la démographie pour comprendre la géopolitique de l’Arménie. Le traumatisme du génocide, les massacres de 1918 suivis des campagnes d’épuration ethnique menées par les nouveaux dirigeants indépendantistes ont fait de l’Arménie soviétique la plus homogène ethniquement de toutes les Républiques d’URSS. Les nouveaux maîtres bouleversent l’économie de la petite République et sa société à l’occasion des purges qui déciment son élite et son clergé. La saignée démographique consécutive à la Seconde Guerre mondiale s’avère par ailleurs funeste pour les Arméniens qui déclenchent en 1946 une vaste campagne de rapatriement destinée à faire venir leurs compatriotes de la diaspora. Les résultats de ce mouvement s’avéreront mitigés, nombreux parmi les candidats souffrant des rigueurs du stalinisme repartiront dès qu’ils le pourront.

« Les années sombres », terme renvoyant à la décennie des années 1990 qui suivent l’indépendance, voient l’Arménie à nouveau se dépeupler : émigration massive, corruption endémique et enclavement accélèrent ce processus. L’hémorragie démographique s’accompagne dans les communautés de la diaspora d’une assimilation qualifiée de « génocide blanc ».

 

Alors que les Arméniens sont militairement victorieux des Azéris en 1994, rien n’est entrepris pour repeupler l’enclave du Haut-Karabagh (environ 150 000 habitants pour 11 000 km²).

État officieusement en guerre, l’Arménie a célébré le 21 septembre 2016, le 25e anniversaire de son indépendance dans un climat de défiance populaire. Tributaire de la Russie qui dispose d’une base dans le nord et dont les troupes sont déployées sur la frontière avec la Turquie et l’Iran, l’Arménie subit l’emprise de Moscou sur tous les secteurs économiques du pays. Or l’allié russe n’a pas volé au secours de l’Arménie lors du déclenchement de l’offensive azérie d’avril 2016 au Karabagh qui s’est soldée par la perte de plusieurs dizaines de kilomètres carrés. La Russie cherchant à réintégrer l’Azerbaïdjan dans sa sphère d’influence stratégique pourrait imposer des concessions douloureuses aux Arméniens.

 

Crainte d’un nouveau lâchage de la Russie, défiance envers le pouvoir : le spectre de l’anéantissement rôde dans les esprits, en témoigne la prise d’otages d’une caserne de police à Erevan l’été 2016 par une poignée d’anciens vétérans pour exiger un changement de régime et le recouvrement de la souveraineté nationale vis-à-vis du grand frère russe.

 

  1. Octroyé en 1863, ce « règlement organique de la nation arménienne » s’inspire des idéaux de 1789 et de 1848. La « constitution arménienne » institue une sorte de monarchie parlementaire à l’intérieur du millet arménien doté d’une Assemblée nationale. Cette charte de l’autonomie communautaire interne a son équivalent pour les autres « minorités » non musulmanes (Grecs, Juifs). Elle a été liquidée par le traité de Lausanne de 1923.
À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).
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