<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Au Liban, la crise économique et sociale s’aggrave

2 mars 2024

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Lebanon marks the International Civil Defence Day in Beirut, Lebanon, on March 1 2024. The event featured a parade of civil defense teams. (Photo by Elisa Gestri/Sipa USA)/51661380/Elisa Gestri/Sipa USA/2403020409
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Au Liban, la crise économique et sociale s’aggrave

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La crise économique de 2019 a engendré une extrême pauvreté au Liban. Les sources varient , mais entre soixante et quatre-vingts pour cent de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté. Cette situation a fait exploser la consommation de drogue et a généralisé la corruption, déjà endémique dans le pays. N’ayant aucun espoir de voir la situation s’améliorer dans un futur proche, de plus en plus de Libanais quittent le pays. Pour les plus pauvres d’entre eux, la dernière solution est d’émigrer clandestinement vers l’Europe au péril de leur vie.  

« Les gens ont tout perdu. Des millionnaires se sont réveillés un matin et l’argent qu’ils avaient mis en banque avait disparu . » Commente Hassan, le chef d’un réseau de passeurs au Liban. Cette crise économique a bouleversé l’ordre social au Liban. Des postes auparavant considérés comme prestigieux ne sont plus rémunérés à leur juste valeur et certaines professions sont devenues des prisons sociales. Avant la crise, un officier supérieur des forces de sécurités (police, armée, services secrets) touchait plusieurs milliers de dollars par mois. À présent le salaire mensuel dépasse rarement les cinq-cents dollars. Avec ce salaire, trop bas pour subvenir aux besoins essentiels, beaucoup de soldats et d’officiers doivent trouver d’autres sources de revenus. Ainsi il est possible, de manière officielle, de recruter des policiers pour assurer la sécurité d’événements privés. Un simple policier coûte, par jour, vingt-cinq pour cent de son salaire contre environ quatre-vingts pour cent  pour un officier. 

Dans l’armée régulière, les soldats touchent entre cent et cent-cinquante dollars par mois, quand leur solde est versée. C’est ce qu’explique un soldat rencontré dans les rues de Tripoli  : « Nos salaires ne sont même pas versés tous les mois. C’est aléatoire. L’armée vit des subventions internationales. Je prends mes jours de congés pour tenter de trouver un emploi comme travailleur journalier. C’est un risque. Car ce sont souvent des travaux physiques et si je me blesse, je perds ma place de soldat et l’armée ne m’aidera pas, car je me serai blessé en dehors du service. » 

Au sein de l’armée et des Services, une loi tacite s’est installée. Tous les échelons inférieurs au grade de capitaine peuvent exercer un second emploi. De ce fait, il est courant de croiser dans les rues de Beyrouth des livreurs qui sont des agents de renseignements ou des membres de la Direction générale de la Sûreté générale et de la Sécurité d’État. Pour les grades supérieurs, il est interdit d’exercer une deuxième profession. À cause de cela, un nombre significatif d’officiers ont voulu démissionner de leur poste. Cependant, les autorités libanaises refusent ces départs par crainte d’un effondrement des forces de sécurité. Par conséquent certains officiers se tournent, en secret, vers d’autres activités plus lucratives comme le trafic de drogue.

L’État, premier dealer du pays ? 

« Ce sont des officiers des Services de sécurité qui, sur ordre de politiciens, importent la cocaïne depuis la Bolivie et qui transportent la drogue dans tout le Liban. » Voici ce qu’affirme Abu Jihad, un ancien homme de main et tueur à gages qui a réussi à gravir les échelons pour devenir un important dealer de Beyrouth. « J’ai même mes contacts au sein des services de renseignements et de la Sécurité intérieure qui me préviennent en cas de descente de la police chez moi » confie-t-il. Abu Jihad parle librement et sans entraves de la situation au Liban. Il explique que pour lui, depuis la crise de 2019, les affaires sont bonnes. Selon lui, les événements ont poussé les gens à consommer plus de drogues. « Plus ils consomment, plus ils deviennent dépendants et plus je gagne d’argent » affirme-t-il. 

Au Liban, beaucoup de personnes n’ont pas la possibilité de consommer de la drogue chez eux, notamment quand ils prennent des drogues dures. Ainsi, les dealers comme Abu Jihad gèrent plusieurs dizaines de « rooms », des salles de shoot clandestines. C’est dans ces lieux qu’ils peuvent vendre leurs stupéfiants et que les clients peuvent consommer. On peut y trouver de la cocaïne, du hashish, du crystal et autres drogues qui sont consommés partout dans le monde. 

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En revanche, la situation économique a engendré l’apparition de nouvelles drogues pour « les pauvres » à l’instar du « sisi » un mélange de maté et d’héroïne qui, dans la rue, se vend pour quatre dollars les cinq grammes. Ces produits particulièrement nocifs et addictifs font des ravages. Pour Abu Jihad, il est récurrent de retrouver des gens morts d’overdoses dans ses salles de shoots. « Quand il y a des décès, les corps sont transportés et jetés à la décharge. Personne ne soucie de ces gens. » Il continue en expliquant qu’il n’est pas producteur de drogue. C’est un distributeur. 

Les gros fournisseurs de drogues viennent de la plaine de la Bekaa. Un des fiefs du Hezbollah. Il précise que le meilleur moyen de se protéger « est de collaborer avec le Hezbollah ». En échange d’argent, le parti chiite assure une protection vis-à-vis des autorités libanaises. Abu Jihad ne se déplace pas pour se fournir en stupéfiant. On lui livre directement dans son quartier. Ses livreurs sont des officiers des services de sécurité. C’est leur statut qui leur permet de se déplacer librement dans le pays et de ne pas être contrôlés. Les soldats et les policiers, stationnés aux postes de contrôle, n’interviennent pas et les laissent passer sans encombre. C’est ce que confirme le soldat libanais rencontré à Tripoli. « Je sais très bien que si j’ose les arrêter c’est moi qui aurais des ennuis. On le sait tous. C’est pour ça qu’on les laisse passer. Je ne veux pas me retrouver en prison ou pire. » Cependant, la vente et le transport de drogues ne sont pas les seuls moyens pour les forces de sécurité d’arrondir leurs fins de mois. Le trafic d’êtres humains est aussi une source importante de revenus. 

« Quand on n’a plus rien à perdre, on tente le tout pour le tout. »

Le nombre de Libanais qui quittent le pays ne fait qu’augmenter . Les départs sont dus à l’incapacité des Libanais de survivre dans un pays où l’économie s’est effondrée depuis plusieurs années. Hassan est un passeur libanais. Il est aux premières loges de ce phénomène et il en tire profit. Cependant, même lui songe à partir, non pas pour lui, mais pour ses enfants. « La situation est si terrible que même des officiers de l’armée tentent le voyage. Même les Alaouites, qui ont toujours été protégés par la Syrie et le Hezbollah, vendent leurs meubles et leurs maisons pour se payer le passage. » Il explique notamment que le prix du voyage est de quatre à cinq mille dollars par personne. 

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Mais le prix varie aussi en fonction de la qualité du bateau, des équipements, du capitaine et du pot-de-vin donné aux autorités libanaises. Il cite en exemple des événements de l’année 2023 où des bateaux de migrants ont sombré au large. « Oui, le voyage est dangereux. Les bateaux qui coulent c’est à cause des tempêtes en haute mer. Si un navire coule près des côtes ou dans un port, c’est généralement la marine libanaise et les garde-côtes qui sont responsables. Parfois ils arrêtent le bateau et les migrants ou ils le coulent. C’est ce qu’ils font quand les passeurs ne payent pas ou pas assez. » Ceci n’est pas un discours isolé. 

Un jeune libanais, interrogé confirme ces faits. Son bateau a été arraisonné par les autorités libanaises, car son passeur n’avait pas payé les forces de sécurité. En général, la route est la même. Départ en bateau depuis le Liban et direction l’Italie. Hassan procure des bateaux et du fuel aux migrants. En général, le capitaine du bateau est un pêcheur ou quelqu’un avec un peu d’expérience dans la navigation. Hassan les forme à l’utilisation du bateau et leur apprend comment se servir d’un téléphone satellite, qu’ils utilisent en cas d’urgence. 

Le voyage dure entre cinq et dix jours. Dans la majorité des cas, c’est un aller simple.

« Les gens n’ont plus de futur ici. Quand on n’a plus rien à perdre, on tente le tout pour le tout. De toute manière, ceux qui partent n’ont aucune envie de revenir. »

Hassan et ses collaborateurs n’ont rien des réseaux de passeurs transnationaux comme l’on peut voir en Syrie et dans les Balkans. Il explique sa stratégie ; « les gens jettent leur passeport afin de ne pas être identifiés et renvoyés au Liban. Arrivée en Italie, le plus important est de ne pas être pris par la Police qui relève les empreintes. Certains sont pris en charge par la Croix-Rouge internationale et d’autres rejoignent avec leurs propres moyens le pays de leur choix. En général c’est la France, l’Allemagne et la Suède. » L’incapacité des autorités libanaises à sortir de la crise économique ne fait qu’accentuer ce phénomène. 

Cependant, à l’instar de toutes les crises et de tous les conflits, ce sont généralement les populations les plus pauvres qui payent le prix fort. Au Liban, pour les humbles, les options sont limitées. Tomber dans la drogue, tenter de trouver un moyen de gagner sa vie dans un système corrompu de la base au sommet ou la risquer en tentant de traverser illégalement la mer Méditerranée.

À propos de l’auteur
Pierre-Yves Baillet

Pierre-Yves Baillet

Journaliste indépendant spécialisé sur la géopolitique du Moyen-Orient.
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