Foire de Bâle : défaite du soft power français

11 février 2022

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Foire de Bâle : défaite du soft power français

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La nouvelle  provoque la stupéfaction en France. Comme s’il s’agissait d’une fatalité, elle  ne soulève que peu de questions, protestations, critiques. Les médias s’abstiennent de commentaires, le ministère de la Culture ne dit mot, les galeries «  internationales » interrogées expriment leur satisfaction. L’indifférence du public et du milieu de l’art est explicable, la FIAC n’avait pas comme préoccupation de défendre la scène parisienne… alors Bâle ou FIAC, qu’importe !

La victoire de la foire de Bâle  est généralement présentée comme le résultat normal d’une mise en concurrence qui a donné la place au plus offrant. Mais c’est oublier qu’une foire internationale est aussi un instrument de prestige et d’influence dont les enjeux sont aussi politiques. Par ailleurs, le Grand Palais est un lieu patrimonial, symbolique et même régalien. L’État français l’a construit pour servir d’écrin à une création artistique libre[1] et ainsi participer au rayonnement international de la France. Ce monument et son usage portaient l’identité de l’ouverture de Paris à la diversité de la création française et du monde. Comme Versailles, le Louvre et de nombreux musées français, il a aujourd’hui le statut hybride d’établissement à la fois public et privé qui permet a ceux qui les dirigent de ne considérer que la rentabilité du monument. Depuis quelques années, ces établissements doivent aussi accepter d’être présidés  par des directeurs dont la carrière se doit d’être planétaire et déterminée par des réseaux internationaux de l’art.

Effet de concurrence ou soumission politique ?

Chris Dercon, aujourd’hui président  de RMN[2]-Grand Palais, établissement public  à caractère  industriel et commercial placé sous la tutelle du ministère de la Culture, est un modèle de ce type de manager. Belge, critique d’art et curateur d’expositions, sa carrière internationale commence quand, remarqué par le MoMA PS1 de New York il y devient un de ses  directeurs artistiques.  Il a ensuite été nommé à l’organisation d’expositions au Centre d’Art contemporain Witte de With de Rotterdam, a assumé le commissariat du pavillon des Pays-Bas lors de la 46e Biennale de Venise. En 1995 il devient directeur du musée Boijmans Van Beuningen. En 2003 il dirige la Haus der Kunst à Munich. De 2011 à 2015, il rejoint la Tate Modern de Londres. En avril 2015, nommé à la tête du théâtre berlinois Volksbühne, il rencontre un  violent rejet et résistance du milieu de l’art berlinois qui n’accepte pas ses réformes, ce qui provoque sa démission. En 2019 il rejoint son nouveau poste au  Grand Palais.

La rapidité avec laquelle a eu lieu la destitution de la FIAC et le choix de Bâle en 2022, est le fruit d’une stratégie bien préparée par les protagonistes privés et publics. La presse a surtout communiqué sur le rendez-vous demandé par Chris Dercon au Président de la République.  L’annonce de son  assentiment étant nécessaire et suffisant  pour légitimer l’acte.

Importance des foires internationales dans les jeux d’influence

Lors de la guerre froide culturelle des années 1945-1991, l’un des moyens mis en œuvre par l’Amérique, pour destituer l’Europe, Paris, de leur prééminence artistique,  fut d’encourager  la création des foires internationales afin de minimiser le rayonnement des galeries, institutions, milieux intellectuels et amateurs émanaient de lieux prestigieux. Il s’agissait désormais d’externaliser la consécration de l’art en des lieux neutres dont le label serait « international ». Après 1991 et la chute de l’URSS, l’influence américaine se métamorphose en soft power pour établir une hégémonie planétaire. Les foires internationales se doivent de couvrir désormais les cinq continents. Galeries, salles des ventes deviennent mondiales, ont des  succursales sur tous les grands gisements de millionnaires du monde. Elles s’allient avec les institutions muséales locales dont le rôle est de légitimer leurs choix artistiques. Tout cela forme une véritable chaîne de production de la valeur dans laquelle il faut entrer pour être visible et consacré. Les grands médias communiquent sur le côté sensationnel du nouveau type de produit  financier qu’est devenu l’Art contemporain et sur son « identité » globale.

À partir de l’an 2000, la foire de Bâle devient le pivot du globalisme artistique. Elle forge  les représentations culturelles planétaires, permet par ses évènements de créer une « communauté » mondiale de détenteurs de grandes fortunes. Elle organise des rencontres internationales régulières entre collectionneurs, spécialistes et divers acteurs du haut marché, permettant l’élaboration permanente de nouvelles stratégies de marketing pour développer la valeur de ses produits. Sa première succursale sera créée en Amérique en 2004 avec Bâle Miami Beach, suivie en 2013 par Bâle-Hong Kong.

Ces foires sont dans le portefeuille de la société MCH spécialisée dans le marketing international, qui dirige de nombreuses foires. Le groupe connaît cependant de sévères  difficultés financières en 2018 aggravées par la pandémie qui rend la tenue des foires impossible. En 2020, pour sauver MCH, James Murdoch apporte les fonds nécessaires et devient actionnaire principal grâce  à sa société américaine Lupa System axée sur les industries culturelles et les médias dont il est le fondateur et PDG. Un de ses souhaits étant que soit entreprise sans attendre l’installation de la foire de Bâle à Paris.

James Murdoch, contrairement à son père Rupert Murdoch grand magna de la presse américaine conservatrice liée à Donald Trump, est quant à lui un partisan de Joe Biden et participe au financement de ses campagnes. Il est au cœur de ce grand moyen d’influence internationale qu’est la presse, le divertissement, les industries culturelles, support de propagande et de diffusion des idées.

Cette conquête a une dimension politique. Elle intervient au moment où la référence unique de New York est remise en cause depuis une  décennie. Les pays non occidentaux ne se reconnaissent pas toujours dans ses dictats artistiques-financiers. La Chine est crainte, car elle est  le plus souvent en tête du marché de l’Art depuis 2009, et joue double jeu : celui de « l’Art contemporain » pour participer à la vie artistique mondiale, mais aussi celui de la suite de l’art traditionnel et moderne en contribuant à l’imposer sur un autre place de marché et à attirer dans ce domaine des artistes du monde entier. C’est une concurrence.

Disparition de la FIAC – Un échec de la politique culturelle française ?

La FIAC, même si elle ne défendait pas la scène parisienne, était au moins présente sur l’échiquier de haut marché, elle existait ! Le ministère de la Culture a d’ailleurs beaucoup collaboré avec elle pour consacrer en priorité le marché international en France plutôt que le marché intérieur. Lors de chaque FIAC, Paris et ses lieux prestigieux devenaient le « show room » gratuit des produits financiers artistiques en voie de cotation. Le ministère subventionnait aussi la participation de quelques galeries françaises à la FIAC, mais en leur imposant les artistes à exposer qui n’appartenaient pas le plus souvent à la scène française officielle ou non.

En 2003, le sociologue Alain Quemin fut  mandaté par le ministre des Affaires étrangères pour éclaircir un mystère : Pourquoi les artistes français n’ont pas de cote et aucun rayonnement à l’étranger ? Le rapport d’Alain Quemin[3]  dévoile le double jeu des fonctionnaires dirigeant   la création en France. D’une part ils consacrent, grâce aux libéralités, distinctions, prestige de l’état, des artistes sans public ni collectionneurs, d’autre part ils collaborent avec le très haut marché centré à New York qui lui ne consacre pas les artistes français parce qu’ils n’ont pas de collectionneurs privés impliqués. Les retours ne peuvent donc être que personnels ce qui plonge les fonctionnaires dans un perpétuel conflit d’intérêts. Le rapport a fait choc en  décrivant les mécanismes de destruction du marché intérieur provoqué par un art officiel faisant une concurrence déloyale aux  initiatives des galeries, associations, fondations privées, mécénat et en dénigrant toute création  non conforme dont les médias de ce fait ne tiennent pas compte.

En 2003, le vote de la loi Aillagon donnant de larges avantages fiscaux aux collectionneurs,  entreprises et mécènes, a été la solution apportée au constat d’Alain Quemin afin de les motiver à collectionner des artistes français. Il n’en demeure pas moins que miser sur la création nationale n’est pas d’un grand rapport financier.

Une exception culturelle : l’art officiel de la France

Si l’on devait décrire dans ses grandes lignes le processus  qui a présidé à une telle destitution de la création en France en 2022, on pourrait souligner quelques faits : la politique culturelle a développé après 1981 un modèle sans équivalent dans le monde d’art dirigé par un corps de 200 fonctionnaires[4], les inspecteurs de la création. Ils apparaissent en 1983 ainsi que de nouvelles institutions conçues pour  encadrer la création. Un budget conséquent permet de favoriser les artistes choisis. Ce ministère qui est aussi celui de l’Information a mis les médias de son côté  et a permis, grâce à l’unanimité ou le silence de la grande presse, la destitution par diabolisation de tout courant artistique non coopté par eux. Les artistes non conceptuels notamment ont été écartés.[5] Un art unique conceptuel s’est installé, sans débat, dans un monde par ailleurs « libéral ». Ainsi a été créé un art officiel dirigé par des fonctionnaires, quarante ans durant, sans grand public ni collectionneurs, hors marché, jamais critiqué par les médias ni remis en cause par le pouvoir politique. À ce premier choix fait par les inspecteurs de la création s’ajoute un deuxième ; l’alignement sur New York dès les années 80 et qui se perpétue aujourd’hui.

L’État n’a pas considéré le prestige de Paris, comme une réalité forte, une aspiration de multiples pays, qui aimeraient ne pas avoir comme unique choix la référence essentiellement  financière de NewYork.

Pourquoi Paris ne serait-il pas l’autre pôle, cultivé, divers, libre non centré sur la financiarisation ? Pourquoi ne pas accueillir un marché d’amateurs ayant d’autres préoccupations que l’investissement, le blanchiment, la rentabilité immédiate ? Paris a un capital symbolique dans ce domaine qui rend tout possible si une volonté politique décidait de mettre en valeur les atouts français en ce domaine. Aujourd’hui c’est la Chine qui a pris le positionnement qui était celui de la France avant 1981, en défendant tous les courants de l’art.

L’alignement culturel est un choix politique plus qu’une fatalité. Après le Brexit, Paris doit-il forcément devenir l’écrin de l’Art global  utopique et éphémère ?

Notes

[1] L’État a construit ce palais pour les expositions d’art cependant son usage a été confié directement aux artistes organisés en Salons, les choix artistiques n’étant pas faits par l’État. Ce modèle français a attiré le monde entier à Paris devenue le lieu de visibilité internationale d’une création libre.

[2] RMN : Réunion des musées nationaux

  1. Alain Quemin, Le rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l’art contemporain, Paris, ministère des Affaires étrangères. 2002. Alain Quemin, L’art contemporain internationalEntre les institutions et le marché, co-édition Jacqueline Chambon / Artprice,

[4] La création officielle d’un corps de fonctionnaires et d’un concours n’intervient que dix ans plus tard en 1993.

[5] Beaucoup de livres décrivent les épisodes de ce processus totalitaire en monde libéral. Laurent Danchin en a fait une bibliographie chronologique, permettant de mieux comprendre le débat très intense, mais souterrain sur l’Art contemporain, disponible sur  Internet : https://www.lestamp.com/biblio.l.danchin.art.contemporain.htm

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À propos de l’auteur
Aude de Kerros

Aude de Kerros

Aude de Kerros est peintre et graveur. Elle est également critique d'art et étudie l'évolution de l'art contemporain.
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